• Aucun résultat trouvé

Le médecin individuel

Dans le document L’économie de la médecine libérale (Page 132-136)

L’OFFRE DE SOINS

4.2.4. La nécessité de considérer deux catégories d’agents

4.2.4.2. Le médecin individuel

Le médecin individuel est en prise directe avec la pratique de son métier, et c’est dans ce cadre qu’il faut considérer ses objectifs par une analyse de son action dans son contexte et non

in abstracto.

La pratique médicale s’effectue dans le cadre du colloque singulier où se trouve la source du pouvoir du médecin.

Ces auteurs mettent l’accent sur un point fondamental, le caractère relationnel du pouvoir. Ils ajoutent : « …le pouvoir est inséparablement lié à la négociation : c’est une relation

d’échange, donc de négociation […] c’est une relation instrumentale […]. Dire que toute relation de pouvoir est instrumentale vise simplement à souligner que, comme toute relation de négociation, le pouvoir ne se conçoit que dans la perspective d’un but qui, dans une logique instrumentale, motive l’engagement de ressources de la part des acteurs » (Ibid., p.

57).

Le pouvoir médical aurait une double origine (Loriol 2002) :

- cognitive, en rapport avec les connaissances très importantes que nécessite l’exercice de la médecine. C’est l’origine de l’asymétrie d’information en faveur du médecin dans la relation médecin/malade.

- Symbolique, en raison du domaine dont s’occupe la médecine, la vie, la mort, la maladie.

Le pouvoir médical est fondé sur l’acquisition d’un savoir, d’un savoir-faire, mais aussi d’exigences, de normes, de valeurs et de modèles de comportement transmis durant les études et représentant la socialisation médicale (Dubar et Tripier 2005). Le rôle social, et donc le pouvoir, du médecin peut être défini selon deux dimensions, celle de déviance, d’une part, et celle de relation thérapeutique, d’autre part.

Dans le modèle traditionnel, l’activité médicale est organisée autour des demandes des patients relatives à des dysfonctionnements organiques ou de comportement. Le médecin va alors évaluer l’état du patient à partir du corpus de connaissances académiques, c’est-à-dire socialement reconnues, ainsi qu’au regard de sa propre expérience afin de définir le dysfonctionnement, de l’explorer et de le traiter, si possible. La maladie est ainsi conçue comme une déviance mettant en péril l’ordre social, et le médecin comme un contrôleur social (Ibid.).

Dans la relation thérapeutique le rôle des deux protagonistes est défini de manière asymétrique.

Le rôle thérapeutique du médecin est fait de cinq composantes complémentaires :

- la compétence technique, sanctionnée par le diplôme, elle constitue une obligation

déontologique en France (article R 4127-11 du code de la santé publique),

- l’universalisme qui signifie que l’activité du médecin et la relation médecin/malade sont

- la spécificité fonctionnelle signifie que le médecin est un spécialiste de la maladie et

seulement de cela,

- la neutralité affective permet une approche neutre et objective,

- l’orientation vers la collectivité, à savoir le souci du bien du patient et de la société

(Ibid.).

Le pouvoir médical présente alors deux polarités : la technicité qui est pouvoir sur le malade et sur les autres professionnels de santé, et la relation. Le pouvoir médical est donc tout à la fois un pouvoir d’expert en rapport avec le savoir et le savoir-faire du médecin, mais également un pouvoir sacré (Weber 1921-1995) en raison de la nature particulière des soins de santé.

Un point mérite d’être particulièrement souligné, c’est le caractère performatif de la parole médicale. Il signifie que la parole médicale représente un énoncé qui instaure ce dont elle parle. Certes, il en est ainsi de toute parole d’expert, mais la parole médicale porte sur l’intimité d’une personne. Lorsqu’un médecin dit à une personne « Vous avez un cancer », elle instaure l’état de maladie pour cette personne et pour la société. Dès lors, la vie de cette personne bascule dans l’état de maladie. Elle devient un malade pour elle-même comme pour le corps social. Il faut noter que ce caractère performatif de la parole médicale fonctionne dans les deux sens, lorsqu’une personne atteinte de cancer est déclarée guérie par le corps médical. Toutefois, le pouvoir médical dans certaines maladies comme le cancer reste limité car, pour la société, et souvent pour le malade lui-même (voir infra), la personne reste toujours malade et souffre de discrimination à l’embauche, pour l’accès à un logement et à l’assurance.

Dans les deux cas (technicité et relation), le pouvoir médical est lié à la maîtrise de « zones

d’incertitude, c’est-à-dire à des expertises ou des fonctions qu’eux seuls possèdent, comme individus ou comme catégorie professionnelle […] plus la zone d’incertitude contrôlée par un individu ou un groupe sera cruciale pour la réussite de l’organisation, plus celui-ci disposera de pouvoir » (Crozier et Friedberg 1977). Cela semble particulièrement adapté au médecin, et

celui-ci apparaît comme ayant un pouvoir très important. Cette réalité est exprimée éloquemment par le Dr Xavier Emmanuelli : « L’urgence est la seule spécialité qui me soit

parue évidente. J’ai fait beaucoup de remplacements et j’ai réalisé que ce que je préférais, c’était tous ces actes effectués dans l’isolement et durant lesquels vous êtes puissant. Quand

malade est ressuscité. Vous êtes payé comptant, en quelque sorte […] J’imagine que tous les médecins ont une âme de sauveur et ça ne me déplaît pas »38.

La forme du pouvoir médical est bien sûr l’autorité, c’est-à-dire « …un pouvoir devant lequel

on s’incline, par crainte ou par respect, sans que son détenteur soit contraint d’employer la force » (Ruano-Borbalan et Choc 2002, p. 68). Le pouvoir médical au niveau individuel a

également un versant social qui est la considération ou l’estime sociale dont bénéficie une personne du fait de son appartenance à un groupe professionnel et de l’utilité sociale de son activité.

En outre, la rationalité du médecin individuel n’est pas univoque et le modèle de rationalité instrumentale ne peut prétendre expliquer la totalité des comportements. En réalité, l’activité du médecin correspond bien mieux au modèle rationnel général dans lequel la rationalité se définit ainsi : « le sujet X fait Y lorsque Y a un sens pour lui au sens où il a des raisons de la

faire » (Boudon 2002a et 2002b).

L’acteur a de bonnes raisons de faire ce qu’il fait, mais ces raisons ne concernent pas toujours les conséquences de ses actes, mais dans certains cas seulement. Parmi ces cas, l’acteur considère spécifiquement, mais non systématiquement ses intérêts, et il se livre encore moins souvent à une analyse coût/avantage. Cela peut être également la maximisation économique, mais il s’agit d’une raison parmi d’autres. Parfois ses raisons sont de caractère cognitif, du fait de son adhésion à une théorie qui lui semble vraie. Ses raisons peuvent également être de nature axiologique lorsqu’il agit sur la base d’une théorie ou de valeurs qui lui semblent justes comme l’éthique médicale.

Car « L’essentiel de la vie sociale gravite autour de finalités non économiques. Aussi, quand

les activités économiques et non économiques sont entremêlées, les activités non économiques affectent les coûts et les techniques disponibles pour l’activité économique » (Granovetter

2006). Ce modèle est en cohérence avec la définition philosophique classique de la rationalité (Elster 2006). Une fois de plus, les motivations du médecin montrent à quel point l’action médicale est encastrée dans le social39.

38 Panorama du médecin - 3 mai 2010.

Dans le document L’économie de la médecine libérale (Page 132-136)