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La photographie comme produit de l’estrangement

3. Sur la route de l’estrangement

3.1 Un estrangement au-delà de l’estrangement tel que défini par Kracauer

3.1.1 La photographie comme produit de l’estrangement

Dans le premier chapitre de son ouvrage Théorie du film. La rédemption de la réalité

matérielle, Siegfried Kracauer s’intéresse aux rapports qu’entretient la photographie avec le

réel101. L’auteur interroge notamment la façon dont la posture du photographe était perçue à

ses débuts et développe ses idées en se référant à la perception que semblaient en avoir Proust

100 Pour l’ensemble de ce chapitre, les expressions performativité et performatif sont employées en référence à la performance comme pratique artistique. Il demeure d’ailleurs important de souligner que selon Jens Hoffmann et Joan Jonas, le caractère mouvant et interdisciplinaire de la performativité et du performatif vient désormais les amalgamer à une définition de plus en plus ouverte de la performance (Jens Hoffmann et Joan Jonas, Action, Paris, Thames & Hudson, 2005, p. 11).

101 Voir aussi Siegfried Kracauer, Sur le seuil du temps. Essais sur la photographie, dirigé par Philippe Despoix, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2013.

et les tenants du réalisme. Kracauer illustre son propos à partir d’un extrait du

Côté de Guermantes, où le narrateur, ne reconnaissant pas spontanément sa grand-mère

vieillissante, compare la vision qu’il a de celle-ci à celle d’une personne qui lui serait étrangère :

J’étais là, ou plutôt je n’étais pas encore là puisqu’elle ne le savait pas […]. De moi […] il n’y avait là que le témoin, l’observateur, en chapeau et manteau de voyage, l’étranger qui n’est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu’il ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j’aperçus ma grand’mère, ce fut bien une photographie. […], moi qui ne l’avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde nouveau, celui du Temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », pour la première fois et seulement pour un instant car elle disparut bien vite, j’aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas102.

Lorsqu’il se compare au photographe, le narrateur s’identifie à quelqu’un qui serait étranger à sa grand-mère. Pour Kracauer, cet extrait présente le photographe comme un être détaché, « un observateur, un étranger »103, dont le travail serait comparable à un miroir qui

transmettrait directement la réalité, sans interférence. À partir de cet exemple, Kracauer énonce que cette vision que partage Proust avec les réalistes de son époque présenterait la photographie comme « produit d’estrangement »104. Autrement dit, la photographie induit

nécessairement une distance avec le perçu, et ce, même s’il s’agit d’un perçu qui nous est pourtant familier.

Critiquant cette idée du complet détachement émotif, Kracauer rappelle que les photos ne peuvent être considérées comme de simples rendus du réel, et ce, pour plusieurs raisons, notamment par les différents transferts qui s’opèrent entre le réel et l’image, mais surtout, parce que la captation du visible est intrinsèquement liée à la perception personnelle du

102 Marcel Proust, op. cit., t. II, p. 438-440. 103 Siegfried Kracauer, op. cit., p. 43. 104 Idem.

photographe. Aussi, Kracauer perçoit-il dans l’acte photographique la genèse d’une activité intérieure :

Même le photographe détaché qu’évoque Proust structure spontanément le flux de ses impressions ; les perceptions provenant simultanément de ses autres sens, certaines catégories formelles de la perception inhérentes à son système nerveux et, facteur non moins décisif, les dispositions dans lesquelles il se trouve, l’amènent à organiser le matériau visuel en acte qu’est voir105.

Même avec la volonté de rendre fidèlement le réel, ce saisissement de l’image et la vision individuelle qu’il implique s’avèrent inhérents au processus photographique. Pour Kracauer, loin de nuire au réalisme, l’intervention du photographe, par les configurations qu’il émet entre sa vision et le sujet puis par la multitude des choix que l’acte photographique implique, ne peut que le servir. Kracauer concède toutefois à Proust qu’un état d’estrangement se produit effectivement chez le photographe, du fait qu’il ne peut montrer directement sa « vision intérieure »106, mais qu’il doive toujours composer à partir de ce que le réel lui

transmet et sa perception propre.

De ce processus, une succession de décisions seront prises par le photographe, des choix inévitablement façonnés par son empathie, bref par son rapport au sujet, bien davantage que par une posture qui s’avérerait détachée. Comparant le photographe à l’explorateur, Kracauer envisage que celui-ci en vient à se fondre dans la matière même de l’environnement qu’il capte :

Mais, de par le pouvoir révélateur de l’objectif, il tient aussi de l’explorateur ; sous l’aiguillon d’une curiosité insatiable, il parcourt des étendues vierges dont il relève les étranges configurations. Le photographe mobilise tout son être, non pas pour l’épancher dans des créations autonomes, mais pour le dissoudre dans la matérialité des objets qui le cernent107.

L’idée que le photographe se distancie de lui-même en se dissolvant dans les sujets qu’il photographie constitue aussi une forme d’estrangement pour Kracauer, qui l’amène encore

105 Ibid., p. 44.

106 Ibid., p. 45. 107 Idem.

une fois à adhérer à l’image qu’en donne Proust. Prenant en considération que la mélancolie peut intervenir dans la vision photographique, la mélancolie en tant que « disposition intérieure »108, il envisage que celle-ci inciterait à « l’auto-estrangement »109 : un état où le

photographe en vient à se distancier de lui-même pour s’identifier aux choses qu’il voit. Pour Kracauer, cet état de sensibilité peut mener vers une flânerie, un égarement volontaire à l’intérieur des différents réseaux d’associations qui relient ce qu’il voit à ce qu’il ressent : « L’individu déprimé se perdra volontiers dans les configurations fortuites que lui offre son environnement et s’en imprégnera avec une intensité qui ne devra rien à ses goûts antérieurs. »110 Et donc, de ce point de vue, il regarde les choses comme s’il était étranger à

lui-même. Et alors, dans cette perspective, il aborde ce qu’il voit, s’imprègne du réel d’une façon que Kracauer juge comparable à celle du photographe que décrit Proust percevant les choses comme un étranger.