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4. FORME: Théoriser l'efficacité

4.3. La Rhétorique d'Aristote: première approche systématique du langage

4.3.2. lexis eiromenê et lexis katestrammenê

Aristote a commencé par distinguer chronologiquement deux lexeis, deux façons de dire, la poétique et la rhétorique, en les opposant sur le plan lexical. La poétique était considérée comme la plus archaïque. A cette distinction, il ajoute celle qui existe au niveau de la composition (chap. 9, 1409a24-31):

tØn d¢ l°jin énãgkh e‰nai µ efirom°nhn ka‹ t“ sund°smƒ m¤an, Àsper afl §n to›w diyurãmboiw énabola¤, µ katestramm°nhn ka‹ ımo¤an ta›w t«n érxa¤vn poiht«n éntistrÒfoiw.

≤ m¢n oÔn efirom°nh l°jiw ≤ érxa¤a §st¤n: "ÑHrodÒtou Your¤ou ¥d' flstor¤hw épÒdeijiw". (taÊt˙ går prÒteron m¢n ëpantew, nËn d¢ oÈ pollo‹ xr«ntai): l°gv d¢ efirom°nhn ∂ oÈd¢n ¶xei t°low kay' aÍtÆn, ín mØ tÚ prçgma <tÚ> legÒmenon teleivyª.

Quant à la façon de dire, elle ne peut être que: liée, et unifiée par la seule conjonction, comme dans les préludes des dithyrambes, ou alors bouclée et semblable aux antistrophes des anciens poètes.

La lexis liée est l'ancienne: "D'Hérodote, de Thourioi, voici l'exposé de l'enquête historique". C'est celle que tout le monde employait à l'origine, et à présent peu le font. J'entends par "liée" une lexis qui n'a pas de fin par elle-même, à moins que l'énoncé de la chose ne soit achevé.

Lexis eiromenê et lexis katestrammenê: nous reviendrons sur la traduction des deux termes.

La problématique est d'ailleurs complexe, car elle touche autant à la stylistique qu'à la philosophie ou à l'histoire littéraire359. Nous ferons référence aux études principales dans notre développement, mais sans reprendre la question de fond en comble. Là n'est pas notre propos: nous ne cherchons qu'à voir si l'analyse d'Aristote apporte un soutien à notre conception d'unité. Nous nous contenterons par conséquent de voir si, et par quels moyens, ces lexeis déterminent des formes unitaires.

Pour l'instant, nous voyons qu'Aristote parle de la lexis eiromenê ("liée") comme la plus ancienne. Or, cette fois encore, la distinction chronologique semble servir avant tout de mise

359 Un article récent et complet de Steinrück 2004b s'essaie à définir ces deux modèles stylistiques l'un par

rapport à l'autre, en retraçant leur histoire et leur popularité; nous renvoyons à cette article pour une analyse détaillée de la question. Pour un historique abrégé, voir aussi Steinrück 2004a, pp. 137-138; pour la katestrammenê en particulier, Fowler 1982.

en perspective des deux styles360. De cette manière, le philosophe met en valeur celui qu’il privilégie. Les deux lexeis que répertorie Aristote s’opposent en effet par leurs capacités informatives. La lexis eiromenê, l'ancienne façon de dire, est "unifiée par la seule conjonction" (sundesmos), où il faut entendre au sens large un lien logique entre des propositions, indépendamment de toute subordination ou hiérarchisation. Il s’agit donc plutôt d’un enchaînement de propositions (de kôla, de "membres") au sein du discours, à saisir au niveau de la macro-syntaxe, par conséquent. Martin Steinrück, dans un article consacré à la

lexis eiromenê, a montré que ce modèle avait son histoire, ses adeptes et ses défenseurs, et

qu'il valait "als eigenständige Form", rythmée par les "Satzblöcken"361. Il compterait donc lui aussi des unités, comme le montre Steinrück, mais difficiles à saisir, même pour Aristote semble-t-il. Pour cette raison nous ferons comme lui et les laisseront de côté. Nous nous concentrerons sur le modèle plus "lisible" qu'offre la lexis katestrammenê.

De fait, Aristote critique la lexis eiromenê comme "indéterminée", et "n’ayant pas de fin par elle-même". Son désavantage est qu’elle ne donne pas à voir nettement son objet, ce qui, on s’en souvient, est la vertu première du discours rhétorique. On le comprendra d'autant mieux lorsque l'on observera les qualités que prête Aristote à la lexis katestrammenê ("bouclée"). Mais ces qualités sont déjà contenues dans l'appellation qu'il lui donne, dans le sens où

katestrammenê implique à la fois une boucle (strephô) et un achèvement (le préfixe kata). La lexis katestrammenê serait dotée du contour et de la finition dont manque la lexis eiromenê.

On le voit une fois de plus, la définition d'une façon de dire ancienne n'est en fait que le résultat d'une analyse sélective. Elle sert surtout de repoussoir au style qu'Aristote a le souhait d'analyser et de promouvoir. La distinction présente porte sur le même enjeu qu'auparavant, à savoir faire voir ou non l'objet du discours. En revanche, elle ne se situe pas au même plan que la première distinction établie, qui identifiait une lexis poétique et une lexis rhétorique en fonction des mots employés. Cette seconde distinction porte sur la construction générale du discours, sur l'enchaînement de ses unités. Or ces unités concernent aussi bien le domaine poétique que rhétorique, elles brouillent quelque peu la distinction qu'Aristote avait instaurée précédemment. Ainsi, si la lexis eiromenê est comparée aux débuts des dithyrambes, la lexis

katestrammenê, dit Aristote, ressemble aux antistrophes des anciens poèmes. D'ailleurs, les

exemples donnés pour les deux types sont empruntés et à la prose et à la poésie362!

360 Par commodité nous employons parfois le terme "style" dans ce passage, pour traduire la lexis considérée du

point de vue de la composition.

361 Steinrück 2004b, pp. 117 et 134.

362 Steinrück justifie cette indétermination en la faisant remonter à l'opposition entre poésie stichique et

Selon Aristote (bien qu'il s'agisse sans doute d'une interpolation), Hérodote se trouve être le représentant le plus illustre de l'ancienne façon de dire. En revanche, un peu plus loin, au moment où il s'agit de définir le deuxième style, la lexis katestrammenê, Aristote fait appel à Sophocle. Il le cite en vérité comme contre-exemple: "il faut que la période s'achève aussi avec le sens, et ne soit pas coupée comme le vers iambique de Sophocle: C'est ici la terre de

Calydon, du sol de Pélops..." (chap. 9, 1409b8-10). On peut croire que Calydon appartient au

Péloponnèse, commente-t-il, du fait –devons-nous suppléer– que la fin du vers peut être identifiée à la fin d'une phrase. Prose et poésie peuvent tous deux servir d'exemple à l'une ou l'autre des lexeis.

Or ce que nous voyons apparaître dans la lignée de cette distinction, c'est justement notre principe d'unité de discours. Aristote ne donne pas de nom à l'objet issu de chacune de ces façons de dire. Mais il ressort de la distinction que fait Aristote qu'il peut soit prendre la forme d'une énoncé clos sur lui-même, soit se présenter comme une succession d'éléments, rattachés les uns aux autres à l'aide d'un connecteur. C'est la question de la phrase qui se pose ici, notion ambiguë s'il en est, que la prise en compte des énoncés oraux et de la spécificité de l'écrit a conduit à remettre en cause aujourd'hui363. Nous aborderons cette question de près dans le chapitre suivant, au moment d'analyser le texte de Sophocle. Dans l'immédiat, la perspective d'Aristote nous invite, comme pour Gorgias, à percevoir l'unité discursive en termes originaux, indigènes, liés autant à sa structure interne qu'à son rapport avec les autres unités.

Dans tous les cas, l'accent qu'Aristote met sur les unités du discours est une invitation à développer cette problématique, qui s'inscrit tout droit dans la lignée de notre recherche. Nous pouvons le faire en reprenant le fil de sa démarche et exposer sa finalité. A travers la double distinction qu'il établit, relative à la nature de la lexis, Aristote a défini une grille d'analyse, qui a pour vertu essentielle d'isoler la catégorie qui l'intéresse. Le tableau que nous donnons ci-dessous, dans lequel nous avons intégré les exemples donnés par Aristote, illustre bien le procédé.

nicht notwendig an der Grenze zwischen Vers und Prosa haltmacht" (Steinrück 2004b, p.122). Ce principe sera confirmé par notre analyse formelle de l'Electre de Sophocle.

363 Voir Béguelin 2000 pour une réévaluation de la pertinence du terme "phrase" comme instrument de l'analyse

LEXIS tês poiêseôs (archaia) tou logou eiromenê (archaia) prologues de dithyrambe Hérodote

katestrammenê vers de Sophocle X

En écartant de sa recherche les éléments qu'il considérait comme archaïques ou manquant de clarté, Aristote a mis en lumière le type de lexis qui l'occupe: le discours rhétorique à la lexis

katestrammenê. Nous ne développerons pas les raisons philosophiques de ce choix. Chiron364

a notamment soutenu qu'il s'agissait pour Aristote de définir la forme la plus à même d'exprimer l'enthymème. On notera seulement que, dans cette perspective aussi, la forme illustre et soutient le sens de la proposition.

Nous nous intéresserons plus particulièrement aux termes utilisés, au métalangage. Il convient en effet de se pencher sur le sens du terme katestrammenê, que nous n'avons traité que superficiellement. Il acquiert un sens particulier lorsqu'on le rapproche du terme eiromenê. Il s'agit en effet dans les deux cas de termes renvoyant au tissage. Littéralement, le mot signifie "cousu", "lié", d'après eirô: "je lie". C'est peut-être dans le même registre qu'il faut alors comprendre le terme katestrammenê, où katastrephô ("retourner", "boucler", d'où "finir") évoquerait l'image du tissage, de l'entrelacement, parce que le geste implique un retour du fil sur lui-même (pour un nœud).

La dimension métaphorique de ce dernier terme a généré de nombreuses traductions: "implexe" dans la traduction de Dufour et Wartelle, "arrondi", "condensé", "à circuits" dans d'anciennes traductions françaises auxquelles ils font référence, "compact" (et opposé à "free- running") dans la traduction de Barnes, "gegliedert" dans le commentaire de Rapp365.

L’essentiel cependant est de retrouver l’intention d’Aristote lorsqu'il l’emploie: on y notera donc la valeur de parfait (que n'a pas le terme eiromenê), qui décrit l'achèvement d'un processus, ainsi que celle du préfixe kata-, qui confirme ce sens d'achèvement, voire y ajoute le sens d’une soumission. Cette étymologie renforce l’idée d’un style refermé sur lui-même, qui porte sa fin en lui-même parce qu'il a été "bouclé", au contraire du style lié. Le lien est alors clair avec la suite du texte, dans laquelle Aristote décrit la lexis katestrammenê comme le style "par périodes" (chap. 9, 1409a36-37):

katestramm°nh d¢ ≤ §n periÒdoiw: l°gv d¢ per¤odon l°jin ¶xousan érxØn ka‹ teleutØn aÈtØn kay' aÍtØn

364 Chiron 1999.

La lexis bouclée est celle des périodes. J'entends par période la lexis qui a un commencement et une fin par elle-même

On note que le terme lexis apparaît ici avec un troisième sens, différent des deux premiers, qui correspond à celui de l'unité de discours. Dufour et Wartelle le traduisent par "phrase" mais ce serait manquer la proximité du terme avec les emplois précédents: la lexis correspond à tous les niveaux à une mise en forme du discours. Commentant l'emploi du terme dans la Poétique, en parallèle de la Rhétorique, Dupont-Roc et Lallot concluent de même: "la lexis se laisse saisir à deux niveaux: celui de la réalisation vocale où l'expression est élocution, et celui, plus abstrait, de la langue (au sens saussurien), où elle est structuration formelle du matériau phonique"366. Et de proposer la traduction de lexis par "expression". Mais le mieux reste encore de maintenir le terme lexis, pour souligner l'analogie. Il apparaît ainsi que la période est une des formes particulières, des "façons de dire", que les unités du discours peuvent prendre. Nous sommes conscient du fait quel thème est ici aussi immense: la question de la période anime toute l'histoire de la rhétorique comme de la poétique367, elle est liée à des interrogations philosophiques368 et sa définition par Aristote laisse ouverte la question des éléments qui la définissent369.

Mais de nouveau, nous n'entrerons pas vraiment dans ces questionnements: le nôtre touche plus particulièrement à la représentation du discours, à la terminologie employée à cet effet. Nous nous intéressons donc dans la suite de la Rhétorique aux images auxquelles renvoie la description d'Aristote. De fait, au sens étymologique, la période est un circuit, le trajet que l'on effectue autour d'un point défini. L'image va donc à l'encontre de la linéarité du discours. La proposition part d'un point auquel elle revient. Telle est la forme idéale qu'Aristote définit pour l'unité du discours rhétorique. Mais c'est aussi la seule qu'il donne, en définitive. Il vaut par conséquent la peine de s'arrêter sur le sens qu'elle revêt, et ce d'autant plus que la forme en question va se trouver redéfinie dans une comparaison avec la course à pied. C’est à ce niveau que nous retrouvons l'aspect visuel du langage, qu'Aristote met en relation avec la forme du discours, et qui rapproche sa compréhension de l'unité de discours de celle que nous avons mise en lumière.

366 Dupont-Roc et Lallot 1980, pp. 311-312.

367 Sur la période liée à l'art rhétorique, voir l'ouvrage collectif Büttgen, Diebler, Rashed 1999; sur la question de

la période en relation avec la poésie, voir Pace 2002.

368 Chiron 1999.