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La nécessaire redéfinition de la médecine générale

Dans le document L’économie de la médecine libérale (Page 164-170)

L’OFFRE DE SOINS

4.2.13. Le malaise des généralistes

4.2.13.4. La nécessaire redéfinition de la médecine générale

La reconstruction de la médecine libérale doit s’effectuer autour du médecin généraliste qui doit réellement être le pivot du système de santé ambulatoire. La première définition de la médecine générale date de 197457. Le médecin généraliste est défini comme celui qui assure la synthèse de multiples fonctions tenant aux soins primaires, aux soins à la personne et à la population, assurant continuité et coordination des soins dans le cadre d’une relation de confiance. Les définitions suivantes reprennent et développent les mêmes critères (Olesen et al. 2000, World Organization of National Colleges, Academies and Academic Associations of General Practitioners - WONCA 2002, 2005). La définition actuelle comprend 11 critères :

1. Premier contact habituel du système de soins, prenant en compte tous les problèmes de santé pour tous les types de patients.

2. Coordination des soins. Ce rôle constitue un élément clé de l’efficience des soins de santé primaires de bonne qualité. Le généraliste assure la synthèse des interventions des différents prestataires de soins. Il doit guider le patient dans la complexité du système de soins.

3. Approche centrée sur la personne dans ses dimensions individuelles, familiales et communautaires. Il prend en compte ses croyances, ses peurs, ses attentes et ses besoins.

4. La médecine générale est basée sur la relation médecin-patient de longue durée avec une communication appropriée.

5. Soins continus et longitudinaux selon les besoins du patient, tout au long de sa vie, 24 heures sur 24, ce qui permet d’assurer la continuité des soins.

6. Démarche décisionnelle spécifique basée sur la prévalence et l’incidence des maladies en soins primaires. Plus spécifiquement, la valeur prédictive, positive ou négative d’un signe clinique ou d’un test diagnostique est différente en médecine générale de ce qu’elle est dans le cadre hospitalier, car la population n’est pas préalablement sélectionnée.

7. Gestion simultanée des problèmes de santé aigus et chroniques. La médecine générale doit gérer concomitamment tous les problèmes de santé, ce qui implique une hiérarchisation des problèmes prenant en compte les priorités du patient et du médecin.

8. Intervention à un stade précoce et indifférencié du développement des maladies. 9. La médecine générale favorise la promotion de la santé et l’éducation thérapeutique du

patient par une intervention appropriée et efficace.

10. Responsabilité spécifique de santé publique dans la communauté.

11. Réponse aux problèmes de santé dans leurs dimensions physique, psychologique, sociale, culturelle et existentielle.

La médecine générale étant une discipline scientifique centrée sur la personne, elle est fondée sur trois approches, contextuelle (du patient), comportementale (du médecin) et scientifique (connaissance des pathologies, lecture scientifique, formation continue). Cette définition montre à quel point la médecine générale est, ou doit constituer, la base et le pivot des soins et combien la charge des médecins généralistes est lourde et doit être reconnue socialement et financièrement. Toutefois, la France n’a pas vraiment développé des soins primaires ou de premier recours (Le Pen et Sicard 2004, Bernier 2008).

A quelques nuances près, cette définition est reprise dans l’article 36 de la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires. C’est la première fois que la spécialité de médecine générale reçoit une définition légale. Toutefois, la loi est loin de tout régler. En particulier, il n’est rien dit du problème essentiel des modes de rémunération.

Enfin, s’il est un domaine particulièrement sensible, c’est bien celui de la permanence des soins. Il apparaît que la remise en cause du caractère volontaire de la participation des médecins risque d’avoir un effet répulsif vis-à-vis de la médecine générale de premier recours, principalement dans les zones déficitaires. Cela risquerait d’inciter les médecins à ne s’installer que dans des zones couvertes par SOS médecins (Grall 2007, Bernier 2008).

4.2.14.

Un déni de reconnaissance

Toute personne, comme tout groupe humain ou professionnel, désire voir reconnue son identité qui constitue un des fondements de la dignité et de l’estime de soi (Caillé 2004). Il y aurait dans toutes les sociétés un droit non exprimé, le droit à la reconnaissance selon lequel « …l’être humain ne se constitue qu’en fonction d’un désir portant sur un autre désir, c’est-à-

dire - en fin de compte - d’un désir de reconnaissance […] Quoi qu’il en soit, la réalité humaine ne peut s’engendrer et se maintenir dans l’existence qu’en tant que réalité reconnue. Ce n’est qu’en tant que reconnu par un autre, par les autres […] qu’un être humain est réellement humain » (Kojève 1947, p.14 et 16).

La reconnaissance s’exprimerait selon trois voies. La première est celle des relations individuelles dans le cadre de la famille ou de communautés concrètes. C’était le cas du médecin de famille traditionnel situé au sommet de la hiérarchie sociale d’une petite ville ou d’un canton. La deuxième est la voie étatique, c’est-à-dire la reconnaissance juridique qui est fondée sur des principes moraux universels. La troisième voie est celle de l’estime sociale (Honneth 2000). Or, celle-ci dépend des qualités d’une personne ou d’un groupe et de sa contribution sociale, toutes choses qui dépendent des valeurs de la société : « C’est la valeur

de cet état - résultant de la contribution collective, socialement définie, qu’il apporte à la réalisation des fins de la société - qui détermine la valeur sociale de ses membres » (Ibid.). La

considération sociale dépend de l’adéquation entre le comportement du sujet ou du groupe et les attentes collectives, d’une part, et la position relative du groupe dans la hiérarchie sociale,

Pour qu’il y ait dépréciation sociale, le groupe social qui en est l’objet doit avoir été reconnu dans le passé. En corollaire, le groupe se voit dénié la possession d’une qualité faisant l’objet d’une reconnaissance, ou ne voit pas reconnues les qualités qu’il possède (Lazzeri et Caillé 2004).

C’est exactement ce qu’il se passe avec la médecine libérale qui est socialement dépréciée en raison de la survalorisation de la médecine hospitalo-universitaire. Par ce seul fait, elle se trouve reléguée au second plan, alors que pendant longtemps, elle représentait la presque totalité de la médecine. Dans le même temps, la contribution de la médecine libérale au bien- être collectif est négligée, voire niée, de même que l’effort, le temps de travail important, la fatigue ne sont pas suffisamment reconnus.

Enfin, depuis 40 ans, les médecins libéraux ont également été opportunistes - au sens économique du terme - au niveau individuel et collectif, ce qui les a déconsidérés aux yeux des tutelles, Etat et Assurance maladie. Cette déconsidération des médecins libéraux par l’Etat est à l’origine d’un certain nombre d’échecs de la régulation de la médecine libérale. Cela illustre aussi, à notre sens, l’encastrement social de l’économie de la santé : « Dans la mesure

où l’estime sociale […] est indirectement liée aux schémas de répartition des revenus, les conflits économiques relèvent aussi de cette forme de lutte pour la reconnaissance » (Honneth

2000, p. 155). Seulement, comme il a été dit (chapitre 4), les médecins libéraux ont plusieurs objectifs, dont les objectifs économiques, si bien que si certains ne sont pas atteints, ils essaient d’en atteindre d’autres.

La dépréciation sociale dont ils font l’objet est très mal vécue par les médecins libéraux, particulièrement par les généralistes qui la ressentent comme du mépris. Plus encore, la reconnaissance traditionnelle de la médecine s’articule avec le don (chapitre 3), de telle sorte que le contre-don du malade au don incommensurable du soulagement ou de la vie consistait en une reconnaissance et une estime sociale. Mais les temps ont changé, les médecins ont été intégrés à l’Etat (Hassenteufel 1997), la santé est devenue un droit ou une créance du citoyen vis-à-vis de l’Etat et le médecin n’est plus qu’un instrument permettant la concrétisation de ce droit. Dès lors, le rapport don/contre-don n’existe plus que de manière résiduelle et l’éthique des médecins libéraux est devenue obsolète. C’est en partie pour cela, que les médecins libéraux vivent comme injuste leur déclassement social, parce qu’ils pensent (à juste titre) ne pas mériter cela car ils n’ont pas démérité, « …le juste est ce que la coutume intériorisée par

n’est pas parce que l’égalité n’est pas assurée que le sentiment d’injustice émerge, c’est parce que les inégalités hiérarchiques légitimes sont violées » (Dubet 2005).

La profession médicale est partiellement responsable de cette situation. En refusant toute évolution, elle a imposé un cadre de reconnaissance, c’est-à-dire une image sacrificielle d’elle-même (être médecin est une vocation), alors que la société et ses demandes ont évoluées. Cet élément est essentiel, car « Ces normes intériorisées déterminent la manière

dont les sujets, dans les différentes sphères des rapports sociaux, se comportent légitimement les uns avec les autres : la nature de ce que je peux attendre d’autrui, celles des obligations qui pèsent sur moi dans son rapport avec lui, celle des comportements auxquels je peux me fier… » (Honneth 2008, p. 102).

Les médecins ont imposé le modèle traditionnel du médecin qui était le pendant de son pouvoir, le caractère sacrificiel de son exercice (Sarradon-Eck 2010a) qui est toujours accepté et reconnu au niveau individuel comme le montrent les sondages selon lesquels la population a une bonne opinion des médecins en général et des médecins libéraux en particulier. En revanche, il n’est pas possible à la société de reconnaître le sacrifice des médecins, parce qu’il ne correspond plus aux normes morales actuelles. Les médecins libéraux ne peuvent donc pas mettre en avant ce que la société ne leur demande plus. Autrement dit, les médecins imposent un modèle dépassé de leur profession58 que, pour cette raison, la société ne peut pas reconnaître. Il y a donc une reconnaissance individuelle, mais non une reconnaissance sociale. En réalité, il existe un conflit entre l’identité pour soi des médecins libéraux, c’est-à-dire la dimension subjective, vécue, correspondant à l’idée qu’un groupe social se fait de lui-même et l’identité pour autrui, celle attribuée par le corps social, dépendant des valeurs de la société (Dubar 2006). Lorsque les deux identités coïncident, le groupe social se sent reconnu, dans le cas contraire, il ne se sent pas reconnu.

De plus, la santé étant un droit, la population tend à instrumentaliser les médecins libéraux à ses fins égoïstes, et donc à ignorer les difficultés, les contraintes et les servitudes de cette profession.

Ce manque de reconnaissance est donc double : de la part de l’Etat du fait des comportements opportunistes des syndicats médicaux ; de la part de la société en raison de la valorisation

58

« Ce n’est pas un métier, c’est une partie de ta vie. Tu peux difficilement dire : je ferme mon cabinet […] On

le vit, on vit avec la médecine […] …ceux qui sont médecins dans l’âme, quand ils n’ont pas exercé pendant un petit moment, et alors, ils ne se sentent pas bien, ils ne se sentent pas bien. Ça fait partie de ta vie, ça devient un besoin, une habitude. Ce n’est pas de la dépendance, mais on ne peut pas s’arrêter […] il y a un caractère

excessive de la médecine hospitalo-universitaire détentrice du savoir et réalisant des actes techniques spectaculaires, du fait du caractère obsolète des valeurs de la médecine libérale et, parce que la santé étant un droit, la reconnaissance sociale est la seule qui compte.

La conséquence malheureuse de cet état de fait est le sentiment profond d’un déni de reconnaissance de la part des médecins libéraux et, notamment, des généralistes. C’est ce qu’exprime Elisabeth Hubert après trois mois d’auditions pour la mission sur la médecine de proximité dont elle est chargée : « L’état d’esprit des médecins libéraux est mauvais. Ils

expriment une grande lassitude […] Ils se montrent désabusés, incompris des pouvoirs publics et de l’hôpital et éprouvent un sentiment de mépris… »59.

4.3

UNE STRUCTURE EN RESEAU

Dans le domaine sanitaire, le concept de réseau renvoie à deux acceptions complémentaires, une statique, de structure, et une dynamique, de coordination des activités économiques. Conçu à l’origine pour l’analyse économique des réseaux d’infrastructure tels que les transports et les télécommunications, le concept de réseau a été étendu aux réseaux innovateurs (Foray 1989, 1990, 1994). Le réseau se présente alors comme un ensemble de relations entre des individus ou des groupes et est marqué par l’existence d’une interdépendance entre ses membres.

Cette conception semble particulièrement adaptée au système de santé.

Le système de santé est souvent conçu et appréhendé sous la forme de ressources (immobilières, techniques, personnels de santé) réparties sur l’ensemble du territoire dont le maillage hétérogène et inégalitaire est régulièrement dénoncé (OMS 2000, 2003). La médecine ambulatoire s’apparente donc à un sous-ensemble ou un sous-réseau. Toutefois, dans le système de santé, la perspective est inverse de celle rencontrée dans les réseaux industriels concernant la diffusion des techniques. Dans ces derniers, le fait, pour une solution technique d’être adoptée accroît sa valeur en fonction de l’importance de son adoption. Dans le système de santé, c’est parce qu’une solution technique a une valeur scientifiquement démontrée que les pouvoirs publics et les sociétés savantes incitent à son utilisation et, qu’en conséquence, elle est diffusée à grande échelle, qu’elle est prise en charge par l’assurance maladie et que des investissements lui sont, éventuellement, consacrés.

59

Comme tout réseau, la médecine ambulatoire est faite de trois couches (Curien 2000).

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