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2. Construire à partir du vestige : les potentialités fictionnelles du sujet fixe

2.1 Voice : off de Donigan Cumming

2.1.4 Voice : off versus Locke’s Way

Au premier chapitre, il a été convenu que dans Locke’s Way, Donigan Cumming agit à la fois comme Operator de la caméra vidéo et Spectator des photographies. Dans Voice : off, puisqu’il manipule les photographies devant la caméra, il occupe également cette double position ; toutefois ici ce ne sont plus ses réactions aux images qui sont captées. Elles ont été remplacées par les séquences du quotidien de Gerald Harvey. Alors que ses activités de

Spectator donnaient lieu à une performance autofictionnelle dont il était l’acteur, avec Voice : off il joue désormais le rôle du témoin. On peut parler d’un rôle ici, puisque dans les

faits, les témoignages et actions qu’il capte paraissent partiellement scénarisés. Si Cumming semble exploiter la « fixité » latente de ses sujets comme il le fait pour ses photographies, il se place aussi parmi ceux-ci en jouant dans son film.

On pourrait considérer Voice : off en guise de bifurcation fictionnelle de l’histoire de Locke’s

Way. Cette idée sous-entendrait que Locke’s Way comporte une plus grande part de réalité

que Voice : off. Est-ce vraiment le cas ? Possiblement, mais rien n’est complètement noir ou blanc. Dans Locke’s Way, Cumming commente les photographies qu’il présente à la caméra en semblant se référer à ses souvenirs personnels. En visionnant ce film sans voir Voice : off, on pourrait croire qu’il s’agit d’une action relativement spontanée et dont la nature performative conférerait une dimension unique aux commentaires qui semblent relever de ses réactions devant le surgissement des souvenirs. Or, l’existence de Voice : off contredit cette impression. Bien qu’ils varient légèrement, les commentaires que le vidéaste formule devant les mêmes photographies sont très similaires. La mise en parallèle des deux films dévoile alors un acte de narration qui s’avère finalement répété, voire reproductible. Les deux films ont été réalisés la même année et, possiblement, Voice : off a pu l’être après

Locke’s Way, mais même en considérant cette possibilité, la mise en commun des deux films

s’avère susceptible d’enlever une part de plausibilité à Locke’s Way.

Au cours de l’analyse du remploi des photographies familiales, il a été constaté que celles-ci semblaient constituer des prothèses pour incarner matériellement le passé de Gerald. En attribuant à Gerald les photographies d’enfance de Julian, Cumming semble compléter les parties manquantes du casse-tête occasionné par la perte des souvenirs ou la difficulté de communiquer du vieil homme. Évidemment, la mise en commun des deux films révèle que

Voice : off est une construction fictive, mais il se produit aussi d’autres effets qui influencent

l’interprétation que l’on peut faire des deux films. Plus largement, cette mise en commun donne lieu à une réflexion sur les potentialités d’une vie. En projetant deux destins divergents sur une même enfance, un même point de départ, Cumming démontre la dimension arbitraire de l’existence. C’est d’ailleurs pour illustrer cette potentialité des destins que Tom Tykwer fait aussi l’usage de photographies dans son film Lola rennt (1998). Dans ce film, où le récit repose sur la perspective de plusieurs vies parallèles, à chaque fois que la situation initiale de l’héroïne subit une variation, les conséquences de cette variation sur le cours de son existence sont démontrées brièvement par la présentation de nouvelles suites photographiques. Contenant chacune des étapes distinctes, les photographies deviennent alors l’occasion de raconter virtuellement, d’associer des « ça-aurait-été » à l’histoire principale.

Chez Cumming, cette idée d’une dimension arbitraire de l’existence avait notamment été inspirée par sa propre relation avec Julian, qui dans la réalité avait été envoyé en institution suite à la naissance80 du réalisateur. Cette notion d’interchangeabilité entre les deux frères

est importante à considérer dans l’interprétation des deux films. Martha Langford rapporte d’ailleurs certains propos du vidéaste qui donnent une idée du poids qu’aura eu cet événement dans la perception de son existence personnelle. L’artiste aurait notamment terminé une conférence en formulant l’interrogation : « Je ne suis pas mon frère, pourquoi pas ? [sic] »81.

80 Martha Langford, Scissors, Paper, Stone. Expressions of Memory in Contemporary Photographic Art, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2007, p. 74.

Pour l’historienne de l’art, le film postule ceci : « Mon frère n’est pas ici parce que j’y suis. Je suis ici parce que mon frère n’est pas ici. »82

Alors que Voice : off construit un nouveau passé à Gerald Harvey, d’une certaine manière le film fournit également un autre futur à Julian Cumming. Si l’on se fie à l’histoire racontée dans Locke’s Way, il semble que Julian/Jerry aura passé sa vie en étant isolé du reste du monde, « préservé » dans l’institution où ses parents l’ont placé. Or, Voice : off semble donner à l’enfant qu’il a été une suite hors de cette institution. Mais, puisque le véritable Julian est filmé alors qu’il est adulte, c’est bien à l’enfant des photographies, et non à l’homme qu’il est devenu, que cette possibilité est donnée. La potentialité d’autres existences est également attribuée aux parents, puisque la lecture que fait Cumming de leurs portraits oriente leur interprétation en les associant aux différents témoignages de Gerald et de ses proches. D’une part, il ouvre son histoire personnelle à l’univers fictif que constitue l’ensemble de son œuvre et, de l’autre, il l’intègre à sa vie. Lorsqu’elles sont réunies et qu’on les considère à titre d’ensemble, les deux œuvres constituent un pont, une structure de passage entre la réalité personnelle de Cumming et la fiction.