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4. FORME: Théoriser l'efficacité

4.4. La Poétique: quelle place pour une lexis poétique?

4.4.1. La lexis dans la Poétique

Notre objectif est de comprendre ce qui fait l'importance de la lexis dans la tragédie. Pour l'atteindre, nous commencerons par relever les passages majeurs dans la Poétique où Aristote parle de la lexis. La première occurrence apparaît au chapitre 6 de la Poétique. Aristote y recense six parties (merê) de la tragédie (1450a7-14), dont:

- deux moyens (hois men mimountai): la façon de dire et le chant (lexis et melopoiia) - un mode (hôs de mimountai): le spectacle (opsis)

- trois objets (ha de mimountai): l'intrigue, les caractères et la pensée (muthos, êthê et dianoia) La lexis, on le voit, compte comme "moyen" utilisé par le poète. Un peu plus haut dans le chapitre, Aristote en avait donné une première définition comme "la constitution des vers" (tên tôn metrôn sunthesin, 1449b34). Or nous ne pensons pas, comme Dupont-Roc et Lallot, qu'il s'agisse à cet endroit de "mise en rythme du langage", opposée à la "mise en chant" évoquée à cet endroit (melopoiia). Le retour des deux termes dans la liste que nous donnons parle pour l'identité du sens: si la melopoiia correspond effectivement à la "mise en chant", la

lexis correspond à la "mise en mots". Et celle-ci détermine également la constitution des vers.

On comprend mieux alors la seconde définition d'Aristote, donnée un peu plus loin (d'ailleurs en référence à la première): "je dis que la lexis, comme il a été dit auparavant, est la

manifestation du sens à l'aide des noms (tên dia tên onomasian hermêneian); elle a la même fonction dans les vers et dans la prose (epi tôn emmetrôn kai epi tôn logôn)" (chap. 6, 1450b13-15). Il existe une unité de sens dans l'emploi de lexis, qui correspond d'ailleurs au sens général de "façon de dire" que nous lui prêtions dans la Rhétorique. Ce qui change, c'est la perspective avec laquelle Aristote aborde cette donnée dans les deux traités. Dupont-Roc et Lallot385 notent à cet effet que la Rhétorique et la Poétique s'intéressent à des aspects distincts de "l'expression" (c'est leur traduction pour lexis). Ils expliquent que la lexis dans la

Rhétorique –nous l'avons observé par ailleurs– concerne avant tout la manière d'exprimer une

idée (hôs dei legein) et rejoint par conséquent la catégorie du "mode" au sein de l'énoncé. Dans la Poétique, la lexis est considérée comme un "moyen", elle est subordonnée au spectacle, véritable et ultime "mode" de la tragédie, qui "contient tout", caractère, intrigue, façon de dire, chant et pensée (opsis echei pan, chap. 6, 1450a13).

Cette distinction souligne encore le fait que la lexis se trouve redéfinie dans le contexte poétique en fonction du but spectaculaire de la tragédie. Ce fait est essentiel parce qu'il met au jour dans la Poétique une filiation qui nous intéresse particulièrement entre l'acte de composition, qui détermine la lexis, et la performance, qui préside à l'opsis. Aussi, en éclairant la problématique de l'opsis, nous nous ferons une meilleure idée du rôle de la lexis. Aristote dans l'ensemble dénigre la dimension spectaculaire de la tragédie. Au moment de définir l'opsis, à la fin du chapitre, il le dit "totalement étranger à l'art et le moins du monde rattaché à la poétique" (chap. 6, 1450b17-18). Cette sentence est parmi les plus critiquées qu'il ait pu émettre386. Dans la Rhétorique déjà, il avait écarté ce qui concernait l'"action", l'énonciation du texte, en la situant hors du domaine de la technê (to hupokritikon

atechnoteron, Rhet. 1404a15-16), tout en lui reconnaissant un grand pouvoir… à cause de la

perversion de l'auditeur (homôs mega dunatai… dia tên tou akroatou mochthêrian, Rhet. 1404a7). Mais nous avons également vu que cette donnée resurgissait dans le cadre de la relation entre locuteur et auditeur. C'est un peu le même processus qui est à l'oeuvre dans la

Poétique. Aristote témoigne de l'importance de l'opsis dans la tragédie en se faisant l'écho du

goût des spectateurs. Il faut pour s'en rendre compte suivre les témoignages qu'il en donne. En effet, même si Aristote tente de réfuter la filiation entre langage et spectacle, de manière à ne conserver que la part de la tragédie mobilisant l'intelligence (soit l'arrangement du muthos), il

385 Ce sont les pages relatives au passage 1456b8-19, pp. 307-311.

386 Voir notamment Taplin 1977a, "Appendix F", pp. 477-479, et récemment l'ouvrage de Florence Dupont au

reste l'observateur empirique de ses contemporains, dont il révèle les penchants.

Or le public semble apprécier avant toute chose le spectacle en soi, l'opsis, c'est-à-dire le résultat final que constitue la performance. Aristote concède en effet, lorsqu'il fait la liste des parties de la tragédie, que l'opsis est une partie "qui séduit l'âme" (psuchagôgikon, chap. 6, 1450b16). Halliwell note que le terme n'apparaît qu'une autre fois dans le traité, et ce pour décrire les effets du coup de théâtre et de la reconnaissance dans l'intrigue387 (chap. 6, 1450a33). C'est dire l'importance accordée ici à l'opsis. Dans le même registre, le chant (melos), sur la composition duquel Aristote ne donne aucune précision dans la Poétique, constitue "le plus important des adoucissants" (megiston tôn hêdusmatôn). Dans les faits, le public se réjouirait donc au moins autant des éléments extérieurs à l'histoire que des rebondissements qu'elle contient. Ces conclusions font écho par ailleurs à notre interprétation des Choéphores comme construction avant tout esthétique et musicale.

Cette vertu des éléments accessoires, nous la retrouverons attachée à la lexis. Dans cette perpective, il faut s'arrêter sur le terme hêdusma et sur le terme d'"adoucissant" que nous avons choisi pour le traduire. On pardonnera cet emprunt au lexique de la lessive mais il est le plus à même de traduire le sens de "rendre doux, agréable", que convoient tant le substantif

hêdusma que le verbe hêdunô. De fait, opter pour le classique "agrément" ou la traduction par

"assaisonnement" que proposent Dupont-Roc et Lallot388 nous engagerait peut-être à déprécier le terme et à ne pas lui donner toute son importance dans la Poétique. Nous trouverons un soutien à cette démarche dans un jugement de Sifakis, qui étudie spécifiquement la part de l'acteur chez Aristote: "I disagree with scholars who interpret Aristotle's food metaphor as 'pleasurable accessories' (Bywater) or 'embellishment of language' (Butcher, Halliwell, Janko) and the like, because speech, rhythm and melody are specified as means of imitation (…) which tragedy and comedy use in different combinations (either rhythm and speech or all three together) in their various quantitative parts (…), and they are, therefore, integral to drama as imitation."389

Or Aristote emploie le terme et ses dérivés à plusieurs reprises, ce qui nous permet de lier entre elles des réalités diverses, et de revenir sur la question de la lexis. Fondamentalement, les "adoucissants", qui font le plaisir du public, s'opposent au muthos, qu'Aristote considère

387 Halliwell 1986.

388 Sur les raisons de cette traduction, voir Dupont-Roc et Lallot 1980, pp. 193-194. Ils se réfèrent notamment à

un passage de la Rhétorique (1406a19), où Aristote critique le style "froid" d'Alcidamas, qui utilise les épithètes comme edesma (aliment) et non comme hêdusma. Mais notre conception de l'hêdusma comme ingrédient à part entière ne trahit pas à la formule.

"un peu comme l'âme (psuchê) de la tragédie" (chap. 6, 1450a38). Mais ils interviennent à différents niveaux, et notamment en relation avec le langage. On s'en rend déjà compte dans la définition de la tragédie que donne Aristote, toujours dans le chapitre 6. Il emploie un terme apparenté à hêdusma pour décrire le langage tragique (1449b24-26):

¶stin oÔn tragƒd¤a m¤mhsiw prãjevw spouda¤aw ka‹ tele¤aw m°geyow §xoÊshw ≤dusm°nƒ lÒgƒ xvr‹w •kãstƒ t«n efid«n §n to›w mor¤oiw

La tragédie est donc la représentation d'une action noble et menée jusqu'à sa fin, ayant une certaine étendue, au moyen d'un langage rendu plus doux, dont chaque espèce est utilisée séparément selon les parties [de l'œuvre].390

Le terme hêdusmenos est commenté dans le paragraphe suivant (chap. 6, 1449b28-31): "J'entends par 'langage rendu plus doux' (hêdusmenos logos) celui qui comporte rythme, mélodie et chant; par 'espèces variées utilisées séparément' le fait que certaines parties sont exécutées en mètres seulement, d'autres au contraire à l'aide du chant." Le langage tragique est ainsi distingué de la prose d'après les éléments qui le transforment, l'adoucissent, tels que le rythme (mètre) et le fait d'être chanté. Il se dessine là une théorie qui n'est pas exactement celle que défendent Dupont-Roc et Lallot, pour qui Aristote formule "une théorie du langage poétique comme composé de deux éléments bien distincts: un matériau de base, le langage 'nu' (cf. logois psilois, chap. 1, 1447a29), sans ajouts ni ornements, qui remplit la fonction dénotative –et des éléments rapportés, supplémentaires, dont la fonction, ordonnée au plaisir (hêdonê, de la famille de hêdus, hêdusma), est proprement esthétique"391. Dans notre interprétation d'Aristote, la question n'est pas tant de pimenter le langage, par l'ajout de certains artifices, que de modifier sa substance –de manière à faciliter son ingestion, si l'on veut conserver la métaphore culinaire. C'est une distinction importante, qui pourrait déterminer toute notre approche de la lexis poétique, et par conséquent celle du texte de Sophocle.

En tant que possible hêdusma, le langage entre lui aussi en conflit avec la pure efficacité du

muthos. Aristote ne laisse pas de le remarquer. Les mots ont en effet un caractère hybride,

qu'Aristote doit prendre en compte: ils sont d'une part les véhicules du muthos, mais d'autre

390 Les traductions sont de notre fait mais nous nous sommes bien souvent inspiré de celle de Dupont-Roc et

Lallot 1980.

part ils déterminent le spectacle. C'est pourquoi Aristote tente d'écarter de son analyse toutes les données contingentes qui inscrivent le langage poétique dans le cadre spectaculaire. Il affirme ainsi que l'arrangement du muthos est la seule activité qui consacre le véritable poète: "il ressort clairement de tout cela que le poète doit être poète d'histoires plutôt que de mètres" (chap. 9, 1451b27-28). De même, nous avons mentionné plus haut le fait que la seule prescription d'Aristote en référence au style poétique était qu'il fallait y "mélanger" (kekrasthai) termes propres (kuria onomata) et termes inhabituels (xenika): "car l'un produira l'insolite et évitera la banalité (…), tandis que le nom propre assurera la clarté (saphêneia)" (chap. 22, 1458a31). A travers ce dernier terme, nous retrouvons les prescriptions énoncées dans la Rhétorique (notamment chap. 2, 1404b2). On a l'impression que le poète pourrait aussi bien composer son texte en prose. Mais c'est un parti pris d'Aristote, qui laisse aussi bien paraître, à travers ce que le philosophe tente d'en écarter, que le langage entretient un rapport étroit avec la réalité spectaculaire.

La preuve est à trouver dans les chapitres 19 à 25, qu'Aristote consacre à la lexis e n particulier. De fait, la partialité d'Aristote ne peut dissimuler ce en quoi consiste le poiein ("le faire artisanal") de l'auteur: la composition mot par mot et vers par vers d'une œuvre poétique, à laquelle s'ajoute musique et chorégraphie. Aristote ne fait d'ailleurs pas toujours l'impasse sur ces données techniques. Nous l'observerons dans certains commentaires relatifs à la lexis qui réintroduisent l'idée que le public puisse éprouver un plaisir en rapport direct avec les mots, avec le texte tragique. Mais il s'agit selon lui d'un plaisir détaché de l'appréhension intellectuelle du muthos et qui rejoint cette vertu de l'hêdusma, mentionnée auparavant. C'est donc chez Aristote encore que nous trouverons les premiers indices de ce travail poétique sur le langage, en même temps que nous commencerons à identifier les outils à disposition du poète pour l'accomplir.

On comprendra mieux cette problématique en abordant maintenant de front la nature de la

lexis. C'est au chapitre 22 qu'Aristote aborde véritablement la question du "style".Il s'exprime

alors sur sa qualité (aretê), qu'il définit de la manière suivante: "être claire sans être de bas niveau" (saphê kai mê tapeinê, 1458a18). A ce propos, il oppose les noms "propres" (kuria) et les noms "étrangers" (xenika). Et de donner cette définition: "j'appelle 'étrangers' l'emprunt, la métaphore, l'allongement, enfin tout ce qui va contre l'usage propre (pan to para to kurion)" (1458a22-23). L'idéal étant, nous l'avons dit, de "mélanger" les deux types de manière équilibrée, de manière à ce que chacun agisse comme il convient: les noms propres assurent la clarté, les noms étrangers évitent la banalité et le bas niveau (1458a31). Le langage poétique,

en regard du langage rhétorique, profiterait donc, en plus des "adoucissants" que sont le mètre et le chant, du fait que les formules inhabituelles le rendent agréables.

Or si Aristote plébiscite ces dernières, c'est parce qu'à son sens elles contribuent à la transmission du muthos. Nous l'apprenons à la fin du chapitre 24, où Aristote concède un pouvoir non négligeable à l'expression, dans la mesure où elle peut estomper les aspects absurdes de l'histoire. Ainsi, notant l'irrationalité de certains événements dans l'Odyssée, il affirme (1460b1-5):

nËn d¢ to›w êlloiw égayo›w ı poihtØw éfan¤zei ≤dÊnvn tÚ êtopon. tª d¢ l°jei de› diapone›n §n to›w érgo›w m°resin ka‹ mÆte ±yiko›w mÆte dianohtiko›w: épokrÊptei går pãlin ≤ l¤an lamprå l°jiw tã te ≥yh ka‹ tåw diano¤aw.

Ainsi, grâce à ses autres qualités392, le poète cache l'absurde en le rendant agréable (hêdunôn). Il

faut donc s'appliquer à la façon de dire (lexis) dans les parties sans action et qui ne comportent ni caractère ni pensée, car, inversement, une façon de dire extrêmement brillante dissimule les caractères et les pensées.

Nous retrouvons précisément le terme hêdunô, dont est tiré le nom hêdusma. Il nous invite à placer sur le même plan les "adoucissants" de la langue et ceux évoqués plus tôt de la musique et du mètre. Cependant Aristote est plus clair ici sur le sens à donner à ces "adoucissants": le poète a pour fonction de charmer ponctuellement le public, en rendant plus douce sa façon de dire, plus agréable en certains endroits. On voit bien qu'Aristote subordonne une nouvelle fois le plaisir des mots à l'efficacité du muthos: le plaisir doit faire oublier l'absurde ou alors animer les parties sans actions. Mais c'est néanmoins reconnaître le goût du public pour cette dimension de la poétique, de même que la spécificité de l'art du poète. Une phrase d'Aristote reprend d'ailleurs ce thème, le rapport du poète à la lexis, dans le chapitre suivant (chap. 25, 1460b12):

taËta d' §jagg°lletai l°jei §n √ ka‹ gl«ttai ka‹ metafora‹ ka‹ pollå pãyh t∞w l°je≈w §sti: d¤domen går taËta to›w poihta›w.

[La mimêsis] est produite par une façon de dire (lexis) qui comprend aussi le mot emprunté, la métaphore et les nombreuses déclinaisons de la lexis. En effet, nous permettons cela aux poètes.

La lexis est ce qui rend la représentation possible. Or les poètes profitent d'une licence

poétique qui les autorisent, dit Aristote, à y intégrer certaines pathê de l'expression, les modifications que la lexis "subit", dont certaines étaient explicitées dans le chapitre 22: l'emprunt, la métaphore, l'allongement. Un langage d'une autre substance que le langage rhétorique, pour ainsi dire, apparaît au terme de ce parcours: un logos hêdusmenos, "rendu agréable", comme le disait Aristote au début du traité (chap. 5, 1449b25). D'ailleurs, il faut peut être donner tout son sens à l'absence d'article devant la première occurrence de lexis à cet endroit (comme devant logos en 1449b25!), qui détermine cette "façon de dire" comme étant une parmi d'autres. Cette dernière intègre des éléments plaisants pour l'auditeur (le rythme, la musique, les xenika et autres pathê) et permet de dissimuler l'invraisemblable (atopon) de certaines histoires, tout en gardant une certaine clarté (saphêneia).

Ce n'est pas rien que de pouvoir formuler une description de ce type. En premier lieu, elle nous invite à considérer dans la Poétique la part importante de témoignages relatifs à la perception du public. Aristote emprunte la perspective de ce dernier pour évoquer le plaisir relatif au texte et au spectacle théâtral. Il confirme de la sorte le lien direct qui existe entre

lexis ("façon de dire") et effets pragmatiques (auprès des auditeurs); il nous engage également

à préciser la nature de ce lien. Nous nous y attacherons dans la fin de ce chapitre.

Mais en second lieu, nos conclusions sur la lexis employée en poésie nous permettent de récuser l'idée selon laquelle le langage poétique est un langage marqué par un "écart", par un éloignement relativement à une norme. Pour poursuivre la métaphore culinaire convoyée par le terme hêdusma, on peut avancer qu'il est plutôt le résultat d'une autre "recette" (que celle de la lexis rhétorique par exemple), comprenant des ingrédients différents. Cette "recette" vise un but, "rendre agréable", qu'Aristote est parvenu à intégrer dans le cadre prescriptif de son traité: il le subordonne à la suprématie du muthos. Il nous faut cependant réfléchir à la fonction que cette lexis pourrait remplir pour elle-même, c'est-à-dire sans référence à ce

muthos, à l'intrigue, que le philosophe place au cœur de son système. En effet, si Aristote est

l'auteur sur lequel nous fondons et devons fonder notre approche de la théorie poétique, notre objectif final est de restaurer la perspective qui avait cours au 5ème siècle.