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4. Le lieu retrouvé : des effets proustiens non anticipés

4.3 Montage des Épaves scintillantes

4.3.3 À l’envers de l’écran

L’enregistrement vocal du texte fut réalisé peu de temps après la sélection et l’organisation finales des images. Installée dans la zone d’enregistrement du studio, je devais lire mon récit et ensuite passer dans l’autre zone du studio, du côté de la console, pour m’écouter, puis reprendre l’enregistrement en m’ajustant aux éléments qui étaient à retravailler. Ce passage entre les deux zones était donc répété. Alors que je récitais le texte dans la petite pièce isolée, je me retrouvais seule dans un environnement cloisonné. Cette situation m’obligeait à devoir me concentrer sur le texte. Sans l’avoir prévu, ce moment fut l’occasion de revivre, par des images intérieures, l’histoire que je racontais. Cette étape me donnait alors l’impression de me positionner du côté de l’observateur, du Spectator qui ne fait que regarder des images intérieures sans la possibilité d’intervenir.

À ce moment, mes actions consistaient à projeter par le son des choses que j’avais préalablement enregistrées par le texte, un texte relatant des souvenirs et constituant finalement une forme de « pellicule » d’images à matérialiser. Alors que ce moment survenait bien après les prises de vue, l’interprétation du texte évoquait en moi simultanément certains des souvenirs l’ayant inspiré, mais aussi les nouvelles images qui en découlaient. Intérieurement, il se produisait ainsi une nouvelle forme de rencontre entre les lieux du récit et les lieux photographiés. Étrangement, les nouvelles images se substituaient parfois aux souvenirs qui les avaient inspirées, sans toutefois les faire disparaître complètement.

Après avoir réalisé les séances d’enregistrements, les séances d’écoutes se concentraient sur la réalisation concrète du projet, plus que sur les images qu’elles généraient en moi. Mon attention se portait sur l’anticipation des effets possibles de ma voix sur l’ensemble, sur ses détails concrets tels que le timbre, le rythme ou les intonations. Par la suite, mon travail a consisté à retravailler les bandes-son. À produire des coupes, à joindre des parties ne provenant pas toujours de la même séance d’enregistrement, à ajouter des silences. Ici, inévitablement une distanciation s’opérait entre l’histoire et la dimension personnelle à laquelle elle faisait écho en moi. Ma voix et le récit qu’elle narrait étaient devenus une matière à mettre en forme. Et, alors que la bande-son se trouvait à subir différents « recadrages »,

mes actions se plaçaient cette fois du côté de l’Operator, comme ce serait nécessairement le cas pour l’étape suivante du montage.

Au cours de cette rencontre ultime que constituait le montage, le récit et les images subirent des modifications alimentées par leur interaction. Du côté des images, ces modifications consistaient à en interchanger certaines, à faire des ajouts ou des retraits. La mise en présence de la bande-son contribuait à solidifier le fil conducteur qui unissait les images préalablement, mais paradoxalement, cette coprésence rendait plus évidents les éléments d’inégalité pouvant exister dans la série photographique. Étrangement, les images qui avaient été sélectionnées davantage pour appuyer le récit et qui présentaient moins de liens avec le reste du corpus visuels s’intégraient plus difficilement à l’ensemble. En supprimant ces images, il se produisit une rencontre plus harmonieuse entre le corpus visuel et la bande-son.

La juxtaposition de la bande-son aux images s’est d’abord réalisée en prenant chacune des étapes du récit individuellement pour les organiser en séquences. Puisque le déplacement constituait le fil conducteur de l’histoire, inévitablement les différents lieux de transposition photographiés agissaient en guise de sous-structures d’évocation. Alors que la bande-son relatait le passage dans un certain lieu du voyage, je devais choisir quelle image concorderait le mieux avec le détail évoqué, mais également avec les états exprimés. Le fait, par exemple, de sélectionner une image plutôt abstraite pour traduire le sentiment de doute, ou encore de tenter de trouver à des bâtiments des traits correspondants à des personnages que je décrivais parallèlement. Par la force des choses, les lieux présentés simultanément aux paroles en devenaient les symboles. Autrement dit, le récit guidait le choix définitif des détails à l’intérieur des séquences photographiques, et nécessairement ici la rencontre entre l’image et le texte aura impliqué une traduction visuelle du langage.

Paradoxalement à cette concordance, lorsqu’on observe attentivement le film qui résulte de ce processus, on remarque que la bande-son et les suites d’images comportent des temporalités qui leur sont propres. Les transpositions ne sont pas nécessairement toujours présentées simultanément aux parties du récit qui les ont inspirées. À diverses occasions, on quitte photographiquement un lieu alors que l’action du récit s’y déroule toujours, et vice

versa. Ainsi, distinctement au décalage entre les lieux évoqués et les lieux montrés, un décalage existe aussi au niveau du temps des images. Ce choix s’explique par la volonté d’accorder aux images une présence égale au texte, soit d’interférer avec l’habitude spectatorielle courante de les interpréter en guise d’appui à la narration. Alors que le texte est narré, la série photographique progresse parallèlement. Puisque les photos existent aussi en tant que suite, c’est-à-dire en tant que création progressant de façon visuellement autonome, elles ont leur propre rythme. Donc, même si elles ont été produites à partir du récit, elles peuvent aussi parfois ne pas concorder avec celui-ci.

Ainsi, certaines suites d’images évoquant, par exemple, des actions posées en des environnements spécifiques durent plus longtemps que la narration décrivant ces mêmes actions, ou encore, prennent fin avant celle-ci. Loin d’être inusité au cinéma, ce choix m’apparaissait à l’image du réel : alors qu’il s’avère possible de ressentir les effets d’une situation passée tout en se retrouvant dans un nouvel environnement. Ce léger décalage des durées entre les séquences narratives et les séquences d’images constitue aussi une stratégie visant à produire certaines irrégularités du rythme de l’ensemble qui, autrement, peut donner des effets statiques à l’image en accentuant sa fixité. En ce sens, différentes formes de rencontres ont aussi été privilégiées entre le texte et les images. Parfois, le texte annonce une image sur le point d’arriver alors qu’à d’autres occasions il explique l’image qui vient de survenir. En certains cas, une image est présentée en une durée anormalement longue à l’égard des précédentes, alors qu’à d’autres moments certaines images défilent beaucoup plus rapidement. Encore ici, l’idée était de favoriser l’autonomie des images afin d’éviter que leur fonction ne se résume pas qu’à l’illustration de la parole et qu’il s’opère plutôt un dialogue « équitable » entre la bande-image et la bande-son.

C’est en partie aussi pour accentuer la présence des images que plusieurs parties du texte furent coupées au montage. Pour être perçues à part entière, les images devaient en quelque sorte compléter le texte, apporter des précisions visuelles à certaines parties du récit verbal. Alors que le texte avait d’abord existé de façon autonome par l’écrit, sa matérialisation sonore lui donnait une nouvelle forme de présence, orientant autrement le contenu évoqué. Croisant un point de vue capté pendant l’adolescence, mais interprété par une voix adulte, son

incarnation orale propose un effet ambivalent. Au moment où j’écrivais le texte, mon intention était d’exprimer un ressenti éprouvé durant l’adolescence raccordé au temps présent. Un présent, qui dans la forme du texte, passait par le choix du temps de verbe, mais qui aussi, paradoxalement, passait par mon point de vue d’adulte. À l’étape de l’écriture, ce choix me semblait cohérent, au sens où je l’associais au présent qu’une photographie évoque même en relatant le passé. Ainsi, les réflexions sont tirées de mon adolescence, mais elles s’expriment dans un langage d’adulte. J’explique ce choix par la volonté de produire un perçu intemporel, où le passé et le présent d’un même je coexistent.