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Élaboration des Épaves scintillantes sous l’angle du Spectator proustien

1. Performer Proust : la Recherche comme point de départ d’une démarche de

1.3 Élaboration des Épaves scintillantes sous l’angle du Spectator proustien

Je reviens sur le point de départ qui rapprochait Locke’s Way de La Chambre claire. Cette idée de mener une recherche du temps perdu en tant que Spectator proustien. En relatant la façon dont il regarde les images et les effets que celles-ci ont sur lui, Barthes se trouve à « enregistrer » son expérience, comme Cumming se filme en train de mener ses recherches. Cumming et Barthes produisent à leur tour une autre forme d’enregistrement qui « fixe le temps ». Un temps « ouvert », parce qu’indéfini, qui relie le présent de lecture au passé des images qu’ils consultent et donc qui comportent nécessairement un futur antérieur s’inscrivant dans le hors-champ des images visionnées. Ainsi, qu’elles parviennent ou non à des effets proustiens, les deux démarches sont porteuses « d’un temps à l’état pur », que l’on peut aussi associer à l’œuvre proustienne50.

Il est question ici de la forme. Mais qu’en est-il exactement des photographies ? En observant attentivement l’expérience que fait le spectateur de Locke’s Way (à différencier du Spectator qu’incarne Cumming), on peut convenir que l’emploi des photos en guise de représentation du souvenir proustien ne garantit pas nécessairement des effets proustiens. Cumming, par les interférences qu’il génère lors de sa monstration singulière des images, semble plutôt contrevenir à l’imaginaire du spectateur. De son côté, Barthes parvient à une parenté des effets proustiens en favorisant l’imaginaire de son lecteur. Ainsi, à la différence de

Locke’s Way, La Chambre claire démontre la possibilité d’obtenir certains effets proustiens

en adoptant, voire en interprétant, la posture du Spectator des photos, et ce par un passage nécessaire par l’imaginaire.

La nature des recherches que mènent Barthes et Cumming les entraîne à effectuer un travail sur le deuil, c’est-à-dire à travailler à partir de traces (ici, les photos) des êtres disparus. De ce point de vue, toute photographie est porteuse de mort, puisque c’est la trace d’une chose nécessairement condamnée à s’éteindre : toute photographie, comme le mentionne Barthes,

50 Thomas Carrier-Lafleur, Une philosophie du « temps à l’état pur ». L’autofiction chez Proust et Jutra, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010.

est porteuse d’une avant-catastrophe. Ainsi, en fixant le sujet – au lieu de le maintenir dans le flux constant des souvenirs –, on le cristallise, on le « momifie »51, et l’image se trouve à

annoncer l’état de fixité qui l’attend. Et les photographies, que l’on consultait en guise de traces de vie, de souvenirs, finissent par se muter en prémonitions d’une fin certaine.

Inscrire une image dans un récit prédétermine donc son sens et, nécessairement, la transforme en objet de prémonition. Cette constatation mène alors à cette question : est-il possible d’employer une photographie, pour raconter un événement passé, sans que celle-ci soit signe de fin ? Cependant, pour qu’une photographie ne constitue pas un signe de mort, ne devrait- elle pas simplement cesser d’être un signe ? Du moins, il semble que la solution pourrait consister à employer la photographie en guise de signe ouvert. Par signe ouvert, il est entendu ici un signe dont la mise en présence confère au spectateur un rôle actif. Il s’agirait donc de produire une mise en présence de l’image qui comporterait certaines irrésolutions, incitant le spectateur à combler celles-ci par l’emploi immédiat de son imaginaire.

Alors que je réfléchissais au développement des Épaves scintillantes, je me demandais comment je pourrais parvenir à produire une recherche photographique du temps perdu qui serait distincte des emplois qu’en font Barthes et Cumming. Mon idée de départ était d’élaborer un récit s’inspirant de souvenirs personnels que j’adapterais sous la forme d’une autofiction photographique. Lors des premiers développements du projet, il m’est apparu qu’un récit de voyage pourrait s’avérer particulièrement propice à cette idée. Il est pertinent de rappeler que dès ses premières manifestations, la photographie, en permettant aux gens d’observer des lieux qu’ils n’auraient pu voir autrement, inaugurait selon Marta Caraison, « une nouvelle manière de voyager »52 :

Parce que la photographie semble se passer de l’intervention de toute subjectivité, et établir avec les choses une relation immédiate, parce que la réalité et l’image semblent se confondre, une convention de lecture se met en place qui incite à ne plus distinguer le voyage réellement vécu de la contemplation de photographies de voyage. Le point de vue du spectateur d’images et celui du photographe

51 André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », Qu’est-ce que le cinéma ? (1958), Les Éditions du Cerf, coll. Septième Art, 1990, p. 9-17.

52 Marta Caraison, Pour fixer la trace. Photographie, littérature et voyage au milieu du XIXe siècle, Genève,

voyageur se superposent. De cette façon l’aptitude de la photographie à faire coïncider le réel et la représentation est particulièrement valorisée. C’est aussi peut-être la raison pour laquelle les premiers albums du XIXe siècle présentent essentiellement des photographies de voyage53.

Dans cette perspective, la photographie de voyage, même sincère, peut générer un déplacement qui implique l’imaginaire du regardeur demeuré chez lui, bénéficiant du voyage effectué par le photographe. Et, d’un autre point de vue, dans la réalité concrète de son élaboration, tout projet de voyage comporte également une part de fiction.

Il y aurait une anthologie à faire avec les suggestions de voyages possibles, projetés, ou rêvés, que les photographes pourraient entreprendre, que d’autres (…) souhaiteraient qu’ils entreprennent pour leur plaisir et leur édification. Il s’agit là encore, de rencontres le plus souvent ratées, développées en quelques mots, quelques lignes, plus rarement quelques pages. Ces périples supposent un « si » mis toujours au service de la science (qui réclamerait ces photographies à faire), mais embrayeur de fiction (du fait que ces photographies sont encore virtuelles). Exprimés ou simplement sous-entendus, ces « si » regroupent autour d’eux toute une série de fictions photographiques en attente de véritables photographies. Il s’agit, malgré l’intention des auteurs dont la parole prétend toujours à l’objectivité, d’un degré maximum de fictionnalité. Les auteurs racontent avec maints détails des expéditions photographiques que personne n’a encore réalisées et que la vérité ou le savoir semblent réclamer. Ces embryons de voyages possibles rassemblent toutes les caractéristiques de l’écriture fictionnelle54.

Bien avant de prendre la route, le voyageur s’est déjà figuré un itinéraire que l’on pourrait comparer au scénario. En élaborant le tracé de son déplacement, il se trouve à anticiper différentes étapes en regard des lieux qu’il prévoit visiter. Ainsi, lorsque le voyageur finit par effectuer réellement son périple, les traces qu’il en garde – que ce soit par la photo ou le journal de bord – correspondent à l’enregistrement d’une chose qui s’avérait déjà en partie scénarisée. Je reviendrai sur cette perspective un peu plus loin. Ce qu’il faut retenir ici c’est que dès le départ du projet, l’album de voyage était considéré à titre de récit visuel partiellement fictif.

53 Idem.

Par ailleurs, produire une recherche du temps perdu par un regard porté sur des photographies implique de les articuler selon sa propre subjectivité et donc de mettre en scène celles-ci. Que l’on soit sincère ou non, cette nécessité de mettre en scène mène forcément vers une fictionnalisation de soi. Devant la multitude des sens possibles qu’une seule photographie offre, son inscription dans un ensemble qui en comporte plusieurs, dans une série, par exemple, détermine nécessairement un recadrage l’ouvrant à de nouvelles potentialités fictionnelles.

Comme ce fut déjà mentionné, en ne dévoilant pas toutes les photographies qu’il décrit, Barthes intègre le spectateur en lui permettant d’assimiler son récit en recourant à son propre imaginaire. Barthes aurait-il pu écrire La Chambre claire en ne montrant aucune photographie ? Possiblement. Mais en choisissant de montrer certaines photographies qu’il présente parallèlement à la description d’événements personnels, il fait vivre au lecteur une expérience assimilant la mémoire collective à son souvenir personnel. Or, si le lecteur est susceptible de reconnaître les photographies, il les visualise à partir du prisme de l’intériorité de Barthes.

Pour en revenir au développement des Épaves scintillantes, l’exemple de Barthes me démontrait la nécessité d’établir un lien à l’image s’opérant dans l’imaginaire du spectateur. Il m’apparaissait que d’employer les photographies réelles de l’événement relaté ne pourrait que générer la mise en présence de signes déjà « fermés », sans possibilité d’ouverture. Ces photos ne feraient qu’appuyer la narration qui guiderait le récit. Elles pourraient être associées à tout contexte amateur de prise de vue touristique conciliant la furtivité des instants à la volonté du « meilleur enregistrement possible » des lieux et des événements. Pour le spectateur de l’œuvre, l’expérience serait limitée à l’évocation d’un récit de voyage sans grande possibilité d’interaction particulière avec des photographies qui lui rappelleraient peut-être certains de ses propres voyages, sans plus. Nécessairement, plusieurs éléments influenceraient les connotations des photographies auprès du spectateur : les lieux présentés qu’il aurait visités ou non, l’époque relatée, le type de film employé... Des éléments qui contribueraient au sentiment de proximité ou de distance à l’égard de l’histoire racontée.

Songeant alors aux idées de Brassaï, la possibilité d’explorer une autre forme d’expérience photographique de la Recherche me semblait toutefois viable.