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2. Parler et dire qu'on parle

2.2. Aspects pragmatiques de la poésie de Pindare

2.2.2. Une poésie en mouvement

Dans un bref article, datant de 1987, Danièle Auger199 s'est attachée à comprendre la spécificité des métaphores de la création poétique chez Pindare. Elle a mis en évidence les métaphores qu'il emploie le plus à cet effet: métaphores artisanales, naturelles, athlétiques. Ce sont d'ailleurs des images qu'il partage avec Bacchylide. Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans l'étude d'Auger, c'est qu'elle établit une distinction entre Bacchylide et Pindare quant à l'usage de ces images. Selon elle, Pindare se référerait plutôt à l'acte de

196 Calame 1977. 197 Nagy 1990, p. 142. 198 Kaimio 1977, p. 242. 199 Auger 1987.

fabrication qu'à l'objet qui en ressort. Il y aurait matière sur ce point sinon à revoir, du moins à compléter la théorie de Svenbro qui associe toutes les métaphores matérielles de l'œuvre au contexte mercantile de la production poétique. De fait, une certaine dynamique de la poésie affleure dans les images de Pindare, qui nous semble concerner de près notre sujet.

Pour nous faire une idée de ce phénomène, nous commencerons par évoquer les images que Pindare emprunte à l'artisanat, et qui sont parmi les plus fréquentes. Nünlist, dans le chapitre qu'il leur consacre (dans le chapitre "Handwerk"), cite Pindare 47 fois, sur 108 occurrences200. Et Auger, de son côté, montre que Pindare dépasse ces images en même temps qu'il les utilise. Pour Pindare, en effet, la poésie va plus loin que l'œuvre manufacturée en ce qu'elle bénéficie du mouvement.

Ainsi, certaines métaphores se trouvent "corrigées" pour exprimer la particularité de la poésie. En l'honneur du vainqueur célébré dans la 8ème Néméenne et de son pays, Pindare dit qu'il est "aisé de lancer par-delà la limite la pierre des Muses" (elaphron hupereisai lithon moisaion, vv. 46-47)201: la "pierre des Muses" s'oppose à la lourde pierre à lancer202. Et dans la 4ème

Néméenne, s'il parle de poser une stèle (stalan themen), il la décrit "plus blanche que la pierre

de Paros" (Pariou lithou leukoteran, v. 81). L'hyperbole soustrait le poème à une comparaison trop littérale. Un des exemple les plus explicites de ce phénomène est celui que propose la 5ème Néméenne, dans laquelle Pindare s'oppose au sculpteur, en déniant le fait que ses propres œuvres soient immobiles (vv. 1-2):

1 OÈk éndriantopoiÒw efim', Àst' §linÊsonta §rgã- zesyai égãlmat' §p' aÈtçw baym¤dow

•staÒt':

Statuaire je ne suis, pour réaliser d'inertes images sur leur socle érigées.

Pindare crée des oeuvres que la récitation anime. A propos de ce passage, Auger conclut: "Ce texte amène à faire du mouvement un élément essentiel de la poésie."203 Or Jacques Péron,

qui a analysé les images maritimes de Pindare, en vient à la même conclusion: "Pour Pindare,

200 Nünlist 1998, pp. 83-125.

201 Nous suivons la traduction d'Aimé Puech, dans l'édition des Belles Lettres. Mais nous la retouchons souvent,

notamment en empruntant à celle de Savignac 1990, de manière à la rendre plus littérale et conforme au texte grec de l'édition Snell-Maehler, à laquelle nous nous référons.

202 Cf. Od. 8, 186-198. 203 Auger 1987, p. 42.

la poésie est avant tout mouvement; ses odes, comme il le dit dans la IIe Isthmique, il ne les a

pas faites pour qu'elles restent en place: v. 45: §pe¤ toi | oÈk §linÊsontaw aÈtoÁw §rgasãman."204 L'idée de mouvement s'étend en effet à tous les registres descriptifs. Nous la verrons encore liée à l'idée du voyage, du chemin. Dans un autre domaine que celui de l'artisanat, il peut être intéressant d'évoquer les images qui ressortent de la nature. On y trouve également la volonté du poète d'apparenter sa poésie, plus encore qu'à un objet en mouvement, à un corps vivant. Auger relève ainsi que ces images associent le plus souvent la création du poème à des transformations du contexte naturel: une fleur qui croît (O. 6, 105), une abeille qui butine (P. 10, 53), un champ qu'on laboure (P. 6, 1-2)…

Le mouvement est donc un élément essentiel de la poésie. Mais pourquoi? L'analyse d'Auger ne répond pas en définitive à cette question. Peut-être la solution paraît-elle évidente: il y a mouvement à chaque étape du processus poétique, dans la création, dans l'énonciation, dans la propagation de l'œuvre… Cependant, les données relatives à l'énonciation que nous avons mises au jour nous invitent à nous demander si les métaphores, que l'on peut regrouper en ensembles thématiques, comme l'a montré Nünlist, n'entrent pas en correspondance avec l'action en cours. Pour nous en assurer, nous devons nous pencher sur la construction particulière de ces images, notamment sur la place qu'y tient l'illocutoire. Nous engagerons une analyse de ce genre sur quelques métaphores, à titre d'exemple: notre hypothèse est que Pindare conçoit ces métaphores de manière à les apparenter aux actions du chœur (chant et danse), superposant de la sorte les dimensions sonores et visuelles.

La 6ème Olympique nous permettra d'entamer notre analyse. Pindare commence par y décrire

son poème comme un temple. Cependant, dans la suite du texte, il exige que les portes, qui sont aussi les portes de l'hymne, s'ouvrent (vv. 27-28). Cette dynamique nous invite à suivre le fil de la métaphore pour voir comment le poète la développe. D'emblée, l'ouverture du poème s'accorde à une perception visuelle: ce sont les colonnes du portique qui sont décrites dans les premiers vers (O. 6, 1-4).

1 Xrus°aw Ípostãsantew eÈ- teixe› proyÊrƒ yalãmou k¤onaw …w ˜te yahtÚn m°garon

pãjomen: érxom°nou d' ¶rgou prÒsvpon

xrØ y°men thlaug°w.

Ayant posé des colonnes d'or, pour soutenir le portique aux bons murs de l'édifice, nous allons fonder comme un palais admirable. A l'œuvre qui débute, il faut donner une façade qui brille au loin.

Par rapport à ce que nous avons vu jusqu'ici, il nous faut prendre en considération une nuance particulière que cette ode illustre clairement. Aux images nominales décrivant l'oeuvre poétique et formant de la sorte un type de métalangage s'ajoutent les formes verbales, qui rendent compte de l'action du locuteur. Il faut comprendre le surplus de sens que convoie l'élément verbal. C'est que les éléments verbaux, tout en participant à la création des images du travail poétique, posent la question de l'identité du sujet parlant. De fait, par l'activité qu'ils impliquent, les verbes s'affirment comme des éléments charnières entre le temps de la composition, où l'auteur est le sujet, et celui de la performance, où c'est le chœur qui est sujet. Le passage que nous venons de citer peut servir à illustrer ce phénomène. Il faut s'arrêter sur les formes paxomen et themen. Qui "construit", ici, qui "place"? On peut bien sûr lire dans ces métaphores des images du travail de création effectué par Pindare, qui se réfèreraient au moment de la composition, à Thèbes ou ailleurs. Le public serait en ce cas confronté à un texte mettant en scène le poète en train de créer, et témoignerait après coup de ce que furent ses affres et velléités créatives. Or l'ensemble des éléments déictiques qui apparaissent dans les Epinicies ouvrent généralement sur une autre dimension: ils inscrivent l'action dans un hic

et nunc que soulignent les fréquents adverbes nun, sameron, entha etc., doublés d'articles

démonstratifs qui se réfèrent au chant en cours (tode melos P. 2,3; tonde kômon O. 8, 10;

aggelian tautan O. 9, 25). Tous ces marqueurs référentiels servent donc aussi à ancrer le

poème dans le présent de la cérémonie. De même, il nous faut entendre les verbes employés au présent, parfois au futur (c'est le cas du paxomen), comme se référant à une action instantanée, qui s'effectue au moment où elle est dite: ils acquièrent de la sorte une dimension performative205. C'est une efficacité toute particulière qui se dégage alors de ces expressions! Dans le cas de notre ode, les métaphores visuelles et concrètes employées ("les colonnes", "le portique", "la façade qui brille"; puis les verbes "poser", "planter", "installer") font écho à la situation de communication, à l'acte d'énonciation et à celui d'audition. La parole énoncée au moment de la performance, cet "œuvre qui débute" (archomenou d'ergou), est effectivement en train de fabriquer l'oeuvre imagée par ces colonnes, mot après mot. Quant à l'audition, elle

205 D'Alessio 2004, pp. 289-290, souligne également la correspondance instaurée entre l'acte de composition et

est transposée dans des termes visuels: le fronton brillant au loin est celui du poème, qui commence d'ailleurs par ce qu'il y a de plus visible, l'or (chruseas).

Ce qui se profile dans cette analyse, c'est la possibilité d'interpréter chaque ode en fonction du moment de l'énonciation. Cette perspective n'est d'ailleurs pas exclusive: il est possible que certaines images se réfèrent aussi au poème en tant que produit fini. Néanmoins, la pratique spectaculaire attachée aux Epinicies oblige à lire ces poèmes en fonction de la performance. Ainsi, la donnée fondamentale du mouvement, que d'autres voix ont soulignée avant nous, nous l'avons vu, pourrait prendre un sens particulier. Il se pourrait qu'elle fasse régulièrement référence au spectacle en cours. En ce sens, elle offrirait à l'instance énonciatrice la possibilité d'accomplir par la parole les actions véhiculées par le poème (dimension performative de la voix chorale); dans un autre registre, on peut postuler que le poète détermine de la sorte les gestes chorégraphiques que les choreutes devront effectuer (rôle complémentaire des actes non verbaux)206.

La suite de la 6ème Olympique illustre ce principe. Nous l'avons dit plus haut, le motif du temple réapparaît plus loin dans le texte, au moment où sont évoquées ses portes. Or ces portes sont associées à une action qui est celle de les "déployer". Dans une formulation impérative qui rappelle celle du vers 4 (chrê themen), le texte exige que les portes soient ouvertes (v. 27):

xrØ to¤nun pÊlaw Ïmnvn énapitnãmen aÈta›w il faut donc déployer pour elles les portes des hymnes

L'image insiste ici aussi sur le mouvement. Il ne suffit pas de comparer le poème à un temple, il faut encore qu'une relation dynamique soit exprimée qui inscrive le poème dans le monde. C'est ce qu'exprime le verbe "déployer", assumé ici par le sujet parlant qui ouvre symboliquement le poème aux mules de Phintis pour les y accueillir. On le voit, le verbe acquiert de la sorte une dimension performative (énoncer une action, c'est la faire) qui pourrait être représentative de l'efficacité de la parole dans la poésie pindarique. Nous l'avions déjà vue à l'œuvre plus haut dans le futur performatif du verbe paxomen ("nous allons fonder"). C'est une hypothèse qu'il nous faut étayer.

L'évocation d'un autre exemple saura nous conduire à mieux cerner le procédé spectaculaire qui est en jeu, spectaculaire dans la mesure où les mots se donnent à voir par le biais de ces images. A terme, nous devrions comprendre le rapport qu'entretiennent l'énonciateur et l'énonciataire avec le texte composé par le poète. Dans le passage qui suit, nous voulons souligner le lien entre la métaphore du texte énoncé et l'action en cours. C'est une citation de la fin la 3ème Néméenne (vv. 76-78), dans laquelle Pindare décrit son poème comme du miel:

(...) xa›re, f¤low: §g∆ tÒde toi p°mpv memigm°non m°li leuk“

sÁn gãlakti, kirnam°na d' ¶ers' émf°pei

Réjouis-toi, ami! Je t'envoie ce miel uni à la blancheur du lait, l'écume s'y mêlant l'accompagne…

Le philos ici se rapporte à Aristocléidès, l'athlète vainqueur. Et le chaire nous rappelle la formule des hymnes homériques, par laquelle l'aède prend congé de la divinité, tout en l'invitant à se réjouir de sa prestation207. Dans ce cas, il s'agit du chant qui vient d'être effectué. De manière significative, le terme apparaît dans les dernières lignes de l'ode, comme pour caractériser la nature de ce qui a été produit oralement. L'expression qui suit, placée en apposition, offre d'ailleurs une forme de synthèse de la métaphore et de son référent, une "correction" du type de celles que nous avons évoquées plus haut (vv. 79-80):

^pÒm' éo¤dimon Afiol¤ssin §n pnoa›sin aÈl«n, 80 Ùc° per.

breuvage chanté servi dans le souffle des flûtes éoliennes –mais bien tard!

Le poème est une boisson faite de chant. Nous avions vu des exemples de cette analogie entre parole et liquide chez Homère. Ce qui dépend de cette métaphore en l'occurrence, c'est l'assimilation de l'acte d'audition à celui d'ingestion. Car "ce miel", ce n'est pas le poème écrit de Pindare, c'est bien son poème dit! De fait, ce breuvage mêle au chant du chœur le "souffle des flûtes". Et s'il vient "bien tard", c'est vraisemblablement parce que Pindare n'a pu composer que longtemps après la victoire de l'athlète le chant qui le célèbre dans sa patrie. La métaphore semble donc bien se référer au texte sous sa forme énoncée. Ce fait trouve un appui dans l'action dont rend compte le chœur: pempô, "j'envoie" (v. 77). Qui envoie? Le

référent du sujet, à la première personne, est Pindare, qui s'adresse à Aristocléidès comme à son "ami". Pindare lui "envoie", lui "fait parvenir" son poème –c'est-à-dire qu'il est lui-même absent, alors qu'Aristocléidès est vraisemblablement parmi les auditeurs! L'acte en lui-même ne constitue pas une métaphore de la création poétique. Il se réfère à la transmission du poème. De la sorte, il éclaire le rapport du poète à son chœur. En effet, l'usage du verbe au présent implique que le chœur énonciateur, en assumant le je du poème, représente Pindare absent, et en même temps l'incarne.

C'est là qu'intervient la donnée pragmatique du poème: force nous est de reconnaître que le verbe pempô revêt ici une dimension performative, car le locuteur accomplit l'action d'envoyer au moment où il l'énonce. Le principe est d'ailleurs le même au début du poème, qui commence par une supplication à la Muse (lissomai, "je t'en supplie", v. 1) pour qu'elle s'en vienne sur l'île d'Egine. Ainsi, c'est la voix de Pindare qui retentit au moment de la performance (le egô est là pour le souligner), tandis que le chœur accomplit en paroles l'acte impliqué dans le poème. L'instantanéité de l'action est signalée par le tode meli qui se réfère au chant en cours. Pindare est à la fois présent et absent dans la récitation208. On pense ici à l'étude que Svenbro a menée sur la "voix" propre aux épitaphes dans Phrasikleia.

Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne209. En mettant en scène un sujet de première personne, ces inscriptions attribuent aux passants, qui les lisent à voix haute, la possibilité et la tâche de faire retentir un instant la voix du mort. Celui-ci, bien qu'absent, prend la parole l'espace d'un instant. Ainsi de Pindare. Le poème met en scène la voix du poète qui s'exprime dans le temps de la performance.

L'évocation du mouvement est essentielle dans cette perspective. Elle relaie certes un motif traditionnel employé pour rendre compte d'une littérature orale, itinérante et non point figée210. Mais de la sorte elle rend également compte du processus par lequel le poème est recréé au moment de la performance. Pour poursuivre, nous inverserons donc notre perspective: nous ne nous fonderons plus sur un classement des images employées par Pindare, à la manière de Nünlist ou d'Augier, nous partirons des motifs de mouvement eux- mêmes pour comprendre l'image générale qu'ils confèrent à la performance poétique.

208 Dans les termes de Bowra: "The song embodies his spirit, and when it is sung, he is there in it and with it, and

distinctions may be a little blurred." (Bowra 1964, p. 361)

209 Svenbro 1988.

210 Voir Nünlist 1998, pp. 355-361, à propos de la "Verbreitung der Lieder", pour laquelle "die Bilder deuten