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Expériences d’estrangement dans la réalisation des Épaves scintillantes

3. Sur la route de l’estrangement

3.1 Un estrangement au-delà de l’estrangement tel que défini par Kracauer

3.1.2 Expériences d’estrangement dans la réalisation des Épaves scintillantes

Parce qu’elle s’intéresse aux rapports entre l’intériorité du photographe et son action de photographier, tout en prenant en considération les idées de Proust sur le regard et la mémoire, cette réflexion de Kracauer permet de soulever différentes questions relatives à la présente démarche. Considérant les premières idées que Kracauer formule à propos de l’estrangement, il semble que pour le penseur, l’estrangement signifierait que le photographe se trouve dans un état d’éloignement d’abord en regard de lui-même, du fait qu’il ne puisse directement exprimer ce qu’il ressent autrement que par les choix qu’il opère lors de la prise de vue. Il serait donc question ici d’une situation générale, qui peut être associée à toute personne employant la photographie avec une relative volonté d’expression, qu’elle en soit consciente ou non. On pourrait alors convenir que parce que la démarche des Épaves

scintillantes s’avère photographique, elle devrait être nécessairement associée à cet état.

L’affirmation de cette idée nécessite toutefois d’être nuancée. Il faut rappeler qu’ici la prise de vue est menée avec la conscience que ce qui est photographié sera employé à des fins de

108 Ibid., p. 47.

109 Idem. 110 Idem.

transposition. Plus qu’une conscience, il s’agit formellement d’une intention. On ne peut voir la prise de vue photographique comme une action où est complètement limitée l’expression de l’être intérieur qu’est le photographe puisqu’ici c’est son détournement anticipé qui devient l’acte d’expression. Mais de ce point de vue, la démarche concorde avec les idées de Kracauer, puisque ce sont les différents choix opérés au cours de ce processus qui font en sorte d’exprimer l’intériorité – les souvenirs et les faits fictifs – que je tente de matérialiser par la photographie.

Si en français on parle d’estrangement, le terme original exprimé en anglais par Kracauer dans la première édition de Theory of Film est le mot alienation. Spontanément en lisant le texte de Kracauer, je ne songeais pas à l’idée d’une aliénation. J’avais plutôt interprété le terme estrangement comme le fait de se sentir étranger à quelque chose, sans forcément que ce soit envers soi. Si cette interprétation n’est pas contradictoire avec ce que dit Kracauer, elle oriente davantage la compréhension du terme du point de vue de la perception d’un environnement donné que de celui de l’identité du regardeur qu’est le photographe. Cette perspective divergente aura aussi généré une autre interprétation de l’auto-estrangement. Le terme se présentant davantage pour moi comme l’idée de se placer volontairement dans une situation où l’on doit se comporter en étant étranger à soi. Rappelons toutefois qu’il s’agit de perceptions spontanées et non d’un suivi rigoureux des idées initiales de l’auteur. Mais puisque le projet Les Épaves scintillantes implique différents exemples de distanciations opérées entre l’état intérieur du photographe et l’environnement qu’il capte, on peut supposer que sa réalisation aura généré différents états d’estrangement, s’en rapprochant pour certains traits et s’éloignant pour d’autres aspects de la définition initiale de Kracauer.

Au-delà de l’état intérieur anticipé pour tout photographe auquel se réfère Kracauer, je trouve intéressant de réfléchir aux états d’estrangement et à ceux d’auto-estrangement du point de vue de leurs effets sur la représentation de l’espace. Mon intention de travailler à partir de lieux relativement familiers pour incarner des espaces intériorisés par le souvenir ou l’imaginaire se présente ainsi comme l’occasion d’explorer l’idée d’un estrangement dépassant la définition formulée par Kracauer. La démarche qui encadre ce processus, comme ce fut démontré au deuxième chapitre, aura d’abord consisté en la planification et la

détermination de chacun des lieux à photographier en vue de transposer les lieux évoqués par le récit. Puis vint l’étape de la captation photographique de ces lieux, dont seront examinés quelques exemples ici.

En photographiant les divers lieux investigués en vue de transposer mon récit, j’ai vécu des expériences qui peuvent correspondre sous différents angles à l’idée d’un estrangement formulée par Kracauer. Sur certains points, ces expériences concordent davantage avec la perception spontanée que je me faisais de l’estrangement ; cette idée de créer une distanciation volontaire dans la vision que l’on se fait de son environnement immédiat. Je relate ici cette expérience à partir de trois exemples distincts de lieux photographiés pour mon projet. D’abord, certaines routes en périphérie de la ville de Québec, investies en vue d’incarner différents coins de la Floride. Puis, le quartier Saint-Grégoire-de-Montmorency, exploré pour évoquer la ville de Port St. Lucie, et enfin, différentes habitations des rangs de Saint-Antoine-de-Tilly, d’Issoudun et de Sainte-Croix dans Lotbinière, qui ont servi à matérialiser la ville fantôme de Faberville.

Pour représenter la Floride, qui constituait une étape importante de ce récit de voyage, j’ai choisi de travailler dans la région de la Côte-de-Beaupré. Différents secteurs de cet environnement que je fréquente couramment me rappelaient le séjour en Floride. D’abord le boulevard Sainte-Anne en été, entre Beauport et Beaupré, qui m’évoquait la route américaine en bord de mer. J’ai donc débuté mon exploration photographique sur le boulevard Sainte- Anne, que j’ai parcouru en voiture plusieurs matins successifs. J’avais anticipé que différents éléments de ce lieu s’avéraient propices à la projection de mes souvenirs de la route de Floride. Alors que j’emprunte normalement cette route tous les jours en direction de Québec, je ne la prends qu’occasionnellement dans la direction opposée. S’il m’arrive parfois de prendre cette route en direction du mont Sainte-Anne, c’est le plus souvent pour des raisons hors de mon quotidien. Des raisons davantage récréatives, qui se situent en dehors du travail et des obligations.

Dans sa réalité, avec ses motels, ses campings et ses boutiques pour touristes, cet environnement comporte plusieurs structures aménagées à des fins récréatives et qui auront

certainement influencé mon intention d’y retrouver la Floride. Or, les matins où je l’ai photographiée – et évidemment je m’efforçais de rester concentrée sur ce souvenir – j’ai vraiment eu l’impression que cette route correspondait assez fidèlement à certains souvenirs que je gardais de la Floride. Tandis que je photographiais différents aménagements le long du fleuve (fig. 8), il advint que ces espaces se présentèrent à moi en m’évoquant des déambulations que j’avais réellement effectuées en Floride. À un point tel que je finis par éprouver un manque en repensant à la situation qui m’était évoquée et que je ne pourrais plus connaître.

Figure 8 : Florence Le Blanc, tiré du film Les Épaves scintillantes, 2018.

Aussi, lors de cette prise de vue, il s’est produit une distance du réel générant une perception des choses teintée par le souvenir. La photographe que je suis s’est alors distanciée de son réel immédiat, pour se focaliser sur son état intérieur. On ne peut pas parler ici d’une complète distance à soi-même, mais plutôt d’un éloignement de certaines parties de soi pour se concentrer spécifiquement sur d’autres parties projetées sur ce qui est perçu. Mais en se projetant sur ce qui est vu, on se trouve tout de même à vivre une distance en regard de ce que l’on est, du fait qu’on se détache de la réalité immédiate. Ici, par exemple, le boulevard Sainte-Anne évoque la route de Floride. Il y aurait donc estrangement à l’égard de soi, mais

il s’agit d’une partie de soi rattachée au présent pour faire place à une autre partie de soi, correspondant au souvenir et à l’imaginaire.

Ce premier exemple démontre que mon expérience semble aussi correspondre à la seconde conception de l’estrangement chez Kracauer, lorsqu’il mentionne, comme ce fut cité plus tôt, que le photographe « mobilise tout son être (…) dans la matérialité des objets qui le cernent »111. En choisissant de transposer des souvenirs ou encore des faits inventés, c’est-à-

dire issus de mon intériorité, moi aussi je mobilise mon être – ma mémoire, mon imaginaire – sur les choses que je photographie. Je projette des souvenirs ou des produits de mon imaginaire sur ce que je regarde au présent en vue de produire ce que Kracauer appelle des « configurations fortuites ».

Tel que cité précédemment112, dans ce même passage, Kracauer compare le photographe à

un « explorateur parcourant des étendues vierges » dont le processus implique la production de configurations issues de sa singularité propre. Or, cette idée d’explorateur incite à considérer qu’il pourrait aussi s’agir pour le photographe de regarder une chose qu’il connaît bien comme si c’était pour la première fois. Mais n’est-ce pas, d’une certaine manière, l’intérêt d’une démarche qui produirait des photos au-delà de la volonté de commémorer ? Produire la photographie d’une chose que l’on connaît n’implique-t-il pas aussi l’intérêt de découvrir une nouvelle façon de regarder cette chose ? Toutefois, au cours de la réalisation de mon projet, je pense avoir connu une expérience assez littérale de cette association du photographe à l’explorateur.

Un des matins au cours duquel je photographiais différents aménagements touristiques du boulevard Sainte-Anne, je me suis sentie de plus en plus investie par l’idée de la Floride. Alors que je m’approchais de l’heure du midi, mon inspiration m’a amenée à me diriger ensuite vers le boulevard des Chutes. Je pressentais que le boulevard des Chutes, avec ses motels, sa végétation luxuriante et la proximité d’un cours d’eau et des marécages de la baie de Beauport, pourrait déjà évoquer chez moi une idée plus globale de la Floride. Cette

111 Siegfried Kracauer, op. cit., p. 45. 112 Idem.

exploration du boulevard des Chutes m’a progressivement guidée vers le quartier Saint- Grégoire de Montmorency.

Figure 9 : Florence Le Blanc, tiré du film Les Épaves scintillantes, 2018.

Bien que j’habite à proximité de ce quartier depuis une dizaine d’années, je ne l’avais parcouru qu’en voiture. Je n’avais jamais pris le temps de marcher à l’intérieur de ses petites rues. Traversé par une voie ferrée, le quartier était envahi par une végétation qui m’évoquait particulièrement celle des États-Unis, mais aussi une certaine négligence qu’on retrouve plus couramment dans certaines de ses régions. Soudainement, plusieurs éléments me faisaient penser au quartier où vivait ma parente ayant inspiré le personnage de tante Maureen, en Floride113. Évidemment, certains facteurs favorisaient cette inspiration, notamment le fait de

m’y trouver pendant la période estivale, l’ensoleillement important que j’y constatais au moment de la prise de vue qui se déroulait entre neuf et onze heures du matin, et surtout le fait de garder constamment mon souvenir de la Floride en tête…

113Annexe 2 : Port St. Lucie

Ces pensées à propos de la Floride, entretenues au même moment où je découvrais ces espaces, agissaient alors en moi comme la voix d’un narrateur qui oriente les images d’un film. Elles attiraient mon attention vers différents sujets où s’établissaient encore de nouvelles configurations entre ma pensée et ma vision. La proximité du fleuve me donnait l’impression de me trouver dans une ville américaine en bord de mer. Au sein de cette « ville de vacances américaine », un élément assez spécifique aux différents aménagements interpella mon attention : le blanc que revêtaient la plupart de ses habitations, réanimant alors le souvenir que je gardais des villas floridiennes. Et puis, il y avait leurs grandes galeries. Il me semblait évident que ces galeries devaient avoir été installées en vue de profiter de la vue du cours d’eau avoisinant, ici le Saint-Laurent, en moi le golfe du Mexique. En pleine journée d’été, il était peu étonnant que l’on retrouve des serviettes de plage suspendues aux galeries. Mais au moment où je les photographiais, ces serviettes venaient surtout attester mon impression de la Floride. À cette heure du midi, je pouvais voir les habitants du quartier installés sur leurs galeries à profiter du beau temps, ou encore je les croisais alors qu’ils se promenaient. Parfois, sans les voir, je pouvais entendre leurs voix par les fenêtres ouvertes de leurs habitations alors qu’ils préparaient le dîner. Une vague odeur de barbecue planait dans les environs. Un climat de vacances émanait de l’ensemble des lieux.

J’ai parcouru et photographié le quartier Saint-Grégoire avec l’impression de m’y trouver comme une exploratrice, d’abord parce que j’y découvrais et photographiais des choses que je n’avais pas regardées auparavant même si je les avais déjà vues. Au-delà de ma volonté de transposer des images mentales par la photographie, j’ai donc vécu l’expérience de voir pour la première fois une chose que je connaissais pourtant déjà. Alors que la définition de l’auto-

estrangement de Kracauer paraît donner une prédominance à la dimension identitaire du

processus de distanciation, ici elle n’est pas questionnée. Mais l’idée d’opérer une distance à l’égard de ce qui nous est familier demeure, et de ce point de vue on peut parler d’estrangement puisqu’il s’agit bien de se rendre étranger aux choses qui nous entourent. Il y a également quelque chose d’auto, du fait que la chose se produit en soi-même. Sans être complètement opposée à l’auto-estrangement de Kracauer, cette idée s’inscrit dans une perspective distincte, puisqu’on passe d’un point de vue axé sur l’identité de l’artiste à un point de vue qui concerne sa perception de l’autre.

C’est en considérant cet exemple, que j’apporte ici une adaptation du terme d’estrangement en regard de la présente démarche. Tel que préalablement mentionné, l’auto-estrangement ne se produit pas ici de façon « naturelle ». S’il se produit une expérience qui s’y apparente, celle-ci s’avère performée114, du fait qu’elle est recherchée, voire artificiellement recréée,

pour être employée en guise de moteur de création. On pourrait qualifier ce processus d’auto-

estrangement « performé ». S’il peut s’avérer risqué d’employer ici ce terme, puisqu’il

pourrait se produire une certaine confusion à l’égard des idées initiales de Kracauer, on pourrait éventuellement le remplacer par l’expression estrangement auto-performé. Toutefois cette autre formulation comporte aussi un risque, celui de la redondance, puisque la pratique courante de la performance implique assez souvent l’idée d’auto, d’agir soi- même, voire de se faire subir à soi-même quelque chose. Pour cette raison, la première proposition de formulation est provisoirement retenue.

J’ai surtout eu l’occasion de vivre l’état d’estrangement que définit Kracauer lors de mes séances de prises de vue dans la région de Lotbinière, dont j’ai parcouru les rangs de Saint- Antoine-de-Tilly, d’Issoudun et de Sainte-Croix, à la recherche de constructions abandonnées. Alors que mon intention était d’évoquer Faberville, j’ai été amenée à regarder ces différents lieux que je connaissais avec de nouvelles attentes qui étaient associées à ma volonté de construction d’un « ailleurs ». On ne peut pas parler réellement d’une vision nouvelle ; toutefois cette expérience m’a permis d’adopter une attitude divergente du « moi » social avec lequel j’interagis normalement dans cet environnement, à cause de la nouvelle posture que je devais adopter en réalisant mon projet.

Alors que j’ai grandi dans cette région et que j’ai encore des proches qui y résident, il me semblait étrange de m’y promener avec l’intention d’en photographier les lieux comme on enregistre habituellement des choses pour d’autres raisons : parce que celles-ci nous étonnent, qu’on les trouve belles ou qu’on ne les reverra plus. Cette pratique, qui m’obligeait

114 Hoffmann et Jonas considèrent comme « performées » les démarches photographiques où le photographe s’approprie le sujet qu’il photographie de manière à « construire un récit personnel et fragmentaire » (Jens Hoffmann et Joan Jonas, op. cit., p. 148).

à entrer autrement en contact avec des choses que je connais déjà, m’a donné l’impression d’être devenue étrangère à mon passé. Il en était ainsi du point de vue du regard, mais aussi de l’attitude à adopter auprès de ceux qui m’ont vu y agir à titre de photographe. Je pense notamment au rang Bois-Clair, que je visitais souvent durant mon adolescence. Vingt ans plus tard, alors que tôt le matin je circulais dans le même rang avec l’intention de photographier plusieurs de ses maisons, j’éprouvais une certaine culpabilité lorsque je croisais les habitants du coin qui me saluaient. Dans ce lieu, où tout le monde se connaît et où la circulation est rare, il s’avère normal d’envoyer la main à toute voiture qui passe. C’est donc ce que firent plusieurs habitants du Bois-Clair en me voyant. Contrairement à la scène de la Recherche que décrit Proust, je n’étais pas extérieure au monde que j’observais avant de le photographier. Et ainsi je répondais aux salutations, mais c’était avec un vague sentiment d’imposture. Puis ce sentiment d’étrangeté s’amplifia lorsque je repérais des endroits correspondant à l’idée que je me faisais de Faberville. Mon impression d’agir comme une « espionne », voire comme une « cambrioleuse », ne devant pas se faire repérer, m’incitait à travailler discrètement. Je garais subtilement ma voiture, je circulais rapidement et procédais à des prises de vue plutôt brèves.

Puisque Faberville est une ville fantôme, mon idée était de photographier les maisons dont l’apparence laissait présager un certain abandon115. Ainsi, à proprement parler, cette

démarche n’impliquait pas un grand risque concernant les propriétaires normalement absents de ces demeures, mais je m’en faisais surtout pour les voisins qui auraient pu venir me poser des questions. Cet état d’esprit, la culpabilité de « voler » des images sans demander, la peur de me faire interpeller, me faisait sentir étrangère à ce rang que j’avais pourtant fréquenté assidûment pendant l’adolescence. De ce point de vue, je pense avoir connu une expérience qui rejoint partiellement les idées de Kracauer, sur un estrangement qui se produirait en regard de l’identité du photographe. Précisons qu’il s’agit en ce cas de l’identité sociale du photographe.

Il faut aussi prendre en considération le fait que dans cette expérience, ces lieux de Lotbinière, parce que je les connais depuis « toujours », comportaient un lien plus étroit avec mon

115Annexe 2 : Faberville

identité, avec mes souvenirs, que les autres lieux des précédents exemples. Ainsi, l’intention photographique s’en distingue du fait qu’ici le travail consistait à relater davantage des éléments fictifs, en l’occurrence la ville de Faberville qui n’a jamais existé, contrairement à la Floride, un lieu bien réel, et relaté à partir du souvenir que j’en garde. Alors que je photographiais les constructions abandonnées de Lotbinière, j’étais plus influencée par l’idée de construire quelque chose de nouveau (la ville imaginaire de Faberville) que de restituer un lieu remémoré (la ville réelle de Sarasota). Possiblement, cet état d’esprit aura induit une approche davantage concentrée sur la réalité de ces espaces, plutôt que sur l’observation attentive d’un état intérieur.