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4. Le lieu retrouvé : des effets proustiens non anticipés

4.3 Montage des Épaves scintillantes

4.3.1 Voie des images

Cette comparaison du lieu remémoré avec la photographie contribue ainsi à réaffirmer l’idée qu’ultimement, plutôt qu’une recherche du temps perdu, la véritable quête de cette démarche aura davantage consisté à retrouver des lieux perdus. En ce sens, la route qu’évoque le récit constitue une structure de raccord entre différents lieux qui en incarnent d’autres. Préalablement à la mise en séquence des images, leur rassemblement impliquait d’examiner les potentialités de trajectoires de la route imaginaire que leur mise en commun allait générer. Cela a voulu dire, par exemple, d’évaluer comment l’ordre des images pouvait en affecter l’interprétation. Il pouvait s’agir aussi de réfléchir aux modalités de représentation de différentes formes de déambulations, telles que le rapprochement ou l’éloignement d’un lieu ou encore la considération d’autres voies possibles. Ainsi, le travail d’assemblage des photographies que j’allais effectuer se présentait comme l’occasion de penser l’image en la situant à l’égard d’un fil d’abord invisible qui finirait par incarner une voie de déplacement.

Une fois que toutes les photographies furent réalisées, un travail de présélection puis d’organisation chronologique fut établi. Puis, alors que j’organisais les images en sous- divisions de séquences narratives, le passage d’un lieu à l’autre apparut progressivement. La chronologie associée aux différents espaces présentés en images donnait déjà lieu à un récit

de déplacement. Puisque les prises de vue avaient été produites en différents lieux sur une période de trois ans, cette réunion initiale m’apparut comme la première incarnation tangible du récit. Alors que celui-ci avait été consulté par fragments au cours des prises de vue, il se révélait enfin dans son entièreté. Il agissait mentalement à titre de structure et de joint invisible entre les images.

Visuellement, la structure du montage se rapproche concrètement de l’idée d’une voie de déplacement, alors que les espaces de travail d’Adobe Première Pro ou de Final Cut Pro proposent aux cinéastes de suivre une ligne horizontale pour faire progresser leurs histoires. Tels les rails d’une voie ferrée, les images se trouvent obligatoirement rattachées les unes aux autres. Il est bon de rappeler qu’aux premiers temps du cinéma, plusieurs observateurs virent dans ses effets une analogie avec les moyens de transport. Sergueï Eisenstein aurait notamment établi des rapprochements entre la vision générée par le déplacement en diligence et celle des images en mouvement, y décelant une expérience visuelle préparant le regard à l’idée du montage157. D’autres y distinguèrent une parenté avec le voyage en train. Selon

Adalberto Müller, le train vient conditionner le regard à l’expérience du cinéma avant même son invention, induisant une nouvelle façon de regarder l’espace s’apparentant à celui des images mouvantes :

Tout en voyageant dans un « projectile » en mouvement, le passager de train aura une vision discontinue des choses. Le train confère au passager une « perception mécanisée » des choses, et entraîne par conséquent une modification du champ de vision et des autres sens : les images vues de la fenêtre se confondent, parfums et odeurs se mélangent, et créent des effets de synesthésie et de panorama dans la perception158.

Pour en revenir au montage, cette analogie à la voie ferrée se présente également du point de vue de l’autre ligne qui progresse parallèlement à celle des images : la voie du son. Visuellement, la bande des images et la bande-son existent d’abord en tant que deux lignes distinctes se suivant parallèlement, alimentées par la trame du même récit, d’une même

157 Adalberto Müller, art. cit., p. 3. Müller se réfère à Joachim Paesch, Literatur und Film, Stuttgart, Metzler, 1997.

trajectoire de juxtaposition. Cette dualité vient s’inscrire parmi d’autres dédoublements qui avaient été déjà anticipés au troisième chapitre, dans le choix de produire une autofiction prenant pour fil conducteur le récit routier. Des dédoublements s’opérant, par exemple, entre les lieux évoqués et les lieux montrés, entre la route réelle de l’histoire et les nouvelles configurations établies par les lieux photographiés, mais également entre le je réel de la voix enregistrée et le je autofictionnel du récit. Ainsi, le travail de montage des Épaves

scintillantes aura généré l’interaction de différentes formes de doubles, dans une structure

qui s’avérait aussi préalablement double. Mais ultimement, le rassemblement institué par le montage mènerait justement à abolir certaines dualités, à générer une fusion des formes par la rencontre qui s’opérerait alors.

Cette intention de fusion se manifeste aussi par la modalité d’intégration filmique des images. À la différence des films de Cumming, d’Eustache et de Frampton, qui furent auparavant étudiés, ici les photographies ne sont pas filmées. Elles ont été intégrées directement au film, en tant que photogrammes. Alors que ce choix établit une distance visuelle de l’instance narratrice en abolissant la possibilité d’une monstration du contexte d’énonciation, il favorise paradoxalement un effet d’immersion qui contribue à rapprocher le récit des images. Ce choix résulte de la nature du récit, qui contrairement aux films précédemment cités, présente une narration qui n’a rien du commentaire spontané ou de la performance partiellement scénarisée.

Il est pertinent d’observer ce qui résulte de cette rencontre. Alors que le texte a été créé en premier, par son enregistrement sonore puis par le montage, il se trouve finalement apposé aux images. Bien que distinctes des réalités qu’elles évoquent, les images, elles, se trouvaient déjà en quelque sorte à contenir le texte puisqu’elles avaient été générées en transposant celui-ci. Le texte peut exister de façon autonome, qu’il soit lu ou entendu – il peut être consommé sans les images. Qui plus est, il s’avère porteur d’images. Du côté du corpus d’images, on aurait pu anticiper que celui-ci disposerait de moins d’indépendance. La diversité des lieux évoqués par le texte à transposer laissait présager une grande variété d’ambiances et de contextes à joindre, et ainsi certaines difficultés à produire des raccords cohérents lors des passages d’un lieu à l’autre.

Il faut toutefois rappeler qu’en cours de production, des choix de lieux à photographier furent déterminés ou modifiés après l’accomplissement de certaines prises de vue déjà effectuées. La réalisation de l’ensemble des prises de vue s’est donc produite en prenant en considération une inspiration évoluant selon le travail mené « sur le terrain », favorisant ainsi l’établissement de liens entre les différents lieux photographiés, au-delà du travail de planification préalablement mené. Puis, au cours de l’étape de présélection et de mises en séquences des images, des critères de cohérence visuelle ont encore contribué davantage à préciser certains choix. Ainsi, les images regroupées en suivant l’ordre des différentes étapes évoquées par le récit comportent des éléments qui font en sorte qu’elles partagent des liens visuels. Puisqu’il réfère au même univers fictif, le récit devient pour les photos un élément d’unification latente. Sans celui-ci, le regardeur qui observe les images peut établir différents liens entre celles-ci.

Bien qu’il présente plusieurs lieux distincts variant selon le récit, l’ensemble du corpus visuel comporte diverses formes de récurrences. Évidemment, ces récurrences s’expliquent en partie par le genre du film. Traditionnellement au cinéma, le genre du road movie révèle nécessairement les lieux associés au déplacement routier que sont les motels, les stations- service, les enseignes lumineuses, les bâtiments industriels des autoroutes, ou encore les constructions rustiques des petites villes de campagne. Cependant, d’autres motifs sont aussi instaurés par les approches avec lesquelles les lieux furent photographiés.

Le fait, par exemple, qu’aucun bâtiment photographié ne comporte de présence humaine. Qu’ils soient intérieurs ou extérieurs, les lieux représentés sont toujours déserts, même lorsqu’il s’agit d’espaces normalement fréquentés par des visiteurs ou des clients. Le sujet photographique demeure toujours gardé à une certaine distance. D’ailleurs, de façon générale, le film présente peu de gros plans. Ceux-ci surviennent principalement lorsque sont présentés des intérieurs. Un élément architectural de ces intérieurs revient toutefois fréquemment : la fenêtre. On la retrouve dès les premières images de la maison, avant le départ, puis dans les chambres de motel et dans plusieurs photos du voilier. Mais elle est aussi montrée de l’extérieur, pour évoquer le manoir Faber, ou encore, pour présenter des

vitrines de boutiques. Alors que cette récurrence fut observée après la prise de vue, on pourrait expliquer cette propension à une volonté inconsciente de rechercher une forme de mouvement dans la fixité, en captant des choses lui étant associées : la nature extérieure ou encore le reflet de choses normalement en action. Que ce soit en peinture, au cinéma ou en photographie, le surcadrage de la fenêtre permet la mise en présence d’une image à l’intérieur d’une image. Ici, les fenêtres et les vitrines constituent des équivalents aux écrans du téléviseur ou de la salle de cinéma qui sont aussi présentés à certaines occasions. Il s’agit de deux catégories d’images qui renvoient à la forme générale de l’œuvre, qui opère un recadrage filmique de photographies, mais qui, à un second degré, consiste également à la réactivation d’images intérieures. À ces exemples, pourrait aussi s’ajouter celui des quelques enseignes lumineuses (fig. 17) prises dans la noirceur. Tout comme les écrans et les fenêtres, elles constituent des sources de lumière, de scintillement.

Figure 17 : Florence Le Blanc, tiré du film Les Épaves scintillantes, 2018.

Avec cette idée de brillance, de scintillement, un premier élément évoqué par le titre de l’œuvre est ici cerné. Mais l’autre élément qui compose ce titre, l’expression « épaves », se fait aussi très présent dans le corpus. À des degrés variables, plusieurs éléments photographiés constituent des formes d’épaves. D’abord la cabane abandonnée sur le terrain

de la résidence familiale, puis les différentes demeures évoquant la ville fantôme de Faberville. Sans être abandonnés, d’autres bâtiments du corpus démontrent des états de négligence ou de précarité qui peuvent aussi être associés à l’idée d’épave. Qui plus est, le fait de présenter des lieux qui s’avèrent toujours déserts contribue aussi à cette idée d’abandon, de temps suspendu.

D’autres éléments peuvent être associés à des épaves, mais de façon moins directe. Certaines photographies présentent des véhicules qui, sans être en décrépitude, semblent en retrait de la vie courante. On peut prendre comme exemples les roulottes stationnées, aperçues au gré de la route, ou encore les manèges représentant des vaisseaux dans un centre d’achat démodé. Et puisqu’ils attendent indéfiniment, les bateaux miniatures des vitrines (fig. 18, p. 158) peuvent aussi évoquer des épaves. Alors que l’épave constitue un élément récurrent du texte (le bateau des Delorme qui a coulé, la ville fantôme de Faberville, le visionnement du film

Titanic) elle constitue aussi, et autrement, un élément fréquent du corpus visuel.

La culture navale s’avère un autre élément prédominant de l’ensemble de la série photographique. Avant que le voilier ne soit sélectionné pour représenter la villa, une certaine part de hasard et d’intérêt avait déjà fait en sorte que plusieurs de mes photographies comportaient déjà des représentations de bateaux. L’évocation de la mer survient également par la présence de photographies prises en Gaspésie. Alors que mon voyage dans cette région est survenu à un moment où j’étais très concentrée sur la réalisation photographique du projet, le fait d’y poursuivre mon travail concordait avec mon intention de travailler à partir de la proximité immédiate, de mon présent. L’éloignement visible à l’égard des autres lieux utilisés pour la transposition du récit ne m’apparaissait pas incohérent, puisque je photographiais des lieux au bord de la mer, et donc potentiellement accessibles au voilier incarnant la villa.

Figure 18 : Florence Le Blanc, tiré du film Les Épaves scintillantes, 2018.

Intrinsèquement associé au genre du road movie, le « courant artistique » auquel on peut associer le projet – la photographie de road trip – fut fortement influencé par des photographes tels que Walker Evans159; il présente souvent des conventions héritées de la

tradition nord-américaine du documentaire. Il semble que certaines de ces conventions aient influencé la présente démarche. On peut prendre comme exemples le cadrage souvent frontal des sujets, le choix de toujours travailler avec de la lumière naturelle, mais également un intérêt pour le quotidien et pour l’architecture vernaculaire160. Aux récurrences de sujets et

des approches, s’ajoutent des prédilections pour certaines couleurs et certaines formes de luminosités qui ont également contribué au rapprochement des images. Ainsi, convenons que les images du corpus partagent diverses catégories de liens. Sans le texte, leur succession instaure une suite, une autre forme de récit exclusivement visuel. Les images comportent un « texte » et le texte comporte des images. Dans cette perspective, on pourrait craindre que la réunion de ces deux entités comporte le risque de briser leurs différents degrés d’évocations respectifs. Possiblement. Il s’agit d’une éventualité à considérer dans le cadre d’un projet de recherche-création dont la nature s’avère exploratoire. Cependant, l’intention première de la réalisation des Épaves scintillantes demeure la mise en relation filmique de ces deux

159 David Campany, « A Short History of the Long Road », The Open Road, op. cit., p. 8-38.

catégories « d’images » qu’évoquent le récit et les photographies. C’est toutefois avec une certaine ouverture que sont anticipés les effets de l’œuvre qui en résulte et qu’est envisagée aussi la possibilité de lui donner éventuellement d’autres formes161.