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La route en tant que sujet et structure du récit autofictionnel

3. Sur la route de l’estrangement

3.3 La route en tant que sujet et structure du récit autofictionnel

D’abord parce qu’elle implique une structure linéaire, la route présente une forme qui convient bien à l’élaboration d’une fiction. Les possibilités de stations, de retours ou de bifurcations qu’elle suppose font qu’elle constitue une structure potentiellement favorable à l’articulation d’un récit. Si l’on prend l’exemple de l’élaboration des Épaves scintillantes, la route fut préliminairement envisagée en tant que liaison. Elle était d’abord pensée comme un prétexte qui servirait à rassembler plusieurs éléments distincts – des souvenirs disparates, des faits imaginés, des images mentales marquantes – « unifiés » par leur inscription dans un même récit de voyage. Mais ce « prétexte » initial se transforme finalement en un fil conducteur qui permet d’alimenter la fiction.

Comme cela se remarque fréquemment, le récit autofictionnel permet parfois de donner vie aux choses que nous n’avons pu effectuer dans la réalité. Et ainsi la route, par les différentes configurations temporelles qu’elle permet d’incarner – entre passé et présent, entre fixité et mouvement –, peut alors devenir l’occasion de matérialiser cette bifurcation vers le chemin qu’on aurait aimé prendre.

Dès qu’on s’y engage, la route « délaissée » ne cesse-t-elle pas de l’être au profit de l’autre, et vice versa, autrement dit le choix de l’une ne fait-il pas de l’autre la bonne ? Ne reste-t-il pas toujours une route « not taken », perspective aussi rassurante que vertigineuse si le sens d’une vie dépend tout entier de la décision prise au départ ? Chaque route ne mène-t-elle pas à d’autres embranchements identiques, et comment revenir si l’autre route, au temps de la première décision, avait été celle qui aurait tout changé126.

Si l’on observe le projet Les Épaves scintillantes dans son ensemble, on constate qu’il génère plusieurs types de dédoublements. D’abord, un dédoublement institué par la nature autofictionnelle de l’histoire où le réel côtoie l’invention. Ensuite, un dédoublement présent dans les potentialités d’interprétation des photographies transposant le récit, puisqu’ici les lieux initiaux évoqués sont représentés par d’autres, et que ce dédoublement est activé lors de l’expérience vidéo où la narration s’oppose d’une certaine manière aux images. Enfin, un

dédoublement du je : celui de la réalité, du présent, et le je de la fiction, associé à une époque antérieure, tous deux se retrouvant en une seule voix, celle du narrateur dont la présence partagée entre ces deux pôles se fait ambivalente.

La route, à la fois sujet de représentation et structure du récit, finit, elle aussi, par se dédoubler du point de vue de ces différents axes. Il y a la véritable route, celle qui existe réellement entre le Québec et la Floride et qui est évoquée par le récit, puis l’autre route, celle qui n’existe pas, mais se matérialise par la réalisation photographique du projet. Concrètement, cette seconde route se constitue par l’assemblage de différents lieux qui, dans la réalité, ne se trouvent pas reliés les uns aux autres par une seule voie. Puisque le projet implique une certaine transparence à l’égard de la réalité des lieux photographiés, on peut supposer qu’un spectateur les reconnaissant au-delà de leurs identités fictives sera amené à élaborer mentalement la trajectoire de cette seconde route. Dans cette perspective, cette trajectoire pourra varier d’un spectateur à l’autre, et donc on peut considérer que les potentialités d’incarnations de cette seconde route s’avèrent multiples.

Dans son ouvrage The Open Road (2014), David Campany rassemble les travaux de différents photographes qui ont mené des projets associés à la route nord-américaine, en présentant d’abord l’histoire de cette pratique127. Après avoir été source d’exploration puis

symbole des libertés individuelles, la route américaine se retrouve confrontée aux clichés de sa propre représentation. Selon Campany, dès les années 1970, les photographes128 qui

prennent pour sujet le territoire américain doivent composer à partir d’un sujet tellement connoté qu’il s’avère parfois difficile de séparer le réel de sa représentation mythique. Les photographes qui suivront, en incluant ceux de notre époque, doivent donc composer avec la dualité d’un sujet réel et de son édification dans l’imaginaire collectif. Qu’elle soit fictive ou documentaire, toute démarche photographique qui prend pour sujet la route nord-américaine s’avère inévitablement confrontée à ce dédoublement entre le perçu et les attentes, de même

127 David Campany, The Open Road. Photography & The American Road Trip, New York, Aperture Foundation, 2014, p. 8.

128 Campany donne notamment en exemple l’œuvre Merced River, Yosemite, 1979 de Stephen Shore et la série

que les codes précédant la rencontre de ce perçu sont nécessairement influencés par sa mythification.

Pour Bernard Benoliel et Jean-Baptiste Thoret, tout road movie implique une trajectoire qui s’avère double, du fait qu’il se produit, parallèlement au déplacement extérieur évoluant sur le territoire, un trajet s’effectuant dans l’intériorité du protagoniste : « Cette fois, ce n’est pas l’Autre qu’on affronte ou rejoint au bout du compte, mais l’autre soi qu’on retrouve idéalement et même l’Autre en soi (l’Indien). »129 Ici, « l’Indien » semble incarner pour les

auteurs l’idée d’un soi qui serait enfoui, presque disparu ou refoulé, et dont la connotation primitive énonce une plus grande proximité à la nature, s’opposant possiblement à la civilisation, à ses règles et à ses codes, et à tout ce qu’ils peuvent refréner dans la singularité d’un individu. De ce point de vue, l’exemple de Normand paraît correspondre à cet autre, ce moi « sauvage » que Gauvin pourrait bien vouloir poursuivre par ses déplacements. Le projet

Les Épaves scintillantes met également en scène un autre type d’état primitif : celui de

l’adolescence. Un état de transition où le sujet quitte l’enfance, les « origines », alors qu’il est sur le point de suivre les codes et les règles de la société en s’approchant de l’âge adulte.

De ce point de vue, l’idée de travailler à partir de la route permet de raconter différentes expériences de nature identitaire, comme ce fut observé avec les exemples de Gauvin et de Calle, mais également de produire diverses trajectoires opposant le temps et l’espace. D’une certaine manière, tout mouvement généré par le déplacement sur un territoire donné amplifie l’apparence de fixité des espaces qui sont alors visités. Des espaces qui semblent correspondre à une autre époque, désormais interrompus, hors du temps qui défile. On n’a qu’à penser à tous ces road movies où le héros s’arrête dans une ville habitée par une communauté « péquenaude », vivant à l’ancienne, et qui, du fait de ses valeurs rétrogrades, tolère mal la venue de l’Étranger. On peut prendre en exemple le machisme auquel sont confrontées les héroïnes de Thelma et Louise (1991) ou encore à l’homophobie que rencontrent les drag-queens de Priscilla, folle du désert (1994). La campagne éloignée, et souvent ses habitants, peut finalement s’avérer une source d’anxiété, voire de terreur.

129 Ibid., p. 125.

Hitchcock en donne un exemple avec Psychose (1960), qui sans être un road movie, en contient tous les ingrédients130 :

The new freeways had cut off America’s rural communities, establishing a vast hinterland of resentment, regret, and repression. Or so Hitchcock was suggesting.

Psycho did for the country’s byways and sleepy motels what Steven Spielberg’s Jaws would do for sharks. American culture still finds it difficult to shake the

idea that its big cities embody the present and its small towns the past. Consequently, one of the major attractions of the road trip has become the fantasy of time travel. The open road leads back to what was, or at least to someplace where time passes more slowly131.

Cette impression d’un voyage dans le temps peut également se manifester dans les récits routiers de manière plus littérale par la présence de maisons abandonnées, de ruines ou de villes fantômes, comme l’illustre l’exemple de Faberville. Toutefois, en ce qui a trait à ces vestiges, il serait davantage question d’une mise en présence de la fixité, d’une suspension du temps, que d’un réel retour dans le passé.

Cependant, la mise en présence de l’immobilité, du temps interrompu, permet tout de même l’émergence d’une interaction, voire d’un dialogue entre le présent et le passé qui s’incarnent respectivement par le défilement et l’arrêt. Il s’agit ici d’une dualité qui se manifeste du point de vue du langage des Épaves scintillantes. Puisque le projet implique la captation vidéographique de photographies, la forme du film rend nécessairement prégnante cette idée d’une fixité du passé amplifiée par son exploration au présent.

On reconnaît ici une autre forme de dualité typique du road movie, où interviennent fréquemment les oppositions entre le lieu que l’on quitte et le lieu de destination, ou encore, entre le lieu où l’on se trouve et le lieu que l’on a préalablement quitté et qui nous manque. Il s’agit d’une seule et même division entre deux temps : le passé et le présent. Or, il s’avère intéressant ici d’examiner comment, dans les faits, cette division est également exercée du point de vue de la quête conductrice de la réalisation des Épaves scintillantes. Alors que la narration du récit s’inscrit dans un certain présent, les souvenirs et l’imaginaire évoqués

130 David Campany, op. cit., p. 27. 131 Idem.

constituent les sujets « passés » d’une reconstitution qui se réalise simultanément à partir de ce présent. Au cinéma, la division d’un soi partagé entre deux lieux qui sont associés à deux temps est souvent analysée en regard de l’exemple fondateur du Magicien d’Oz (1939). Alors que Dorothée s’ennuyait au fond du Kansas et qu’elle rêvait d’évasion, une fois parvenue au pays d’Oz elle regrette son pays natal. C’est seulement suite à une série d’aventures qu’elle réalise que, depuis les débuts, il lui était possible de rentrer chez elle en claquant les talons :

Certes, l’objet de leur quête était déjà là, mais sous la forme d’un savoir bloqué, et donc inaccessible. D’où le paradoxe qui fonde « le principe d’Oz » : si au terme de son voyage, l’homme du road movie découvre si souvent un magicien bedonnant (la mort, le vide, un mirage, une famille disparue, un Eden envolé), c’est la croyance ou la foi en un horizon tangible qui lui a permis d’avancer et, ainsi, de trouver ce qu’il cherchait vraiment. Quoi ? L’autre part de lui-même, parfois un double qu’il n’avait pas su ou osé regarder en face (…). En quoi le film combine en fin de parcours les deux élans, a priori contradictoires, qui traversaient son héroïne (le double rêve d’évasion et de sédentarisation)132.

L’exemple du Magicien d’Oz amplifie ainsi l’idée d’une présence toujours partagée entre deux lieux par l’emploi des souvenirs et de l’imaginaire. Or, peu importe où nous nous trouvons, les lieux que nous regardons sont toujours teintés par les lieux d’où nous venons, les lieux que nous avons quittés et qui nous manquent. Les lieux nous contiennent comme nous les contenons. Et c’est cette singulière imbrication que se trouve à métaphoriser Les

Épaves scintillantes.

132 Ibid., p. 20.