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3. RITE: langage rituel, langage théâtral

3.1. Parole et action dans les Choéphores d'Eschyle

3.2.2. La "musique" du kommos

Nous sommes dans l'ignorance de la musique et des gestes chorégraphiés qui accompagnaient le kommos. Notre analyse tend cependant à prouver que le texte est le moteur de l'action, ce qui correspond au fait que la musique, à l'époque d'Eschyle, est encore déterminée par les mots. Ainsi Bruno Gentili parle pour cette époque d'un "adeguamento del disegno melodico al testo verbale"285. Ce n'est qu'à la fin du 5ème siècle, sous l'inspiration du nouveau dithyrambe, que la musique se détache du chant286. En ce qui concerne les compositions poétiques antérieurs, nous dit West: "We can claim knowledge of the rhythms of ancient music because there is good reason to believe that they are reflected with reasonable fidelity in the metres of

284 Schadewaldt 1932.

285 Gentili et Pretagostini 1988, p. IX.

those verse texts which we know to have been sung (and in many cases danced)."287

En associant ce principe au fait que la tragédie décrit les émotions des personnages sans leur prêter d'arrière-fond psychologique, d'intentions cachées, il est possible de suivre au long du

kommos les modulations émotionnelles des personnages, censées naître du rituel mis en place.

Car le texte nous informe de lui-même que son statut est changeant, et qu'il emprunte des formes différentes pour atteindre son objectif: le passage à l'acte d'Oreste, la continuation de l'histoire. On peut en faire l'épreuve dans les strophes suivantes du kommos.

Ainsi, pour en revenir au texte, on peut voir que l'intervention suivante du chœur sert à réorienter le discours d'Electre et Oreste. Il s'agit d'une série d'anapestes qui succède au premier ensemble de trois strophes. Pour faire écho aux paroles d'Electre, le chœur revient sur le terme de thrène: il invite à lui substituer celui de péan (vv. 340-345).

340 éll' ¶t' ín §k t«nde yeÚw xrπzvn ye¤h kelãdouw eÈfyoggot°rouw:

ént‹ d¢ yrÆnvn §pitumbid¤vn pai∆n melãyroiw §n basile¤oiw 345 neokrçta f¤lon kom¤seien.

Pourtant, un dieu qui le voudrait pourrait encore, dans notre cas, émettre des clameurs plus douces à l'oreille. A la place du thrène sur la tombe, puisse un péan dans le palais royal nous apporter un cratère désiré plein de vin neuf.

Ce passage donne une ampleur plus grande au phénomène analogue que nous avions vu à l'œuvre dans le "péan d'Agamemnon", aux vers 152-163. Chant d'encouragement, chant de victoire, le péan relaie une espérance. Il peut être le chant qui accompagnera les libations de la paix retrouvée, dans le palais des Atrides; il peut être le chant jubilatoire que lancera le chœur au moment où Clytemnestre suit Oreste vers son supplice (vv. 935 sq.). Il retentirait alors "pour remplacer" (anti) ces lamentations offertes à Agamemnon. Pourtant, dans la continuité de la logique que nous suivons, nous tendrions aussi à y voir une image autoréférentielle, relative à la nature du chant en cours. Le péan serait alors appelé à être chanté à l'instant "à la place du thrène". De fait, les paroles du chœur contiennent déjà des éléments emphatiques, obtenus stylistiquement par "three nouns with rhyming adjectives", où "in each case the

287 West 1992, p. 130. Voir aussi Nagy 1990, pp. 41-45, qui aborde sous cet angle la question de la mimêsis et le

adjective is formed out of a single anapaestic metron"288. On voit aussi que le péan (comme

thrênos auparavant) est sujet de l'action; on attend de lui qu'il "apporte" (komiseien) la

délivrance attendue. L'emploi du mot péan souligne donc à nouveau en termes musicaux les variations d'émotions dans la pièce289. Le passage rappelle que la transition d'un chant à un autre est possible dans le contexte théâtral (on en a déjà eu la preuve plus haut). Et si les images musicales sont employées pour marquer les transitions et les émotions en jeu, il paraît d'autant plus pertinent de les mettre en lumière dans la succession des parties du kommos. Pour ce faire, il convient d'avoir une idée de sa structure générale. A la suite de l'injonction du chœur rappelant la loi du talion (vv. 306-314), nous venons de voir se succéder trois strophes, une pour chacun des personnages, puis une unité indépendante du chœur, en anapestes. Cette alternance donne un premier rythme au kommos. Le tableau ci-dessous tente d'illustrer ce phénomène et de donner une image générale de la structure qu'a créée Eschyle: a décrit une strophe et a' son antistrophe, anap une section de cinq vers anapestiques du chœur290. OR CH EL 306-314 anap1 315-323 324-331 332-339 a b a' 340-344 anap2 345-353 354-362 363-371 g b' g' 372-379 anap3 380-385 386-392 394-399 d e d' 400-404 anap4 405-409 410-417 418-422 z e' z' 423-428 429-433 h y 434-438 439-443 i i' 443-450 451-455 y' h' 288 Garvie 1986, p. 135. 289 Haldane 1965.

456 457 458-460 k k k 461 462 463-465 k' k' k' 466-470 471-475 l l' 476-478 anap5

La présence des anapestes, on le voit, permet d'isoler les quatre premiers triplets de strophes. Le changement du thrène au péan, exprimé dans anap2, soutient la transition du premier au deuxième. Thématiquement, il marque le passage d'une unité à l'autre, des interrogations que nous avons vues, sur la nature du rite et des prières à effectuer, à l'évocation du destin d'Agamemnon à Troie. C'est une manière de passer au registre des exploits guerriers qui répond en ce sens à l'injonction du chœur, le péan étant "par excellence un chant guerrier"291. Or Agamemnon n'a pas connu le destin d'Achille, c'est bien là le problème. Le "péan" que devraient entonner Oreste et Electre, soutenus par le chœur, devient une évocation de la destinée manquée d'Agamemnon; c'est une fiction de l'éloge qu'on lui aurait destiné s'il était mort à la guerre, et qui serait entré dans la véritable célébration du rite funéraire292. Le chœur

d'ailleurs y participe. Nous n'en citerons que quelques éléments dans la traduction de Mazon (vv. 345-371):

OR: Que n'es-tu tombé, ô père, sous les murailles d'Ilion, déchiré par quelque lance lycienne! (…) Tu reposerais au pays d'outre-mer (…)

CH: Là-bas, sous la terre, aimé de ceux qui l'aimèrent, comme lui morts glorieusement, il règnerait parmi eux, prince entouré d'un saint respect…

EL: Ou même si c'était plutôt tes meurtriers qui eussent péri de la sorte!

On le voit, ce qui pourrait être un péan par le thème, par la présence d'éléments guerriers, retourne à la lamentation: les expressions introduites sur le mode du souhait, de l'irréel du passé, ont en définitive l'effet de raviver le regret des célébrants. On notera que, du point de vue métrique, la structure du kommos fait que, dans les quatre premiers triplets, Oreste et Electre suivent le même schéma métrique (Oreste assumant la strophe, Electre l'antistrophe), et que le chœur suit un rythme propre. La répartition changera à partir du vers 423.

291 Rudhardt 1992 [1958], p. 183.

Cependant, face aux regrets d'Oreste et Electre, le chœur réagit. Sa partie anapestique suivante (anap3) sanctionne leurs dernières paroles comme des vœux pieux, inopérants. "Tu peux bien le faire" (dunasai gar), dit-il… mais la voie à suivre est ailleurs. C'est l'ébauche d'une transition. Le chœur va rappeler dans anap3 les outrages qu'a subis le roi et l'état réel de la situation (vv. 374-379). Une métaphore puissante est employée, qui assimile deux arguments qu'il avance à des coups de fouet.

dÊnasai gãr. 375 éllå dipl∞w går t∞sde marãgnhw doËpow flkne›tai: t«n m¢n érvgo‹ katå g∞w ≥dh, t«n d¢ kratoÊntvn x°rew oÈx ˜siai ~ stuger«n toÊtvn pais‹ d¢ mçllon geg°nhtai ~.

Tu peux bien le faire. Mais alors le double claquement d'un fouet retentit. Les uns, leurs défenseurs sont déjà sous terre, les autres, qui sont les maîtres, leurs mains sont impies. C'est affreux pour le mort, et ce l'est d'avantage encore pour ses enfants.293

La violence de l'image métaphorique est relayée par Oreste qui en emploie une autre: ces paroles percent son oreille comme une flèche (touto diamperes ous hiketh' haper te belos, v. 380). A aucun moment les paroles n'ont été décrites aussi concrètement. La force de ces métaphores signale l'apogée de la lamentation et le début d'une réaction, dans l'unité d e d'. Celle des enfants prend la forme d'une invocation à Zeus, premier signe d'une espérance et d'une revendication (vv. 380-385):

380 toËto diamper¢w oÔw [str. d ·key' ëper te b°low:

ZeË ZeË, kãtvyen émp°mpvn ÍsterÒpoinon êtan

brot«n tlãmoni ka‹ panoÊrgƒ 385 xeir¤: tokeËsi d' ˜mvw tele›tai.

Cette parole est venu transpercer mon oreille, comme une flèche! Zeus, Zeus, toi qui fais remonter au jour le châtiment qui vient toujours pour la main impie ou scélérate –même pour des parents, il s'accomplira!

C'est la première fois aussi qu'Oreste formule explicitement le souhait que sa mère soit châtiée, indépendamment d'Egisthe (tokeusi, "pour des parents", v. 385). La construction modale dans ces strophes marque aussi ce changement. Oreste recourt d'abord à un vocatif. On attendrait ensuite un impératif, mais une expression en anacoluthe intervient, qui souligne l'émotion d'Oreste: "il s'accomplira" (teleitai). Ni impératif, ni optatif, mais un futur. La prière d'Oreste à Zeus pour qu'il punisse sa mère prend alors "the stronger emphasis of a statement"294.

Electre, quant à elle, pose d'abord une question dirigée vers Zeus (v. 395). Elle utilise ensuite une formule à l'optatif (pista genoito chôrai, v. 397), puis un verbe de parole, performatif ("je réclame", apaitô, v. 398) et un impératif ("exaucez-moi!", klute, v. 399):

ka‹ pÒt' ín émfiyalØw [ant. d 395 ZeÁw §p‹ xe›ra bãloi;

feË feË, kãrana da˝jaw, pistå g°noito x≈r&.

d¤kan [d'] §j éd¤kvn épait«. klËte d¢ Gç xyon¤vn te tima¤.

Mais quand Zeus omnipotent frappera-t-il de son bras? Ah ah, en brisant des têtes, qu'il donne un signe sûr au pays! Je réclame la justice pour des maux injustes. Exaucez-moi, Terre et puissances infernales.

Toutes ces formulations visent maintenant à une efficacité directe, soulignée par l'impératif et le verbe performatif. Et ce quand bien même, souligne Garvie, "both now look ahead to the coming of justice, but neither as yet acknowledges the part to be played in it by themselves"295.

Entre ces deux invocations, selon la structure strophique, le chœur s'est exprimé. Il a formulé un souhait (genoito moi, "puisse-t-il m'advenir", v. 386) qui trouve une expression singulière, celle de pouvoir "chanter comme un hymne (ephumnêsai) l'ololugmon" (vv. 385-386) . C'est là le terme employé pour le cri rituel poussé au-dessus de la victime sacrifiée –en l'occurrence

294 Garvie 1986, p. 145. 295 Garvie 1986, p. 148.

Clytemnestre et Egisthe. Le verbe ephumnêsai ajouterait à la métaphore rituelle296. Cependant l'expression qui associe cri et chant est particulière, et l'on pourrait y voir un élément de cette métathéâtralité qu'affichent certaines paroles du chœur297. C'est d'autant plus probable que le chœur poussera effectivement ce cri de joie dans son chant victorieux des vers 935-972:

epololuxate, aux vers 942 et 953. Dans ce cas se révèle admirablement l'ambiguïté des termes

de parole qui concernent aussi bien le discours énoncé, à l'intérieur de l'histoire, que les modalités de l'énonciation. A ce point du rite, nous voyons l'efficacité du discours dramatique en œuvre, sa capacité à s'accomplir dans le temps de la performance, mais nous ne perdons jamais de vue les marques de son artificialité.

L'unité suivante (z e' z') contribue à la tension que le rituel instaure petit à petit: c'est une régression et un aveu d'impuissance de la part d'Oreste comme d'Electre. Ceux-ci sont peut- être générés par le rappel de la loi du talion dans la bouche du chœur, dans anap4: "C'est une loi que les sanglantes gouttes, une fois répandues à terre, réclament un sang nouveau." (vv. 400-404). On observe comme trace de cette régression des questions semblables à celles qui initiaient le kommos: une interrogation désespérée de la part d'Oreste: "Où donc se tourner, Zeus?" (pai tis trapoit' an, ô Zeu; v. 409), à laquelle, un peu plus loin, fait écho une question d'Electre: "Que dois-je dire pour être exaucée?" (ti d' an phantes tuchoimen, v. 418). Dans l'intervalle, le chœur confirme l'angoisse qui pèse sur cette unité, en annonçant: "mon cœur bondit" (v. 410), "mes entrailles s'obscurcissent" (v. 413). Le terme autoréférentiel qu'il emploie pour décrire l'énoncé d'Oreste s'inscrit d'ailleurs dans le même ton: tonde kluousan

oikton, "en entendant cette lamentation"(v. 411).

Mais les questions des enfants sont essentielles à cet endroit, parce qu'elles soulignent l'ancrage de ce rituel dans le temps réel, celui des spectateurs: les personnages tentent d'agir, d'obtenir une aide des dieux ou des morts, mais pourraient ne pas y parvenir.

Au terme de ce quatrième groupe de strophes, le kommos subit un changement de rythme, une modification de sa structure générale. L'alternance régulière qui s'était installée est rompue par le chœur qui prend la parole, en mètre iambique, alors que l'on attendrait des anapestes, selon la logique instaurée. C'est que le rite prend une autre tournure, que nous allons voir une nouvelle fois annoncée par le chœur, et que signale aussi bien la construction métrique. Musique et mètre offrent ainsi le premier signe de cette rupture. Le rythme de la strophe h est

296 Sier 1988, p. 136: "Die sakrale Nuance wird durch ephumnêsai angezeigt." 297 Cf. Henrichs 1993/4.

en effet de nature purement iambique. Ce rythme détermine aussi les strophes suivantes qui, pour chaque kôlon, commencent par un mètre iambique. Par ailleurs, l'ordre des strophes qui était jusqu'ici de type aba cbc etc. prend la forme abccab (h y i i' h' y'), de manière à offrir une structure annulaire entourant la décision d'Oreste de faire payer sa mère (dans la strophe i: "l'ayant tuée, que je meurs!", v. 338) et aboutissant sur une invocation directe à son père (début de la strophe k). Cet ensemble (h y i i' h' y') a ainsi l'avantage d'être circonscrit; il forme lui aussi une unité. Il permet que l'on pressente rythmiquement son achèvement, au moment où commence l'invocation formelle du fantôme d'Agamemnon (strophe k).

La transition est donc marquée dans le texte. On voit le chœur rompre la symétrie et s'exprimer dans un rythme iambique, percutant du fait du contraste qu'il offre avec les rythmes lyriques. On peut légitimement imaginer que la régularité du mètre iambique (qui contient peu de résolutions d'ailleurs) a servi ici à chorégraphier un geste répétitif, signalé d'emblée par le verbe koptô, "je frappe" (v. 423). Ce dernier éclaire d'ailleurs par figure étymologique le sens du mot suivant kommos. De fait, le choeur parle à cet endroit, en termes explicites, d'une action rituelle (vv. 423-428).

¶koca kommÚn ÖArion ¶n te Kiss¤aw [str. h nÒmoiw fihlemistr¤aw,

425 épriktÒplhkta polupãlakta ~d∞n~ fide›n §passuterotrib∞ tå xerÚw Ùr°gmata, ênvyen én°kayen, ktÊpƒ d' §pirroye› krothtÚn émÚn ka‹ panãylion kãra.

J'ai frappé le kommos arien, dans les nomes des pleureuses de Kissie. [On peut] voir, répétés, innombrables, les coups pressants de mes mains, frappant de haut, de loin, et sous le choc retentissent mon front et ma tête affligée.

Coups sur la poitrine, coups sur la tête –ce sont là des gestes caractéristiques de la lamentation funèbre. Les "nomes des pleureuses de Kissie" renvoient par ailleurs à l'origine barbare des personnages du chœur, et insistent sur l'exotisme et l'exubérance du rite effectué.

Un grand débat a vu le jour sur le moment auquel cette description se réfère. La succession des formes de l'aoriste (ekopsa), du présent (eppirothei) et du possible imparfait de la forme

dên du manuscrit (d' ên) contribuent à l'incertitude. Certains commentateurs, dont Garvie, y

Sommerstein298 a postulé qu'il s'agissait de l'action en cours au moment de la représentation. Ce que nous avons vu du rôle des formules autoréférentielles jusqu'ici, à quoi s'ajoute l'intervention du mètre iambique, fait que nous nous accordons à son jugement: comme c'était le cas à l'entrée du chœur, Eschyle emploie le chœur composé d'esclaves orientales pour mettre en scène les gestes de la lamentation. La forme ekopsa ne pose pas problème: elle revêt le sens d'un présent en tant qu'aoriste inchoatif, signifiant le début d'une action.

Elle s'accorderait alors avec la forme epirrothei, au présent, telle qu'elle est transmise par le manuscrit dit Mediceus, qui est le plus fiable. Mais d'autres éléments font pencher la balance dans ce sens. Il y a notamment cet usage étonnant du terme kommos à l'intérieur du kommos. A suivre Florence Dupont, le chœur décrirait son action en des termes qui appartiennent à la réalité du spectacle: ils "[traduisent] la conscience commune au public et aux acteurs de faire (poiein) de la tragédie"299.

En vérité, il n'est pas évident d'affirmer que le terme kommos ne décrit qu'une réalité théâtrale. Cette définition n'est attestée qu'à partir d'Aristote. Par ailleurs, on trouve une occurrence chez Bion de Smyrne (1, 97), au pluriel, où le terme fait visiblement référence à des coups portés contre soi (en opposition aux gémissements, gooi). Mais l'emploi d'une épithète géographique souligne la dimension rituelle particulière qu'Eschyle attribue à cette pratique. Alexiou, se référant à une étude de Diehl qui fait du kommos un rite d'origine asiatique, affirme d'ailleurs que "the eastern connections, which seem to be old, make it unlikely to have been a term exclusive to the tragedians, and it may have evolved as a dramatic form of the ritual antiphonal lament"300.

Dans le doute, nous préférons nous en tenir à ce que le texte dit, en mettant l'accent sur l'origine asiatique de ce procédé et en proposant un jeu étymologique sur les formes ekopsa et

kommos. Par ces deux procédés, Eschyle détermine ce que le public voit et entend: une forme

de lamentation rythmée, accompagnée de gestes répétés.

Il convient cependant de se demander pour quelle raison le chœur se décrirait à cet endroit. Pour le comprendre, il faut voir à quoi répondent les paroles du chœur. Oreste comme Electre ont exprimé des doutes sur la réussite du projet; ils ignorent ce qu'il peuvent encore dire ou faire. En somme, ils ne parviennent pas à rendre leurs paroles ni leurs gestes efficaces. Or la rupture apportée par le chœur contredit cette inertie. Ce sont en effet des gestes et une réalité instantanés que décrivent les mots à cet endroit. On y célèbre concrètement le thrène

298 Voir Sommerstein 1980, pp. 66-67. 299 Dupont 2001, p. 71.

d'Agamemnon mais dans une forme esthétisée. Et l'on peut effectivement affirmer à partir de là, comme le fait Dupont, que "la musique n'est pas imitée"301. C'est un rituel ad hoc. Quelle que soit la nature des gestes sur scène, d'ailleurs, le fait qu'ils soient décrits nous paraît essentiel. Une fois de plus, le langage prend la place du geste. D'ailleurs, les mots imitent le bruit des coups, à n'en pas douter: l'abondance des plosives dans les termes apriktoplêkta

polupalakta, ajoutée à la rime interne, crée un effet mimétique.

Ainsi, les mots permettent l'accomplissement de ce rituel qui a manqué autrefois, qui s'accomplit précisément parce que les mots disent qu'il le fait. Dans les strophes h y i i' h' y', qui forment une unité circonscrite, le regret lié au rite funèbre manqué d'Agamemnon est particulièrement souligné. Dans cette perspective, on notera que les paroles du rite tournent pour la première fois au gémissement rituel dans la partie d'Electre, à travers ses cris iô iô, au vers 429, qui seront suivis par "a further increase of cries (vv. 429-433, 434-8, 461-2)"302. Dans cette nouvelle unité du kommos (h y i i' h' y'), le public est appelé à revivre le moment des funérailles impies, au cours desquelles le corps d'Agamemnon a été enterré sans honneurs et même mutilé. La description est tournée vers le passé, c'est la raison pour laquelle nous ne faisons que la résumer. Elle revêt pourtant une efficacité réelle, en tant qu'étape dans le processus rituel.

En effet, cette description prend un nom dans la bouche du chœur, c'est un muthos (v. 452). Elle correspond en termes rituels au procédé par lequel est créé le sentiment de vengeance,