• Aucun résultat trouvé

4. FORME: Théoriser l'efficacité

4.2. Efficacité et persuasion

4.2.2. La magie de Gorgias

Nous aborderons la question de la forme du discours dans un texte de Gorgias qui s'y prête tout particulièrement, puisqu'il comprend un développement entier à ce propos. Il s'agit du fameux passage de l'Eloge d'Hélène, dans lequel Gorgias compare le pouvoir des mots à celui de la magie [8-14]. Ici aussi, il s'agit d'un cas d'autoréférentiation à peine voilé: quand Gorgias parle de logos, il se réfère aussi bien à son propre discours. Gorgias a commencé par poser de manière provocatrice le dogme selon lequel "la poésie n'est qu'un discours ayant du mètre (logon echonta metron)" [9]. Mais plutôt que d'abaisser la poésie au langage prosaïque, il s'agit d'unifier les deux autour de la notion de logos. En effet, Gorgias revendique le pouvoir général du logos, dans des termes que nous avons déjà pu observer dans la tradition épique, tels que thelgô, et dans d'autres plus neufs, tels que goêteia. Il donne une prolongation toute particulière au pouvoir du langage en l'associant à la magie et aux potions, à tel point que son discours est saturé de termes de ce genre. C'est ce qu'exprime de Romilly: "In a luxurious bunch of words he combines all the expressions that can be used for magic and witchcraft: ¶yelje, gohte¤&, gohte¤aw ka‹ mage¤aw, to which will be added, in §14, §farmãkeusan ka‹ §jegoÆteusan. The spell of words is firmly assimilated to witchcraft."340

Pour bien comprendre les enjeux de cette association, il faut cependant être plus systématique dans l'approche du texte de Gorgias, et observer l'ordre de l'argumentation. Le termes se référant au langage sont les plus significatifs. Gorgias avait commencé par affirmer qu'Hélène avait été séduite par le discours (logos) [8]. Il définit ensuite trois types de langage capables d'agir sur l'auditeur: la poésie, qui n'est qu'un discours avec du mètre mais provoque toutes sortes de passions chez l'auditeur [9], et les incantations "divines" du langage (hai gar entheoi

dia logôn epôidai), qui amènent le plaisir et chassent la peine, en charmant (ethelxe), en

convainquant et en modifiant l'âme par magie (goêteiai) [10]. Le troisième type est le langage menteur (pseudês logos), qui agit parce que les hommes n'ont pas de connaissances suffisantes [11]. Gorgias en est revenu à parler du discours sur ce point, et il continue en y ajoutant la persuasion [12-13]: c'est là, dit-il, le discours des météorologues, des rhéteurs et des philosophes, qui modifient à leur guise l'opinion (doxa).

Ce n'est en définitive que dans le paragraphe 14, le dernier de l'Eloge où Gorgias parle du langage, qu'est développé le parallèle entre logos et magie. Pour cette raison, nous le donnons maintenant en entier, en tâchant de rendre compte dans la traduction des spécificités (rythme,

rimes, ordre des mots) du texte grec:

tÚn aÈtÚn d¢ lÒgon ¶xei ¥ te toË lÒgou dÊnamiw prÚw tØn t∞w cux∞w tãjin ¥ te t«n farmãkvn tãjiw prÚw tØn t«n svmãtvn fÊsin. Àsper går t«n farmãkvn êllouw êlla xumoÁw §k toË s≈matow §jãgei, ka‹ tå m¢n nÒsou tå d¢ b¤ou paÊei, oÏtv ka‹ t«n lÒgvn ofl m¢n §lÊphsan, ofl d¢ ¶tercan, ofl d¢ §fÒbhsan, ofl d¢ efiw yãrsow kat°sthsan toÁw ékoÊontaw, ofl d¢ peiyo› tini kak∞i tØn cuxØn §farmãkeusan ka‹ §jegoÆteusan.

C'est le même rapport (logos) qu'entretient la puissance du discours avec l'ordonnance de l'âme que l'ordonnance des drogues avec l'essence des corps. De même, en effet, que parmi les drogues, chaque type un type de liquide du corps enlève, et les unes la maladie, les autres la vie achèvent, de même parmi les discours les uns ont peiné, d'autres ont charmé, d'autres ont effrayé; d'autres au courage ont disposé les auditeurs, d'autres par persuasion mauvaise l'âme ont drogué et enchanté.

On le voit, il s'agit d'abord d'une analogie: le discours agit sur l'âme comme les drogues (pharmaka) sur le corps. L'analogie est d'ailleurs développée en une grande comparaison, marquée par les termes hôsper… houtô: de même que les drogues guérissent ou tuent, de même les discours charment ou épouvantent. Il faut attendre les derniers termes pour que le glissement se fasse, qui passe de la comparaison à la métaphore: "certains discours, à l'aide de quelque mauvaise peithô, droguent l'âme et l'ensorcellent (epharmakeusan kai exegoêteusan)" [14].

La formule est intriguante, puisque les principes ont été si bien distingués au préalable. Il y a là une forme de "pointe", à laquelle la métaphore donne sa vigueur. On notera d'ailleurs que cette pointe est marquée par la présence d'une homéotéleute, qui sert de clausule au passage. Surtout, elle pose la question de la nature du discours que Gorgias est en train de tenir. L'aboutissement du procédé revient peut-être à ce qu'en dit Robert Wardy: "[it] will lead us to realise that Gorgias himself is operating on us as, if not just as, incantation work on those the sorcerer wants to bewitch"341. Mais c'est en fait le pur logos rhétorique qui agit!

Nous allons revenir sur la composition formelle de ce passage, pour l'éclairer avec notre concept d'"unités". De manière générale, on notera pour l'heure que Gorgias, en usant de formules marquantes, apparaît semblable aux Sirènes ou aux Muses qui, nous l'avons vu, intégraient dans leur discours un certain type de formules, anaphoriques en l'occurrence. Le charme résidait précisément dans la forme que l'énoncé revêtait.

A ce titre, on aurait tort d'accorder trop de poids à la revendication d'un pouvoir magique de la part d'un rhéteur. On n'oubliera pas que la rhétorique se définit avant tout comme technique (ce qu'est aussi la magie, en somme). En vérité, le savoir "magique" prêté aux Sophistes est surtout développé dans les récits biographiques ultérieurs. Dans les légendes qui entourent des rhéteurs comme Empédocle342 ou Antiphon, les deux auteurs sont décrits comme des thaumaturges, des orateurs capables de guérir par leurs paroles ou capables d'ensorceler un public. Une tradition rapportée par Diogène Laërce, et qui transite par deux autres témoins, décrit Empédocle comme un enchanteur: "Satyros rapporte que Gorgias dit avoir vu lui-même Empédocle se livrer à des incantations (goêteuonti)."343 Quant à Antiphon, aux dires de Philostrate, il avait assuré ses auditeurs qu'il les guérirait de tous leurs maux en répondant à leurs questions344.

Ces témoignages sont tardifs mais on voit par ailleurs qu'ils s'attachent aux premiers maîtres de la rhétorique. Prenant pour argent comptant les revendications de Gorgias, ils associent les premiers Sophistes à des magiciens et font d'eux les créateurs d'une discipline devenue entre temps pragmatique et institutionnelle. Un passage de Lucien exprime avec humour cette ambiguïté du langage des Sophistes, dans Les philosophes à l'encan (25): Chrysippe argumente sur la nature du corps de son acheteur, et transforme ce dernier en pierre par la seule vertu d'un syllogisme.

En vérité, la comparaison de la rhétorique avec la magie nous incite surtout à observer les moyens qu'elle met en œuvre pour être efficace, le développement technique qui accompagne les débuts de la rhétorique. Encore une fois, nous ne discuterons pas ici en détail la genèse de la rhétorique. Mais de la même manière que nous avons tenté de relativiser la notion de magie attachée à la parole efficace, nous aimerions mettre au jour les données concrètes qui ont pu contribuer à rendre un type de langage plus efficace qu'un autre.