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L’échec de la régulation de la démographie médicale

Dans le document L’économie de la médecine libérale (Page 191-199)

L’OFFRE DE SOINS

4.5. LES COMPORTEMENTS OPPORTUNISTES DES MEDECINS LIBERAU

4.6.2. L’échec de la régulation de la démographie médicale

La régulation de la démographie médicale constitue un bon exemple d’erreurs conceptuelles aboutissant à la situation tendue actuelle.

L’excès de régulation

La pierre angulaire de cette régulation est constituée par le numerus clausus qui consiste à fixer le nombre de places offertes au concours de fin de 1ère année. Il a été institué en 1971 où il représentait 8 531 postes, puis il est resté au dessus de 8 000 postes durant les années 1970, avec un maximum de 8 725 postes en 1977. Ensuite, il a baissé continûment pour atteindre 3 500 postes en 1993, niveau auquel il est resté jusqu’en 1998 où il a été relevé à 3700. Or, au début des années 2000, on s’est rendu compte qu’il y aurait un possible déficit de médecins. En fait, il s’agissait de mieux maîtriser les dépenses de santé par une équation simple selon laquelle une réduction du nombre de médecin réduirait mécaniquement les dépenses. En 1988, on crée le MICA (Mécanisme d’Incitation à la Cessation d’Activité) permettant aux médecins de plus de 60 ans, puis de 57 ans, de bénéficier d’une allocation de cessation d’activité au prorata de la durée d’activité libérale jusqu’à 65 ans. Cette mesure a perduré jusqu’à fin 2002 et a bénéficié à 10 500 médecins.

De même, on ne peut qu’être surpris par la loi du 17 janvier 2002 et par le décret du 3 octobre 2003 qui permet aux médecins généralistes de se réorienter vers la médecine du travail ou la médecine préventive alors que le rapport Berland de novembre 2002 annonçait une pénurie (Berland 2002).

Cette situation est surprenante, car le nombre de rapports sur la démographie médicale est particulièrement élevé. Le plus emblématique est le rapport Lazar qui pose bien le problème tel qu’on le concevait à l’époque : « Bien qu’aucune démonstration formelle n’en conforte

l’affirmation, l’un des points qui réunisse d’emblée un consensus presque parfait est que le nombre de médecins est d’ores et déjà trop élevé et que le large excès prévu dans les vingt ans à venir ne manquera pas de poser de graves problèmes. Quatre solutions sont habituellement proposées : continuer à réduire le nombre d’étudiants en médecine ; favoriser les conversions vers d’autres métiers d’un certain nombre de médecins en cours d’études ; favoriser les reconversions des médecins déjà formés ; stimuler les départs anticipés en retraite… » (Lazar 1990, p. 12).

44 123 à 60 810 (+ 38%) et le nombre de spécialistes de 31 698 à 52 751 (+ 66%), alors que durant la même période, la population française n’a augmenté que de 7% (Mougeot 1999). Pourtant, ce qui aurait dû éveiller l’attention, c’est le fait que l’activité des médecins libéraux, loin d’accuser une baisse, a connu au contraire une croissance remarquable. Les actes de généralistes ont augmenté de 47%, les actes de généralistes par habitant de 37%, les actes de spécialistes de 104% et les actes de spécialistes par habitant de 94% (Ibid.). En réalité, ces données sont en rapport avec une intensification des soins et une médicalisation accrue de la vie. Cette situation qui aurait dû rassurer les médecins libéraux a fortement inquiété les pouvoirs publics qui y voyaient une des raisons de la dérive des dépenses et, par conséquent, un moyen de maîtriser celles-ci sans rien toucher d’essentiel.

Ce qui est frappant à la lecture de ces rapports, c’est que leur approche est strictement arithmétique. Ils considèrent le nombre de médecins du moment et extrapolent pour le futur sans considération aucune de l’évolution des mentalités et sans prendre en compte l’importance de la féminisation du corps médical et toutes les implications qui en découlent. Or, ces deux points sont fondamentaux. Les femmes sont actuellement majoritaires chez les étudiants en médecine et chez les jeunes médecins. Ainsi, après les Epreuves classantes nationales, elles représentaient 57,9% de l’effectif des internes en 2004 et 63,7% en 2008 (Vanderschelden 2008), alors que leur temps de travail est inférieur à celui des hommes et quelles répugnent, en raison de leurs charges familiales, à prendre des gardes et des astreintes et se détournent des spécialités où la charge de travail est trop lourde. Après les ECN en 2008, les femmes ne représentaient que 40,2% des internes de spécialités chirurgicales (Ibid.). En 2004-2006, l’URML de Rhône-Alpes (URML-RA) a réalisé quatre enquêtes afin d’établir un état des lieux de la permanence des soins dans la région. Le nombre médian de gardes effectuées annuellement variait très peu en fonction du sexe dans le Rhône, 8 chez les hommes et 6 chez les femmes (URML-RA 2006). Ce même nombre était de 21 gardes chez les hommes et 13 gardes chez les femmes dans la Loire (URML-RA 2005a), de 21 gardes chez les hommes et 11 gardes chez les femmes dans l’Isère (URML-RA 2004) et de 35 gardes chez les hommes et 4 gardes chez les femmes en Savoie (URML-RA 2005b). Des données de l’Assurance maladie confirment cette tendance (Fivaz et Le Laidier 2001).

L’expérience un peu plus ancienne de brusques variations du nombre d’étudiants en médecine est également très éclairante. Après la parution du décret du 12 mai 1960, le nombre de médecins conventionnés a fortement augmenté, ce qui a solvabilisé de nombreux français

pour lesquels les soins étaient difficiles voire inaccessibles. La demande de soins ayant fortement augmenté, les études de médecine sont devenues très attractives à une époque où les médecins généralistes étaient encore des notables. Entre 1963 et 1967, le nombre d’étudiants inscrits en 1ère année de médecine est passé de 9 880 à 24 448, soit une croissance de 150% en quatre ans (Dang Ha Doan 2005). Comme nous l’avons vu, durant les années 1970, le

numerus clausus est resté très élevé, ce qui a provoqué l’afflux de nombreux jeunes médecins

à la fin des années 1970 et durant les années 1980. Or, il semble que ce phénomène biaise la perception collective de la réalité et provoque tout à la fois la crainte d’une concurrence chez les médecins installés et celle des pouvoirs publics de voir les dépenses de santé déraper (Ibid.). De plus, comme nous l’avons dit, une des tendances lourdes de notre société est le désir d’accroître le temps de loisir au détriment du temps de travail. Enfin, dans les souhaits des jeunes médecins, la médecine libérale occupe une place très minoritaire.

La conséquence de cette imprévoyance est que la décennie 2010-2020 devrait connaître une certaine tension démographique. La DREES a réalisé des projections pour les deux décennies à venir qui montrent que, même selon le scénario tendanciel dans lequel le numerus clausus augmenterait continûment jusqu’au chiffre de 8 000 en 2011 et serait maintenu jusqu’en 2020, le nombre de médecins en activité passerait de 208 000 en 2007 à 188 000 en 2019, soit une baisse de 9,7% (Attal-Toubert et Vanderschelden 2009). Parallèlement, comme la population française devrait croître de 10% environ, la densité médicale passerait de 327 médecins pour 100 000 habitants en 2007 à 292 en 2030.

La mauvaise régulation qualitative

Elle concerne deux points. Le premier est la revalorisation insuffisante du métier de généraliste, malgré le fait qu’il existe un consensus pour considérer que le généraliste doit être le pivot du système de soins. Il faut néanmoins nuancer le propos, car depuis trois ans, la situation semble s’améliorer. Les nouveaux internes avaient choisi la médecine générale à 42% en 2006, à 49% en 2007, à 51% en 2008 et à 49,3% en 2009 (Fauvet 2010). Pourtant, la convention médicale actuelle fait la part belle aux autres spécialités au détriment de la spécialité de médecine générale. En outre, il est reproché à cette convention d’avoir maintenu le paiement à l’acte quasi exclusif, en particulier pour le médecin traitant.

Une enquête de la CNAMTS portant sur les zones de recours aux soins fondées sur les flux des patients entre leur domicile et le cabinet du généraliste a été réalisée en 2004. Sur les 7 742 zones établies, 119 apparaissaient en difficulté, regroupant 0,6% de la population de la France métropolitaine. Dans ces zones, la densité médicale en 2002 était deux fois plus faible que sur l’ensemble du territoire et les généralistes avaient effectué en moyenne 8 868 actes contre une moyenne nationale de 5 000 actes environ. Par ailleurs, 524 zones regroupant 3,5% de la population apparaissaient comme fragiles. Au total, les zones de tension démographique concernaient 4,1% de la population. Les régions les plus touchées étaient la Picardie, le Nord- Pas-de-Calais, la Champagne-Ardenne, la Lorraine, la Basse-Normandie, les Pays de la Loire et le Centre (CNAMTS 2005a).

Pourtant, les mesures prises pour limiter la répartition inégale des médecins sur le territoire sont très nombreuses. A côté des mesures quantitatives que sont l’affectation préférentielle du nombre de postes du numerus clausus et d’internes vers les régions à densité médicale faible, il faut noter les contrats de bonne pratique prévus dans la convention médicale (en zones franches urbaines, en milieu rural et dans les stations de sport d’hiver).

Par ailleurs, il existe des mesures financières nationales, les médecins exerçant dans des communes de moins de 10 000 habitants ou en zone franche urbaine peuvent bénéficier d’exonération fiscale partielle pendant deux ans et de charges sociales pendant cinq ans et bénéficier de soutien dans les zones non médicalisées (honoraires majorés de 20%, aide au remplacement et à l’exercice en groupe). Les régions ont également mis en place des mesures telles que l’exonération de la taxe professionnelle pour une période de deux à cinq ans dans les communes de moins de 2 000 habitants ou dans les zones de revitalisation rurale avec, dans ce dernier cas, une exonération totale de l’impôt sur le revenu pendant cinq ans, puis une exonération dégressive durant les neuf ans qui suivent, une aide à l’installation ou au maintien des médecins dans les zones prioritaires, des bourses d’études aux étudiants (Bourgueil et al. 2007).

L’échec de ses mesures rend compte d’une mauvaise appréhension du problème, essentiellement en termes économiques faisant du médecin libéral un homo oeconomicus classique. Or, les mesures qui viennent d’être énumérées sont tellement incitatives, du point de vue d’un agent économique strictement rationnel, que l’on se demande pourquoi les médecins, si souvent dénoncés comme opportunistes, n’ont pas profité d’une telle aubaine. C’est donc que le problème a été mal posé.

A notre sens, il convient de ne pas reproduire les erreurs sociologiques du passé et de considérer deux éléments fondamentaux, le premier est le fait que les jeunes médecins rechignent à s’installer en libéral et le deuxième que les facteurs déterminants de l’installation ont trait à la qualité de vie (Schweyer 2007, Bernier 2008).

Un sondage effectué en décembre 2006 pour le compte de l’Ordre des médecins auprès de médecins nouvellement inscrits montrait que parmi les déterminants du choix du mode et du lieu d’exercice, 81% privilégiaient l’équilibre entre leur épanouissement personnel et leur vie professionnelle, ce qui excluait le temps de travail « …submergeant et débordant tous les

autres temps sociaux » lié à « …un dévouement inconditionnel aux patients, une disponibilité permanente pour les astreintes et les gardes » (Robelet et al. 2006, p. 1). Le deuxième

élément est, pour 58% des sondés, que le lieu d’installation soit compatible avec la profession et les attentes du conjoint et pour 55%, qu’il soit proche d’autres professionnels de santé et d’un plateau technique complet. En revanche, la perspective d’un revenu élevé n’était déterminante que pour 16% des sondés. Si 36% des étudiants et 40% des jeunes médecins se déclaraient prêts à s’installer à l’avenir en zone rurale (60% et 63% étaient d’un avis contraire), 57% des étudiants et 64% des jeunes médecins pensaient que la vie y est plus difficile.

De même, 37% des étudiants et 36% des jeunes médecins se déclaraient prêts à s’installer en banlieue d’une grande ville dans un quartier difficile (62% et 64% étaient d’un avis contraire), mais 67% des étudiants et 66% des jeunes médecins pensaient que l’environnement y est moins agréable, 55% des étudiants et 67% des jeunes médecins qu’on peut s’y faire agresser et 48% des étudiants et 68% des jeunes médecins que l’exercice du métier y est plus difficile61.

Une enquête réalisée en 2006 pour l’Ordre des médecins montre que, si le généraliste libéral exerçant seul en zone rurale constitue une référence identitaire forte, les jeunes médecins veulent s’en écarter, rompant ainsi avec «… l’éthos professionnel classique de la profession

médicale, c’est-à-dire les manières de faire, d’être et de penser propres à la profession de médecin » (Robelet et al. 2006, p.1), ce qui équivaut à un choc des générations. De même,

alors que pour les générations antérieures, la valeur dominante attachée à la médecine libérale était le paiement à l’acte, pour les jeunes générations, la valeur dominante est, sans surprise, la liberté d’installation. La position de l’Académie nationale de médecine envisageant des

mesures contraignantes pour corriger les inégalités géographiques d’accès aux soins est à cet égard surprenante (Ambroise-Thomas 2007).

Il apparaît, au contraire, que la liberté d’installation doit être respectée même si cette position semble céder un peu trop facilement aux exigences du corps médical (HCAAM 2007, Bernier 2008). En effet, les médecins pourraient contourner de telles mesures en choisissant un mode d’exercice particulier. De plus, les médecins s‘installeraient plus volontiers dans les villes moyennes ou en périphérie des grandes villes. Il conviendrait également, afin de ne pas rompre le contrat implicite liant la nation aux médecins, que les mesures prises ne concernent ni les médecins installés ni les étudiants en cours d’internat (Bernier 2008). Sans cela, il est à craindre que le sentiment d’exploitation des médecins généralistes ne s’aggrave. Ce sentiment serait d’ailleurs justifié, car il serait fondé sur la réalité d’une société qui demanderait le sacrifice d’une profession pour le bien collectif, ce qui est à rebours du sentiment général.

Toutefois, ces éléments, pour aussi importants qu’ils soient, ne sauraient épuiser la question. Il existe une autre explication, d’ordre politique. C’est celle défendue par M-O Déplaude (Déplaude 2009). Pour cet auteur, il n’y a pas eu d’erreur commise car « …la diminution

escomptée du nombre de médecins a été délibérément souhaitée par certains segments bureaucratiques » (Ibid.). En effet, dès la fin des années 1960, la direction du budget

(ministère des finances) s’est émue de l’augmentation rapide du nombre de médecins et de son impact sur les dépenses de santé. Ce n’est qu’au milieu des années 1970 que les difficultés de financement de la sécurité sociale ont été inscrites de manière durable sur l’agenda gouvernemental.

L’accroissement jugé trop rapide du nombre de médecins a été accusé d’être à l’origine d’un dérapage injustifié des dépenses de santé au nom du principe selon lequel l’offre de soins créerait la demande. Faisant fi de la crise économique et du fait que les recettes de l’Assurance maladie dépendent de la croissance économique, certains des hauts fonctionnaires ont mis en exergue la concomitance entre le déficit de la sécurité sociale et l’accroissement sans précédent des effectifs de médecins. Au nom de ce principe, soutenu par la direction de la sécurité sociale (ministère de la santé) puis par la CNAMTS, la direction du budget a utilisé le numerus clausus à la fin de la 1ère année des études de médecine comme un instrument de maîtrise des dépenses de santé.

L’intérêt de cet instrument est qu’il agit à long terme, ce qui permet de contourner le pouvoir politique des médecins dont l’influence sur les décideurs est grande. Dans son rapport déjà cité, Choussat ne dit pas autre chose : « Il est relativement plus facile et plus efficace de jouer

sur le nombre de médecins que de plafonner le nombre d’actes par médecin » (Choussat

1996, p. 3). D’autre part, cela permettait de ne pas interférer avec les négociations conventionnelles. En 1992, la direction de la sécurité sociale justifiait la baisse du numerus

clausus de 3750 à 3500 : « [Un numerus clausus à 3750] aura un effet très négatif sur la renégociation de la convention médicale : comment justifier l’exigence d’une politique effective de maîtrise si, dans le même temps, le gouvernement crée une dépense supplémentaire de l’ordre de 300 millions de francs annuels ? » (Compte rendu d’une réunion

entre les directions du ministère de la santé, l’Education nationale et la CNAMTS - 9 septembre 1992, cité par Déplaude 2009).

Cette position est partiellement partagée par les auteurs du « Livre blanc sur le système de

santé et d’assurance maladie » (Soubie et al.1994). Ces auteurs sont beaucoup plus nuancés,

et leur position semble plus conforme à la réalité : « En effet, ce n’est pas dans la seule

évolution de la démographie médicale qu’il faut trouver l’explication de l’augmentation des dépenses en France, mais d’une part, dans la conjugaison de cette croissance démographique et de l’absence de régulation et, d’autre part, dans un déséquilibre très marqué de la répartition par discipline. Au cours de la dernière décennie, la densité de spécialistes a augmenté de 68% alors que celle des généralistes n’augmentait que de 19% » (Soubie et al.

1994, p. 72).

Concernant l’absence de régulation et le déséquilibre entre les médecins généralistes et les autres spécialités, des microsimulations réalisées sur les dépenses de 1992 en fonction des pratiques de 2000 permettent de construire le profil hypothétique des dépenses qu’auraient eu les individus observés en 1992, s’ils avaient bénéficié des mêmes soins qu’en 2000, confirment l’affirmation du « Livre blanc ». En effet, les changements de pratiques expliquent la totalité de l’augmentation des dépenses entre ces deux dates (Dormont 2009). C’est donc le progrès technique qui est la source principale de croissance des dépenses de santé. Il se manifeste par deux mécanismes complémentaires : la substitution du traitement (et plus généralement de la prise en charge), par un traitement innovant, plus efficace ; la diffusion des traitements innovants. Or, ces deux mécanismes sont intimement liés à l’augmentation du nombre de médecins spécialistes qui pratiquent une médecine de plus en plus technique (Ibid.).

La conclusion est que la croyance des hauts fonctionnaires n’était que partiellement fondée et qu’elle éludait la question de la bonne répartition entre médecins généralistes et autres

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