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3. Sur la route de l’estrangement

3.2 Auto-estrangement performé

3.2.3 Des pratiques apparentées sur plusieurs plans

Parce qu’ils donnent lieu à différentes formes de relations entre l’état intérieur du photographe, son identité sociale et l’espace dans lequel il évolue par des actions performatives, les exemples de Pierre Gauvin et de Sophie Calle ont pu élargir le questionnement sur les parallèles ou les extensions pouvant être associés à l’estrangement et à l’auto-estrangement. Au-delà de cet axe de réflexion, il s’avère intéressant de souligner plusieurs points communs distingués entre leurs approches, mais également en regard de la démarche menée par la réalisation des Épaves scintillantes.

D’abord du point de vue de la posture identitaire, il fut remarqué que Gauvin et Calle partageaient le point commun de se placer en situation de voir autrement en produisant des contextes où l’acte photographique est réalisé en prenant compte d’une intériorité ou d’une identité distincte du moi social. Chez Gauvin, cela passe par la création d’un personnage, alors que chez Calle cela consiste plutôt à se placer dans une situation où l’artiste doit se comporter autrement que dans son quotidien. Elle se fait « autre » en adoptant un regard divergeant qu’une autre vie lui offrirait ou en s’adaptant à la vie des autres. Les deux pratiques se rejoignent alors du fait de jouer à regarder autrement que par soi.

Les projets de Calle et de Gauvin constituent deux exemples où les frontières de l’identité sont également remises en question par la photographie. Alors que Gauvin isole une partie de lui dans un personnage en mettant de côté le reste, Calle élargit son identité à différentes éventualités par la fiction et la performance, ou encore se place en situation où elle est obligée de faire abstraction de son identité réelle. Tous deux se trouvent ainsi à performer des identités autres, révélant par la photographie des passages vers ce qui s’apparente à de l’auto-

estrangement performé. Cette dimension identitaire semble a priori constituer une différence

importante avec Les Épaves scintillantes. L’œuvre, bien qu’elle soit autofictionnelle, ne repose pas sur le changement identitaire. Un élément s’en approche tout de même : celui de produire une démarche où est distingué le « moi intérieur » du « moi social »123. De cette

123 Vinciane Boudonnet, « Échos de la Recherche chez les Beats : Proust sur la route », Proust, l’étranger, sous la dir. de K. Haddad-Wotling et V. Ferré, Amsterdam-New York, Rodopi, coll. CRIN, no 54, 2010, p.167.

division, un choix est posé en vue de faire fi d’un « moi social », enraciné dans un présent et un quotidien, afin de considérer seulement un « moi intérieur » existant par l’histoire relatée.

Alors qu’elles mènent des quêtes de natures divergentes, les trois démarches doivent composer à partir de protocoles sous-jacents à la réalisation de ces quêtes. Ceux-ci se présentent comme les règles d’un jeu, réalisé dans un temps et dans un espace prédéterminé, conférant aux actions alors posées une dimension performative. Chez Gauvin et Calle, il s’agit, respectivement, d’adapter ses actions aux traits spécifiques du personnage généré par la mise en œuvre d’un autre soi ou d’un soi qui devient autre lorsqu’il se trouve ailleurs autrement. Comparativement à ces pratiques, c’est plus spécifiquement sur l’idée de produire un ailleurs autrement que reposent le protocole de réalisation des Épaves scintillantes, dont la suivie de règles passe par le respect de caractéristiques spécifiques rattachées au souvenir ou à la vision de lieux intériorisés.

Les trois pratiques partagent ainsi le point commun de s’alimenter, voire de se régénérer, par le déplacement. Chez Sophie Calle124, le déplacement constitue un moyen de transformation

lui permettant d’expérimenter d’autres états que le sien, alors que pour Gauvin la réalisation de séjours de production à l’étranger lui permet d’alimenter les aventures de Normand. C’est sur ce plan qu’il s’avère plus difficile d’associer leurs pratiques aux idées d’estrangement de Kracauer, puisque par définition le véritable estrangement devrait nécessairement se définir en regard du connu, du familier. C’est donc d’abord de ce point de vue qu’il faut insister sur la nature performée de leur démarche. Autrement dit, l’estrangement ou auto-estrangement s’y avèrent « fabriqués ». C’est d’ailleurs à partir de ce point que les exemples de Calle et de Gauvin ont été sélectionnés, l’idée étant de mettre en parallèle, avec Les Épaves scintillantes, différentes pratiques où l’estrangement et l’auto-estrangement relèvent de la construction volontaire.

Subséquemment aux étapes de production photographique, les trois démarches observées se poursuivent pour donner lieu à des fictions prenant différentes formes. Chez Gauvin, les

124 Bien qu’il ne soit pas abordé, le film No Sex Last Night (1992) de Sophie Calle est également pris en considération dans la présente réflexion.

aventures de Normand sont alimentées par la production de nouvelles séries, alors que chez Calle il se produit plusieurs formes de créations (vidéographiques, installatives, littéraires, etc.) qui présentent divers rapports d’intertextualité entre les œuvres. La présente démarche, elle, se trouve réalisée principalement avec l’intention de produire une autofiction regroupant plusieurs langages qui donnent lieu à une seule œuvre.

Dans ces trois exemples, on mise sur la tension entre les potentialités narratives de l’image et les parts de réels qu’elle transmet malgré les détournements autofictionnels qu’elle subit. Le texte est alors employé à conférer une unité aux ensembles que forment les images et à les faire évoluer en suivant une narration. Chez Calle particulièrement, et il est envisagé que ce soit également le cas pour Les Épaves scintillantes, le texte permet d’assister aux actions du narrateur en transmettant l’idée d’un présent ultérieur aux actions qu’il raconte. Le texte, s’il comporte un décalage avec ce qui est montré, proposera potentiellement des effets de dédoublements où le lecteur en arrivera à hésiter entre ce qu’il voit et ce qu’on lui dit de voir.

Le rapprochement le plus intéressant qui a pu s’observer entre les différentes pratiques examinées intervient maintenant ici. Comme ce fut constaté plus tôt, ce sont des projets qui impliquent des quêtes assez distinctes. Il s’agit de causes, voire de prétextes, employés pour alimenter la production : Pierre Gauvin déambule entre différents lieux en étant habité par un personnage que d’une certaine manière il se trouve à poursuivre ; Sophie Calle prend en filature un inconnu ; le projet Les Épaves scintillantes vise à retrouver un passé enfoui et mythifié. Des quêtes qui – parce qu’elles se rattachent à l’imaginaire, au souvenir ou à l’inaccessibilité – font preuve d’une intangibilité qui leur donne une présence fantôme.

Il faut souligner que les trois démarches donnent également lieu à de nouvelles formes de représentations des environnements qu’elles mettent en scène. D’abord Sophie Calle, par l’image, permet de « contaminer » Venise de la fiction qu’elle conjugue à la présentation de son expérience. Sans être métamorphosée, la Sérénissime garde son identité, mais on lui attribue des faits partiellement fictifs qui peuvent venir teinter l’interprétation que l’on en fait. Alors que la nature autofictionnelle de l’œuvre instaure une relation équivoque avec le réel, on peut penser que les effets de réel s’en trouvent plus grands. De son côté, Pierre

Gauvin transmet l’impression d’un « ailleurs » chez le regardeur pourtant susceptible de bien reconnaître les espaces visités par Normand. Il s’agit de deux catégories d’effets qui normalement devraient aussi se retrouver dans Les Épaves scintillantes. D’abord du fait que les espaces photographiés ne correspondent pas véritablement aux espaces évoqués par le texte, il s’instaure une interprétation fictive du lieu réel représenté. Deux effets opposés, mais complémentaires peuvent alors se faire sentir : ou alors les lieux évoqués auront l’apparence d’une étrange proximité, ou alors les lieux photographiés prendront la connotation d’un éloignement. Mais un effet de fiction peut également se produire du fait qu’on associe des faits fictifs à des lieux réels.

Chez Calle, la présentation de l’œuvre sous la forme d’une publication se dédouble en deux perspectives : on assiste au déroulement du projet de l’artiste, mais également à sa bifurcation vers l’autofiction. Ce dédoublement entre réel et fiction rejoint un autre dédoublement initialement engendré par la forme de l’œuvre, du fait qu’elle opère une trajectoire qui consiste à suivre quelqu’un d’autre :

Filer l’autre, c’est lui donner de facto une double vie, une existence parallèle. N’importe quelle existence banale peut en être transfigurée (sans le savoir), mais n’importe quelle existence exceptionnelle peut en être banalisée. C’est cet effet de dédoublement qui surréalise l’objet dans sa banalité, et tisse autour de lui la trame étrange (éventuellement dangereuse ?) de la séduction125.

Cet aspect est important à considérer puisque l’on s’intéresse ici à des exemples de pratiques qui se produisent à l’occasion de déplacements et qui se trouvent ensuite à mettre en scène le voyage. Est-ce que ce fameux fantôme, l’homme inconnu – à l’instar de Normand, ou encore, des souvenirs pourchassés avec Les Épaves scintillantes –, n’est-il pas susceptible, dès le départ, d’instituer une trame double dans le récit ? Cette interrogation mène à une nouvelle étape de réflexion où seront examinées les potentialités de bifurcations et de dédoublements qu’induit la route, et plus largement le récit de voyage, lorsque ceux-ci s’avèrent employés en guise de structure narrative.

125 Jean Baudrillard, op. cit., p. 85.