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Les voies de la médicalisation

Dans le document L’économie de la médecine libérale (Page 81-86)

LES INSTITUTIONS DE LA MÉDECINE LIBÉRALE

3.2.3. Les voies de la médicalisation

Médicaliser, c’est considérer qu’une réalité qui fait problème (trouble, souffrance, malaise physique, conduite anormale, etc.) relève du registre du sain et du malsain. L’élément dans le Bengale du 19ème siècle qui rêve qu’une de ses belles-filles est une réincarnation de la déesse Kali pour laquelle il a une dévotion profonde. La jeune femme devient l’objet d’un culte attirant des milliers de pèlerins et guérissant les malades. Lorsque le petit-fils du héros est malade, il le confie à la « déesse ». Faute de soins appropriés, l’enfant meurt. Le grand-père se lamente sur son sort sans remettre nullement en cause son

fondamental est donc le classement des réalités problématiques qui fait basculer certaines d’entre elles dans le domaine de la médecine.

La médicalisation ou construction médicale de la maladie s’inscrit dans le vaste mouvement de rationalisation des sociétés européennes. Pour cela, il a consisté d’abord à couper le lien entre le niveau organique et le système de références, notamment religieuses. Car Dieu est en procès dans la mesure où l’humanisme des Lumières se réfère au tribunal de la raison. Les charges les plus virulentes sont le fait de Voltaire (en particulier dans l’Œdipe)18 et des encyclopédistes. C’est un des aspects de la thèse de Marcel Gauchet : « …la consommation

progressive de la scission entre l’humain et le divin […] se trouve pour finir intégralement reportée sur la matérialité même des choses de ce monde et le travail destiné à les transformer » (Gauchet 1985, p. 132-3).

Dès lors, la voie est ouverte. Petit à petit, la science, et la médecine qui est une science seconde, prennent leur autonomie « …il n’y a plus ce point général de ralliement qu’imposait

la vision unitaire et graduée de l’être ; qu’il s’agisse des principes du fait collectif, de la compréhension du monde ou du rapport à la nature, on est désormais en présence de domaines autonomes qui se développent chacun selon ses nécessités et sa dynamique propres » (Ibid., p. 317).

Le 18ème siècle est le siècle des sociétés scientifiques, c’est l’Europe des savants (Russ 1995). Mais parallèlement, toutes les personnes ayant accès à l’écrit manifestent une curiosité scientifique, et ne particulier les milieux de la bourgeoisie (Ibid.).

C’est dans ce vaste mouvement qui traverse les sociétés européennes en profondeur que dans la deuxième moitié du 18ème siècle, l’organique est investi progressivement par un savoir médical spécialisé. En ce sens, la médicalisation de la maladie est une construction sociale. « Elle est une transformation culturelle et non simplement une conquête professionnelle » (Aïach et Delanoë 1998, p. 5). Ce processus est toujours en cours avec, en particulier durant les dernières décennies du 20ème siècle, l’émergence de l’Evidence Based Medicine.

Cette médicalisation s’effectue selon trois modes (Ibid.).

18 « Impitoyables dieux, mes crimes sont les vôtres, et vous m’en punissez ! », « au milieu des horreurs du destin

Tout d’abord, et c’est le plus important, elle est une extension du champ de compétence de la médecine. Cette extension procède de la légitimité scientifique, donc médicale, dans le décryptage de l’organique et de la maladie dans le sens d’une lecture objective du trouble. La connaissance médicale s’efforce d’être scientifique, c’est-à-dire qu’elle s’efforce de conquérir un domaine de la vérité telle que les sociétés modernes la conçoivent : « Pour nous, la vérité

se définit à deux niveaux : conformité à des principes logiques d’une part, conformité au réel d’autre part, et par là elle est inséparable des idées de démonstration, de vérification, d’expérimentation » (Detienne 2006, p. 51).

Les domaines investis par la médecine sont extrêmement nombreux. Sans prétendre être exhaustif, on peut citer : l’échec scolaire, les difficultés relationnelles, les relations conjugales, la justice pénale, le domaine de l’assurance-vie, la violence, le sport, les soins esthétiques, la remise en forme, le bien-être, etc.

Le deuxième mode est la modification de la hiérarchisation des valeurs sociales qui place la santé en tête des préoccupations. Elle a pour corollaire l’abaissement du seuil de sensibilité de la population qui l’incite à déclarer plus facilement et en plus grand nombre des troubles ou des états pathologiques. Cela se traduit par une demande soins de croissance illimitée, par l’aléa moral ex post et par le consumérisme médical. Cela explique également l’émergence du pouvoir médical, en lien avec l’enjeu principal en cause, celui de la vie, de la mort, de la souffrance et du risque de handicap. Le pouvoir médical repose alors sur la croyance de la société dans la capacité du savoir-faire médical pour protéger la vie contre la mort et la souffrance. Les ressorts psychologiques en cause sont brocardés avec talent et de manière prémonitoire par Jules Romains dans « Knock ou le triomphe de la médecine » (1923).

Le troisième est la médicalisation de la vie. Elle correspond à l’extension de la notion de santé qui rend légitime toute intervention destinée à promouvoir celle-ci ou à en prévenir la détérioration à travers la notion de déviance et la transformation de cette dernière en maladie. En 1946, l’OMS donne de la santé la définition bien connue : « La santé, c’est non seulement

l’absence de maladie et d’infirmité, mais un complet bien-être physique, mental et social ».

Certains désignent cette place éminente donnée à la santé par le néologisme de « santisme », traduction française du terme anglais « healthism » (Ibid.). Il s’agit d’une véritable idéologie cohérente et totalisante qui prétend orienter ou diriger l’action. Cette idéologie est dénoncée par certains, en particulier dans son volet prévention.

Ces modes d’expression de la médicalisation empruntent plusieurs voies.

La voie politique

Elle est paradoxalement la première, avant que la médecine scientifique n’ait montré une quelconque efficacité. Elle se traduit par l’inscription d’un problème dans le champ collectif. Un des premiers actes de cette objectivation des troubles organiques et de son inscription dans les préoccupations collectives, et donc d’un souci de santé publique, est représenté par la création de la Société Royale de médecine en 1776 par Turgot, inquiet du rôle des épidémies sur l’économie. Une centaine de médecins procèdera pendant seize ans à un recueil scrupuleux des relations supposées entre épidémies, morbidité générale, climats et saisons, et établira une espèce de bilan sanitaire de la France sans équivalent jusqu’alors (Herzlich et Pierret 1990)19. La Société Royale de médecine sera dissoute en 1793. Pendant la Révolution, la première chaire d’hygiène publique sera créée et les gouvernements successifs manifesteront tout l’intérêt qu’ils porteront à la santé de la population avec, en particulier, la création de nombreux hôpitaux (voir Historique).

Un peu plus tard, la loi de 1803 a représenté une première structuration et régulation du métier de médecin (voir infra) et elle a eu pour corollaire l’apparition de nouveaux pouvoirs, c’est-à-dire de nouveaux rapports entre le corps médical et l’administration. L’hygiénisme en a été la première forme. Dans la droite ligne des travaux de la Société Royale de médecine, il consistait alors en une veille sanitaire de médecins s’occupant de la population d’un territoire (un département par exemple) auprès de laquelle ils décelaient les maladies naissantes (autrement dit les épidémies) et proposaient des solutions. La fondation en 1829 des « Annales d’hygiène publique et de médecine légale » a représenté une étape importante du développement de cette science. Les moyens d’action étaient alors limités, la vulgarisation médicale à destination du grand public, d’une part, la participation à des institutions d’hygiène, d’autre part.

Les années 1848-1849 voient l’émergence d’une législation organisant un maillage hygiénique territorial par la création de conseils d’hygiène départementaux et d’arrondissement et de commissions d’hygiène cantonales. La première loi de santé publique du 15 février 1902 complètera cet édifice par la création des bureaux d’hygiène départementaux.

Il s’agit bien ici d’une médicalisation du politique. L’exercice du pouvoir politique et l’organisation administrative trouvent donc une partie de leur légitimité dans le savoir médical. Cela signifie que la validité et l’utilité de ce même savoir étaient socialement reconnues. Jacques Léonard (Léonard 1981) montre que c’est le pouvoir politique qui utilise, le premier, le savoir médical et les médecins, et non l’inverse, révélant par là qu’il s’agit bien d’un mouvement d’idées qui irrigue le corps social dans son ensemble.

Autrement dit, la médicalisation ne saurait se résumer au fait que les médecins se sont saisis d’un problème, mais elle possède également une dimension culturelle et politique « La

médicalisation se présente ainsi comme un fait politique à travers lequel se dévoile la manière dont les sociétés se gouvernent » « Aïach et Delanoë 1998, p. 8).

Comme le montre Michel Foucault, c’est le contrôle social qui est recherché dans la dimension politique de la médicalisation. Ce contrôle social s’exerce par la microphysique du pouvoir sur les corps et par le gouvernement de l’Etat sur les populations, c’est-à-dire par les préoccupations de santé publique. Les relations entre pouvoir et médicalisation vont dans les deux sens : d’une part, il y a extension du pouvoir médical au plus profond des personnes, à savoir de leur corps, d’autre part, reformulation de problèmes sociaux en termes médicaux. Le pouvoir politique trouve alors sa légitimité dans le langage et le savoir médicaux dès lors que ceux-ci sont fondés sur la raison.

De plus, et c’est essentiel, les classes dirigeantes et le corps médical appartiennent à la même bourgeoisie émergente et partagent donc le même attachement aux principes des lumières (Léonard 1981), ce qui explique, au moins en partie, leur alliance objective.

La voie juridique

Elle a été investie dans la première moitié du 19ème siècle (voir infra). Elle est bien sûr corollaire de la voie politique.

La voie économique

Elle comprend elle-même plusieurs dimensions :

- le cadre institutionnel est représenté par deux lois et trois conventions (voir infra).

- le développement d’un système de financement des soins. Il repose durant tout le 19ème siècle sur la prévoyance individuelle, c’est-à-dire sur les mutuelles, ainsi que sur les revenus personnels. L’idéologie de l’époque qui considérait que l’individu est libre, s’opposait à tout système collectif de financement. Il faudra attendre la fin du siècle, lorsque la médecine aura

une efficacité incontestée, pour que les inégalités criantes en matière d’accès aux soins soient enfin reconnues.

- l’extension du domaine sanitaire, lequel est représenté par l’offre de soins, hôpitaux et institutions de soins, ainsi que par le corps médical. Pour ce qui est de la croissance démographique des médecins, leur nombre est passé de 15 000 en 1886 à 206 000 en 2005 (Léonard 1981, DREES - Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la santé) soit une multiplication par un facteur de 13,5. La densité médicale est passée quant à elle de 38 médecins/100 000 habitants à 340 médecins/100 000 habitants (source DREES), soit une multiplication par 9 (calcul réalisé par nos soins). En revanche, la répartition géographique des médecins était extrêmement hétérogène et sans rapport avec les besoins objectifs de la population mais répondant aux seules préférences des médecins ainsi qu’aux lois du marché. En 1844, la densité médicale variait de 1 médecin pour 662 habitants dans le département de la Seine à 1 médecin pour 5274 habitants dans le Morbihan, soit un rapport de 1 à 8 (Léonard 1978, p. 13). Bien évidemment, les campagnes et, plus généralement, les départements pauvres étaient sous-médicalisés.

- la croissance des dépenses de santé est la dernière dimension économique. Elles représentaient moins de 3% du Produit intérieur brut (PIB) jusqu’en 1950 et 11,0 du PIB en 2007 (OCDE 2009).

3.3. LES INSTITUTIONS DE LA MÉDECINE LIBÉRALE AVANT

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