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L’origine du malaise

Dans le document L’économie de la médecine libérale (Page 146-153)

L’OFFRE DE SOINS

4.2.9. Le malaise des médecins libérau

4.2.2.2. L’origine du malaise

De nombreux facteurs expliquent le malaise des médecins libéraux.

L’origine économique éventuelle

Nous venons de voir (cf. même chapitre - Les revenus), que les médecins libéraux ont vu leur revenu réel augmenter plus rapidement que celui des autres agents économiques et en particulier celui des cadres. En conséquence, le malaise n’est pas fondé économiquement. Ce résultat est essentiel car il contredit l’opinion commune selon laquelle les médecins libéraux seraient des purs représentants de l’homo oeconomicus.

Dans le domaine sanitaire, l’Etat, en tant que tuteur du système de santé, prend l’essentiel des décisions. Répondant aux souhaits des médecins libéraux, il n’a pourtant pas fait preuve d’un activisme exemplaire pour la médecine libérale : « Le lecteur découvrira peut-être qu’aucune

administration d’Etat, jusqu’à une date récente, n’était compétente pour suivre les problèmes de la médecine de ville […] Pour l’essentiel, il n’y avait personne d’autre que les caisses d’assurance maladie d’une part et le ministre et son cabinet d’autre part pour s’intéresser à toutes les questions de la médecine de ville » (Kervasdoué 2003, p. 10).

hiérarchies sont constamment remises en cause. Le reflux du statut des médecins libéraux participe d’une dynamique sociétale incluant les ingénieurs, les enseignants et les prêtres. Un élément particulièrement frappant est le fait que pour la première fois en 1986, les classes supérieures ont travaillé plus que les classes défavorisées (Chenu et Herpin 2002). Chez les actifs à temps plein titulaires de revenus du premier quartile, la durée hebdomadaire de travail est passée de 44,7 heures en 1974 à 41,3 heures en 1986 et à 38,2 heures en 1998. Dans le même temps, les titulaires de revenus du quartile supérieur voyaient la durée hebdomadaire de travail passer de 43,3 heures en 1974 à 41,5 heures en 1986 et à 44,1 heures en 1998 (Ibid.). Le croisement des courbes s’est donc produit au milieu des années 80. Nous avons vu où se situent les médecins libéraux dans cette hiérarchie du temps de travail.

Ces éléments ont joué un rôle non négligeable. Nous voudrions néanmoins mettre l’accent sur trois facteurs qui paraissent plus importants : la hiérarchisation du corps médical, le décalage par rapport à la réalité et par rapport aux demandes de l’Etat et de la société.

La hiérarchisation du corps médical

Le système de santé est, depuis longtemps, centré sur le savoir médical (décrets de Marly 1707). Le savoir du médecin fonde le pouvoir qu’il détient de produire des soins. Le savoir structure de manière hiérarchique les rapports interprofessionnels au sein du système de santé. Ainsi, l’infirmier est en situation de dépendance par rapport au médecin et la conception de la pratique des soins infirmiers n’existe qu’en fonction de la pratique médicale (Duhart et Charton-Brassard 1973). Les infirmiers, comme les masseurs-kinésithérapeutes, les orthophonistes et les orthoptistes, sont qualifiés d’ « auxiliaires médicaux ».

De la même façon, il existe une hiérarchisation du corps médical fondée, pour l’essentiel, sur le savoir médical. En effet, les médecins d’autrefois possédaient un savoir clinique très développé fondé sur l’expérience acquise de manière rationnelle auprès de nombreux malades atteints de pathologies comparables. Toutefois, ce savoir dépendait du recrutement des malades et possédait en outre une part importante de subjectivité. Le savoir scientifique actuel s’affirme par son caractère objectif, par la confrontation entre les données expérimentales et les enquêtes cliniques réalisées selon une méthode rigoureuse, il tend pour cela à devenir de plus en plus un savoir universel. Or, cela implique une hyperspécialisation et la nécessité de consacrer un temps relativement important à l’information et à la formation permanente. De

par sa nature fondée sur la demande du patient et en raison de la rémunération à l’acte, la médecine libérale n’est guère adaptée à la recherche, et donc à la production de connaissance. De plus, les centres hospitalo-universitaires développent depuis quarante ans une véritable technostructure médicale où des services pratiquent des activités de soins très pointues, mettant en œuvre des techniques parfois très spectaculaires (Steudler 1973). De même, les activités de recherche permettent aux médecins hospitaliers d’échapper à la tutelle de l’administration et d’accroître leur autonomie professionnelle tout en leur permettant d’augmenter leurs publications qui sont prises en compte dans le déroulement de carrière, et de devenir une référence dans leur domaine d’activité. C’est pourquoi la recherche joue un rôle central dans les valeurs professionnelles (Chauvenet 1973). Une enquête réalisée à la fin des années soixante sur la motivation du choix du plein-temps hospitalier créé par l’ordonnance 50.1373 du 30 décembre 1958 a révélé que l’intérêt scientifique venait en tête avec 80% des réponses (Ibid.). Seule la médecine universitaire est productrice de connaissance, elle est donc la référence en termes de savoir et de compétence. Cela explique le fait que les chefs de service des centres hospitalo-universitaires soient depuis toujours au sommet de la hiérarchie médicale. Certes, il en est ainsi depuis deux siècles, mais jusqu’en 1958, les professeurs de médecine étaient des médecins libéraux exerçant à temps partiel à l’hôpital et la quasi-totalité des médecins exerçait en libéral.

Pour les autres segments de la profession médicale, il existe une suprématie de la clinique sur les spécialités techniques (Biologie, radiologie, explorations fonctionnelles), en rapport avec le pouvoir diagnostique et thérapeutique, ainsi que sur la médecine générale (Ibid.). Cette hiérarchisation se traduisait au début des années soixante-dix par les choix effectués par les internes qui privilégiaient la chirurgie. Le choix était fondé sur le savoir spécialisé et la possibilité de faire de la recherche, l’étendue du pouvoir sur le malade et le degré d’autonomie dans la définition de la politique médicale du service (Ibid.). Actuellement, à l’issue des épreuves classantes nationales de 2007 et de 2008, les étudiants ont privilégié les spécialités médicales, puis les spécialités chirurgicales, la médecine générale et, enfin, la santé publique et la médecine du travail (Vanderschelden 2007 et 2008). La hiérarchisation du corps médical se présente donc ainsi : au sommet la médecine hospitalière des centres hospitalo-universitaires, puis les centres hospitaliers généraux, les spécialistes libéraux, les médecins généralistes, les médecins sans activité de soins (santé publique, médecine du

La médecine libérale se présente comme un secteur dominé par la médecine hospitalière plus technique, plus efficace, lieu de la recherche, à l’origine de la quasi-totalité des publications et donc plus prestigieuse et plus prisée. Un élément corrobore cette hypothèse, c’est le fait que de nombreux spécialistes tirent argument de leur position d’attachés de consultation dans un CHU pour se positionner au sommet de la médecine libérale, pour attirer plus de patients et pour pratiquer des dépassements d’honoraires. En revanche, les médecins libéraux ont, en moyenne, des revenus plus élevés. D’autre part, la médecine libérale est elle-même segmentée entre la spécialité de médecine générale, d’une part, et les autres spécialités, d’autre part.

La domination de l’Etat

Mais, la médecine libérale est également dominée par l’Etat. Dans sa lutte pour se constituer en profession, elle a cherché une troisième voie entre l’Etat et le marché (Hassenteufel 1997). Or il est de plus en plus évident que l’Etat est l’acteur essentiel dans le domaine sanitaire, ce qui peut être interprété comme le signe d’un échec de la stratégie collective menée depuis deux siècles.

Ce désir d’indépendance est très ancré dans la culture professionnelle et s’exprime, par exemple, dans le rite consacrant l’entrée dans la profession, la prestation de serment concernant les valeurs universelles de l’humanisme médical (voir encadré 2). La structure du texte du serment est intéressante. Il met longuement en exergue les valeurs morales les plus hautes et donc les plus indiscutables, puis il réaffirme l’indépendance professionnelle et s’achève sur un rappel de la tradition, l’entraide confraternelle. Il se situe donc en position d’intouchabilité afin de mieux affirmer ce que la profession a déjà perdu, une part importante de son indépendance.

La domination de l’Etat s’exprime par la place prééminente qu’il occupe dans la régulation du système de santé à partir du plan Juppé de 1996 et par la place mineure laissée aux médecins libéraux. Cette relégation est très mal vécue et dénoncée par nombre de médecins tels le Dr Maffioli, président de la CSMF : « Les professionnels de santé sont cantonnés à un simple

rôle d’exécutants des décisions prises. Ils n’interviennent ni dans la définition des objectifs des dépenses, ni dans l’élaboration des politiques de santé. Bref, ils disparaissent au profit d’un Etat et de caisses de Sécurité sociale tout-puissants »46.

46

Certes l’Etat domine l’ensemble du système de santé, mais la médecine libérale est doublement dominée, par l’Etat et par la médecine hospitalière. De plus, les experts mandatés par l’Etat sont rarement des libéraux car la connaissance appartient à l’Université et aux CHU. Cela explique que la domination de l’Etat soit si mal vécue alors qu’elle est absolument légitime.

Encadré 2

Le serment médical (annexé à l’article 109 du code de déontologie)

Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité.

Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux.

Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité.

J’informerai les patients des décisions envisagées, de leurs raisons et de leurs conséquences. Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences. Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire.

Admis(e) dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me sont confiés. Reçu(e) à l’intérieur des maisons, je respecterai les secrets des foyers et ma conduite ne servira pas à corrompre les mœurs.

Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément.

Je préserverai l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de ma mission. Je n’entreprendrai rien qui dépasse mes compétences. Je les entretiendrai et les perfectionnerai pour assurer au mieux les services qui me seront demandés.

J’apporterai mon aide à mes confrères ainsi qu’à leurs familles dans l’adversité.

Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré(e) et méprisé(e) si j’y manque.

Le décalage par rapport aux demandes de l’Etat

Manifestement le discours des médecins libéraux est en décalage par rapport aux demandes de l’Etat dans de nombreux domaines.

médical comme dans la société, même si le rapport entre soins de qualité et santé publique n’est pas simple (Le Pen 2008). Nous dirons simplement ici qu’elle implique une formation initiale solide incluant un module de lecture et d’écriture médicale et scientifique, une formation continue réelle pour tous les médecins, une évaluation des pratiques professionnelles, l’intégration dans la pratique des données acquises de la science sous forme de recommandations, l’éducation thérapeutique du patient et une coordination des soins. Elle se présente comme une série de règles et de contraintes souvent ressenties en opposition avec l’autonomie professionnelle ainsi qu’avec le modèle paternaliste de la relation médecin/malade.

- Les missions de service public, la santé publique et la permanence des soins. Par définition, la santé publique implique une approche populationnelle de la santé. C’est particulièrement le cas de la prévention qui est devenue le thème dominant autant que le modèle de la santé publique (Dozon et Fassin 2001). Pour la prévention primaire et secondaire, elle s’adresse à une population non malade, donc sans demande de soins dans l’objectif d’en faire une actrice responsable de sa santé agissant de manière rationnelle. De plus, elle nécessite une mise en œuvre centralisée (au niveau national, régional ou local) ainsi qu’une évaluation. En fait, la prévention représente une politique publique dont il faut évaluer l’efficience, afin de la corriger si nécessaire et de préserver l’équité, c’est-à-dire l’égalité d’accès à la prévention. L’équité et l’impératif d’évaluation sont d’ailleurs deux des principes de la loi de santé publique du 9 août 2004. Tout cela est en opposition avec une pratique purement individualiste de médecins isolés dans des cabinets dispersés et sans relation organique. C’est également en opposition avec une pratique centrée sur le soin qui est la seule valorisée pendant les études médicales, ainsi qu’avec le mode de rémunération à l’acte qui correspond à une médecine de la demande exprimée par le patient. Enfin, l’idéologie exclusive du colloque singulier conduit à rejeter ou à négliger toute politique de santé publique.

Quant à la permanence des soins, elle consiste à rendre réel le principe selon lequel toute personne a droit d’être secourue à tout instant et en tout lieu, et cela, de manière équitable. Elle est organisée par de nombreux textes47 en fonction des recommandations d’un rapport parlementaire (Descours 2003). Les principes d’organisation sont les suivants : sectorisation départementale arrêtée par le préfet, détermination de l’offre de soins et évaluation des

besoins d’après un cahier des charges, régulation organisée par le SAMU, participation des médecins sur la base du volontariat. Concernant ce dernier point, l’article 3 du décret du 7 avril 2005 précise : « En cas d’absence ou d’insuffisance de médecins volontaires […]

constatée par le conseil départemental de l’ordre des médecins, ce conseil […] recueille l’avis des organisations représentatives au niveau national des médecins libéraux […]. Si à l’issue de ces consultations et démarches, le tableau de permanence des soins reste incomplet, le conseil départemental adresse un rapport, faisant état des avis recueillis et, le cas échéant, des entretiens avec les médecins d’exercice libéral, au préfet qui procède aux réquisitions nécessaires ». On voit à quel point ce texte ménage les médecins libéraux,

généralistes en l’occurrence, et comment la réponse graduée due à une insuffisance d’offre de soins permet de respecter l’autonomie professionnelle des médecins. On note également un contraste flagrant entre les conditions matérielles d’organisation (sectorisation, offre et besoins, régulation) qui sont rigoureuses et organisées par l’Etat et la participation volontaire et incertaine des médecins libéraux. L’incertitude de la participation des médecins libéraux constitue un facteur d’inefficience et d’iniquité révélant que la médecine libérale n’est peut- être plus adaptée aux exigences de permanence des soins.

- La régulation, à savoir la maîtrise des dépenses et le rôle de médecin traitant. Incluse pour la première fois dans la convention de 1980, la maîtrise des dépenses ne peut évidemment pas convenir à une médecine libérale rémunérée à l’acte et qui déclare que toute considération économique est contraire à la morale. La fonction de médecin traitant, pour être efficiente, implique un renversement partiel des hiérarchies au sein du corps médical ainsi qu’une révision du mode de rémunération.

- L’équité dans deux domaines, la répartition homogène des médecins sur le territoire et les dépassements d’honoraires. Le premier point touche à la liberté d’installation des médecins et à l’inefficacité des mesures incitatives. Or, la liberté d’installation est à l’origine de disparités importantes et donc d’une inégalité d’accès aux soins. Ainsi, en 2008, la densité de médecins libéraux et mixtes (mixtes : libéraux ayant une activité hospitalière secondaire) variait de 119 en Mayenne à 439 à Paris, soit un rapport de 1 à 3,7 (calcul réalisé par nos soins à partir des données de Sicart 2008). Les dépassements d’honoraires touchent essentiellement les spécialistes et sont également à l’origine d’une inégalité d’accès aux soins, de nature

Le décalage par rapport aux demandes de la société

La société exprime des demandes nombreuses et parfois contradictoires aux médecins. Il est souhaité une offre de soins plus égalitaire, plus en termes de qualité que de proximité, un temps d’attente plus court en salle d’attente, une information à la fois plus complète et plus claire, une approche globale de la personne de type « médecin de famille ». Par ailleurs, le médecin doit faire preuve de qualités d’écoute, de sens pédagogique (explication de la maladie, du traitement, de la prévention) et de compétence en éducation thérapeutique. Enfin, les patients expriment le désir d’une amélioration de la coordination et de l’orientation dans le parcours de soins dans lequel le médecin généraliste est souvent perçu comme un intermédiaire obligé (ONDPS 2008). Comme on peut le voir, beaucoup de ces souhaits ne peuvent être correctement satisfaits par les médecins libéraux car ils sont en contradiction avec certains principes de la médecine libérale comme la liberté d’installation ou le paiement à l’acte ou vont contre le modèle de relation paternaliste traditionnel.

Ce phénomène n’est nullement limité à la France. Profondément, il semblerait qu’en Occident, le contrat implicite entre la société et le corps médical ait été révisé. La société exprime de nouvelles exigences aux médecins. Il leur est demandé une plus grande responsabilité, de placer le patient au centre des soins, d’être plus disponible pour leur patient, d’avoir tout à la fois une pratique conforme aux données actualisées de la science et adaptée aux moindres spécificités des patients, d’avoir une activité de santé publique et de promouvoir la qualité des soins, d’évaluer leur pratique sur des critères techniques ou non ainsi que sur la perception qu’en ont les patients, d’être confronté à une culture croissante du blâme (Edwards et al. 2002). Il semblerait que la société soit trop exigeante envers les médecins qui ne sont que des hommes et qui, de plus, partagent les valeurs de la société.

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