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Les épaves scintillantes : emplois autofictionnels de la photographie au sein du récit filmique

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Academic year: 2021

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Les épaves scintillantes : Emplois autofictionnels de la

photographie au sein du récit filmique

Thèse

Florence Le Blanc

Doctorat en littérature et arts de la scène et de l'écran

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

(2)

Les Épaves scintillantes

Emplois autofictionnels de la photographie

au sein du récit filmique

Thèse

Florence Le Blanc

Sous la direction de :

Jean-Pierre Sirois-Trahan, directeur de recherche

Richard Baillargeon, codirecteur de recherche

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Résumé

Prenant pour point de départ l’idée de mener une « recherche du temps perdu » par un emploi filmique de la photographie, cette thèse présente la progression d’un processus de recherche-création dont résulte le film Les Épaves scintillantes. L’ensemble réflexif se compose de quatre chapitres associés à chacune des phases du projet. Considérant le questionnement qu’occasionne la Recherche auprès de plusieurs artistes et théoriciens de la photographie, l’idée de s’inspirer de Proust pour mener une réflexion sur les relations entre la photographie et la mémoire est d’abord interrogée en regard des essais La Chambre claire de Roland Barthes et Marcel Proust sous l’emprise de la photographie de Brassaï. Puis, l’influence que peuvent exercer les images sur l’écriture d’un récit est ensuite examinée à partir de démarches de création proposant diverses formes de rencontres entre la photographie et la narration. Sont ainsi examinés différents exemples de films photographiques : Locke’s Way et

Voice : off de Donigan Cumming, Les Photos d’Alix de Jean Eustache et (nostalgia) d’Hollis

Frampton. Privilégiant des films comportant une dimension autofictionnelle exercée dans une approche performative, la réflexion est également élargie à des pratiques qui, hors de ce champ disciplinaire, rejoignent autrement le projet. Alors que le film Les Épaves scintillantes présente le récit d’un voyage, les photographies qui y sont employées résultent d’une démarche visant à combiner la remémoration visuelle simultanément à l’acte photographique. À titre d’exemples, les démarches de Pierre Gauvin et de Sophie Calle sont ainsi examinées en tant qu’approches employant le déplacement comme dispositif de fictionnalisation de la photographie. Les œuvres India Song de Marguerite Duras et

À distance de Patrick Altman sont aussi observées en regard des singuliers questionnements

qu’elles induisent quant à la fictionnalisation filmique ou photographique de lieux d’abord remémorés. En somme, cette thèse vise à établir – par la voie du geste créateur – un dialogue entre différentes démarches essayistes et artistiques employant le souvenir visuel en tant que matière de création.

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Table des matières

Résumé ...iii

Table des matières ... iv

Liste des figures ... vi

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

1. Performer Proust : la Recherche comme point de départ d’une démarche de recherche-création ... 9

1.1 La Recherche comme piste réflexive des relations entre mémoire et photographie ... 12

1.2 Du côté de chez Barthes ... 13

1.2.1 Locke’s Way de Donigan Cumming ... 18

1.2.2 Analogies proustiennes et filiation barthésienne ... 28

1.3 Élaboration des Épaves scintillantes sous l’angle du Spectator proustien ... 34

1.4 Le côté de Brassaï ... 38

1.5 Développement des Épaves scintillantes sous l’influence de Brassaï ... 45

1.6 Une recherche sous l’emprise simultanée de Barthes et de Brassaï ... 48

2. Construire à partir du vestige : les potentialités fictionnelles du sujet fixe ... 50

2.1 Voice : off de Donigan Cumming ... 50

2.1.1 Une prothèse parmi d’autres prothèses ... 52

2.1.2 Un immense collage ... 59

2.1.3 Omniprésence de la mort et inertie générale des sujets ... 62

2.1.4 Voice : off versus Locke’s Way ... 66

2.2 Fixité formelle et latente dans l’élaboration du récit Les Épaves scintillantes... 68

2.2.1 Potentialités fictionnelles du sujet « fixe » au-delà de la photographie ... 69

2.2.2 Surgissements de la ruine ... 72

2.2.3 India Song ... 77

2.3 Transposition des Épaves scintillantes ... 80

2.4 Au-delà de l’image-prothèse ... 86

3. Sur la route de l’estrangement ... 89

3.1 Un estrangement au-delà de l’estrangement tel que défini par Kracauer ... 90

3.1.1 La photographie comme produit de l’estrangement ... 90

3.1.2 Expériences d’estrangement dans la réalisation des Épaves scintillantes ... 93

3.2 Auto-estrangement performé ... 102

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3.2.2 Les approches performatives et autofictionnelles de Sophie Calle ... 111

3.2.3 Des pratiques apparentées sur plusieurs plans ... 118

3.3 La route en tant que sujet et structure du récit autofictionnel ... 122

4. Le lieu retrouvé : des effets proustiens non anticipés ... 127

4.1 Intentions de départ du point de vue des effets escomptés et des influences ... 128

4.1.1 À distance ... 129

4.1.2 Les Photos d’Alix ... 134

4.1.3 (nostalgia) ... 138

4.1.4 Deux influences apparentées ... 143

4.2 Des effets proustiens non anticipés ... 145

4.3 Montage des Épaves scintillantes ... 152

4.3.1 Voie des images ... 152

4.3.2 L’exemple de Deux maisons ... 159

4.3.3 À l’envers de l’écran ... 162

4.3.4 Une filiation latente ... 165

4.4 Le lieu retrouvé ... 167

Conclusion ... 170

Annexe I : Lien vers le film Les Épaves scintillantes sur Vimeo ... 179

Annexe II : Extraits visuels et textuels des Épaves scintillantes ... 180

Premier extrait : Faberville ... 181

Deuxième extrait : Port St. Lucie, Floride ... 186

Troisième extrait : Disney World ... 190

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Liste des figures

Figure 1 : Florence Le Blanc, Store, tiré de la série Dissidence mobilière, 2009. ...7

Figure 2 : Florence Le Blanc, Trappe, tiré de la série Épuiser l’espace, 2014. ...8

Figure 3 : Image tirée du film Locke’s Way de Donigan Cumming, 2003. ... 22

Figure 4 : Image tirée du film Locke’s Way de Donigan Cumming, 2003. ... 24

Figure 5 : Image tirée du film Voice : off de Donigan Cumming, 2003. ... 55

Figure 6 : Image tirée de Voice : off de Donigan Cumming, 2003. ... 60

Figure 7 : Florence Le Blanc, Porte, 2009. ... 73

Figure 8 : Florence Le Blanc, tiré du film Les Épaves scintillantes, 2018. ... 96

Figure 9 : Florence Le Blanc, tiré du film Les Épaves scintillantes, 2018. ... 98

Figure 10 : Pierre Gauvin, tiré de la série Normand à Québec, 2008... 107

Figure 11 : Pierre Gauvin, tiré de la série Normand à Québec, 2008... 109

Figure 12 : Sophie Calle, images tirées de L'Hôtel, 1981. ... 112

Figure 13 : Sophie Calle, tiré de Suite Vénitienne, 1980. ... 116

Figure 14 : Patrick Altman, Les fortifications, tiré de la série À distance, 2008... 130

Figure 15 : Patrick Altman, La rue Champlain, tiré de la série À distance, 2008. ... 132

Figure 16 : Image tirée de (nostalgia) d'Hollis Frampton, 1971. ... 139

Figure 17 : Florence Le Blanc, tiré du film Les Épaves scintillantes, 2018. ... 156

Figure 18 : Florence Le Blanc, tiré du film Les Épaves scintillantes, 2018. ... 158

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Remerciements

Merci à mon directeur, Jean-Pierre Sirois-Trahan, pour son implication significative, pour l’intérêt attentif qu’il a porté à ma démarche, de même que pour ses commentaires judicieux.

Merci à mon codirecteur, Richard Baillargeon, pour le partage de son érudition, pour son appui indéfectible et pour les nombreux échanges stimulants que nous avons eus.

Je tiens également à remercier ma mère, Jocelyne, pour la justesse de ses opinions et son soutien apporté tout au long de ma thèse.

Mes pensées vont aussi à mon père, Alonzo, toujours présent malgré son absence.

Merci à mon mari, Ivan Binet, pour son amour et l’inspiration que ses œuvres me procurent.

Il m’apparaît important d’exprimer ma reconnaissance envers l’équipe de La Bande Vidéo pour le soutien technique et financier apporté à la réalisation du film Les Épaves scintillantes.

Je tiens aussi à remercier Lisanne Nadeau et Richard Saint-Gelais, pour l’écoute et les précieux conseils apportés au cours des différentes étapes du projet.

Merci également à Liviu Dospinescu et Jeremy Peter Allen pour la qualité de leur enseignement.

Merci à Robert Faguy, à Marie Fraser et à Jocelyn Robert pour leurs évaluations éclairantes.

Merci enfin aux artistes Donigan Cumming, Pierre Gauvin et Patrick Altman qui ont répondu généreusement à mes questions sur leurs œuvres au cours d’échanges enrichissants.

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Introduction

Aux origines de ce projet de recherche-création dont résulte l’œuvre Les Épaves scintillantes, il existait d’abord une certaine curiosité concernant la mise en rapport de la photographie et du cinéma. Plus précisément, le désir d’interroger différentes approches qui pouvaient coexister au sein des pratiques filmiques utilisant l’image photographique à des fins narratives. Près de soixante ans après sa réalisation, La Jetée (1962) de Chris Marker demeure aujourd’hui la plus célèbre référence associée aux films employant l’image fixe1.

Pourtant, les films dits photographiques se sont multipliés et prennent des formes aussi variées que le documentaire, la performance vidéo ou encore l’animation. Depuis 2013, le Festival de courts métrages de Dresde accorde une place si significative aux films photographiques qu’on y répartit la programmation selon des catégories relativement diversifiées2. Alors qu’elles peuvent être associées à différents genres, ces pratiques

partagent toutefois le fait de rendre plus prégnante l’opposition entre la photographie et le cinéma, dans un contexte « d’hybridation généralisée des médias »3 qui tend pourtant à les

englober.

La réalisation des Épaves scintillantes4 s’inscrit également dans une démarche artistique

préalablement alimentée par la matérialité de l’image, c’est-à-dire par les effets de sa mise en présence tangible. Grandement inspirée par les lieux anciens ou les objets décalés, cette démarche visait à explorer les relations entre le temps, la mémoire et l’architecture. Elle révélait des éléments courants de la vie domestique dont la situation incertaine présentait un retrait du présent. La photographie y était alors employée en guise de matériau de construction, dans une approche où le collage s’apparentait à la mise en œuvre d’une

1 Diane Arnaud, « L’après Jetée. Ciné-albums photo de la catastrophe », Fixe/animé. Croisements de la

photographie et du cinéma, Laurent Guido et Olivier Lugon (dir.), Paris, L’Âge d’Homme, 2010, p. 297.

2 En 2016, le festival proposait un programme composé de trois catégories : « les films élaborés à partir de schémas conceptuels, les assemblages et l’animation photo japonaise », « Section spéciale : Film photographique », http://cinema.arte.tv/fr/article/section-speciale-film-photographique (consulté le 4 nov. 2017).

3 Laurent Guido et Olivier Lugon, op. cit., p. 11.

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mémoire. Une mémoire qui, faisant dialoguer le foisonnement et le vide, visait à conférer au souvenir que constituait l’espace photographié des effets surréels.

Différentes explorations de cette approche avaient été tentées. D’abord par la série

Dissidence mobilière (fig. 1, p. 7) qui misait sur les distorsions provoquées par une

transposition fragmentée du sujet architectural. Puis, par la série Épuiser l’espace (fig. 2, p. 8) qui prenait considération des vides que les aménagements photographiés comportaient dans la réalité de leur spatialité. Objet de raccords et de juxtaposition, la photographie y était pensée en regard des ensembles qu’elle pouvait générer morceau par morceau. Alimentée par l’idée d’explorer de nouvelles trajectoires d’images, je sentais mon intérêt pour la captation et la réinterprétation des traces du temps progresser vers un attrait pour la narration.

Alors que j’examinais différents types de films photographiques, j’étais particulièrement interpelée par les pratiques faisant spécifiquement de la photographie un élément de passage temporel. Il me semblait que ce type de mise en présence de l’image ouvrait ses potentialités d’interprétation à de nouvelles voies à établir avec le récit de soi, le souvenir et l’idée d’une mouvance par-delà la fixité. C’est donc d’abord du point de vue de la forme que ce projet d’études doctorales fut mené, et ce dans une approche se concentrant en premier lieu sur la recherche de différents films employant la photographie à des fins narratives. Puis, en cours de route, l’aspiration à mener une exploration de ce questionnement du point de vue créateur s’est développée progressivement.

Parallèlement à cette inspiration de départ, mes champs d’intérêt m’avaient menée à l’approfondissement de différentes notions interrogeant les rapports entre la photographie, le souvenir et la narration. De fil en aiguille, je constatais la récurrence importante d’une œuvre à laquelle se référaient plusieurs penseurs pour établir leur mise en relation des rapports entre l’image et la mémoire : À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Ainsi, c’est d’abord en considérant les pistes de réflexion qu’annonçait la Recherche à l’égard des liens entre la photographie, le souvenir et la mise en fiction de soi que fut prise en compte l’illustre référence. Puis, la découverte progressive de certaines pratiques contemporaines témoignant

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d’une actualisation des questionnements que la Recherche inspire toujours chez plusieurs artistes contribua à réaffirmer cette orientation.

Animée par la curiosité d’interroger les temporalités présentes en diverses démarches filmiques employant la photographie, j’étais également stimulée par l’idée de mener ma propre recherche du temps perdu par la photographie. C’est ainsi que ce sont « rencontrés » les deux axes de départ du projet, soit la confrontation du temps filmé avec le temps fixe versus la mise en rapport de l’image photographique avec le récit proustien. C’est donc à partir de ces deux axes initiaux, et suite aux questionnements que leur croisement laissait présager, que le projet de recherche-création fut élaboré.

Ce projet fut conçu en déterminant qu’ultimement la création prendrait la forme d’une œuvre filmique autofictionnelle où serait employée la photographie. On parle donc ici d’une démarche partant d’abord de l’idée d’une forme jusqu’où il faudrait progresser. Conséquemment, il faut d’abord considérer l’ensemble de ce projet de recherche-création en tant que processus. Un processus qui comporte différentes phases de création menant à l’œuvre achevée qu’est le film photographique Les Épaves scintillantes.

Suivant l’influence de la démarche proustienne, il fut déterminé que le film consisterait en une autofiction s’inspirant de souvenirs personnels relativement éloignés de mon présent. Ainsi, dans un premier temps, un récit autofictionnel serait rédigé. Ce récit était d’abord pensé en guise de matière à traduire par la photographie. Il était anticipé en tant que source servant à la genèse de nouvelles images, mais également de structure d’ensemble. Or, au cours de son élaboration, le récit fut aussi pensé pour être présenté simultanément aux images. Puis, en dernier lieu, ce serait par la voie du film que des photographies s’inspirant de souvenirs seraient présentées, parallèlement à la lecture du récit les ayant générées. Il est donc ici question d’une démarche se trouvant à produire successivement – à partir d’images d’abord intérieures – différentes étapes de transpositions disciplinaires (littéraires, photographiques, filmiques). Des images relevant de la rencontre entre les souvenirs réels et l’imaginaire fictionnel, d’abord transposées par l’écriture, puis par la photographie et ultimement fixées par le montage filmique.

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L’élaboration du projet repose également sur un appareil réflexif qui a évolué parallèlement à la réalisation de l’œuvre. Cet ensemble réflexif se compose de quatre chapitres rattachés à chacune des étapes du projet. Chacune des phases de la création a ainsi été abordée en regard des différentes influences ayant contribué à son développement, de ses intentions sous-jacentes et finalement de l’expérience de réalisation qui en a résulté. La structure de la thèse est développée du point de vue poïétique, en présentant une réflexion menée simultanément à l’accomplissement de l’œuvre. Cependant, cet ensemble réflexif aborde aussi les pratiques de différents créateurs dont les démarches ont exploré les potentialités mémorielles et autofictionnelles de l’image fixe. Aussi la réalisation des Épaves scintillantes constitue l’occasion de mettre à jour l’interaction de différentes influences et la rencontre entre diverses disciplines, par une réflexion menée du point de vue intérieur, c’est-à-dire par l’artiste en cours de création.

Pour chacun des chapitres, la méthodologie consiste à d’abord cerner les perspectives théoriques et les pratiques artistiques qui ont exercé une influence sur le développement de la phase de création qui y est approfondie. À certaines occasions, il arrive que des pratiques qui ne constituent pas des influences directes au projet soient présentées à titre d’exemple, lorsqu’il s’avère pertinent de prolonger la réflexion au-delà de la création. Suite à la démonstration de ces diverses pratiques, chacun des chapitres présente concrètement comment la phase de création en question fut poursuivie, puis situe cette expérience en regard des influences et des idées y étant précédemment abordées. On peut ainsi considérer que la posture autopoïétique5 de l’ensemble réflexif prend la forme d’un dialogue entre les idées,

les influences et l’œuvre en cours.

La réflexion est amorcée au premier chapitre par la présentation du point de départ du projet : l’idée de s’inspirer de la Recherche pour mener une réflexion sur les relations entre la photographie et la mémoire. Dans un premier temps, on se réfère aux exemples de La

5 Éric Le Coguiec emploie le terme autopoïétique en se référant à René Passeron (« La poïétique », dans Groupe de recherches esthétiques du CNRS, Recherches poïétiques, t. I, Paris, Klincksiek, 1975) pour désigner une « recherche où l’artiste étudie sa propre pratique » (voir « Démarche de recherche et démarche de création », dans Traiter de recherche création en art : entre la quête d’un territoire et la singularité d’un parcours, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2007, p. 306-329).

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Chambre claire de Roland Barthes et de Marcel Proust sous l’emprise de la photographie

de Brassaï. Les deux essais sont employés en guise de pôles permettant de distinguer le regard porté sur la photographie du geste de photographier. On présente aussi l’exemple d’une démarche filmique employant la photographie en s’inspirant de Proust, le film Locke’s Way (2003) de Donigan Cumming. Ainsi, ce premier corpus réflexif permet de définir comment l’influence proustienne du projet intervient, d’abord en posant des balises résultant des exemples d’autres pratiques s’inspirant de la Recherche. Puis, en expliquant comment ces balises ont contribué concrètement à l’élaboration des Épaves scintillantes.

Le deuxième chapitre délaisse la dimension proustienne de la démarche pour orienter la réflexion en regard de l’emploi fictionnel de la photographie. On se distancie ainsi du réel et de la mémoire pour s’intéresser aux potentialités fictionnelles de l’image – plus précisément aux pratiques de remploi de la photographie personnelle. La réflexion est menée en prenant en considération Voice : off (2003), un autre film de Cumming où sont employées les mêmes photographies que celles présentées dans Locke’s Way en étant détournées cette fois de leur contexte initial de prise de vue. Cette partie de la réflexion intègre également l’exemple du film India Song (1975) de Marguerite Duras, pour être ensuite élargie à la perspective d’un travail de fictionnalisation mené à partir d’une idée plus générale de la fixité. Alors que les souvenirs ayant inspiré le récit des Épaves scintillantes sont comparés à des « ruines intérieures », on s’intéresse à la façon dont ceux-ci auront donné lieu à des surgissements par le texte, puis par l’image.

Dans son ensemble, le troisième chapitre porte sur la mise à distance du regard. Il débute par un retour partiel sur l’influence de la Recherche, plus précisément, sur la définition que Siegfried Kracauer fait de l’estrangement6 en se référant à la vision que Proust avait de la

photographie. Aussi, cette étape de la réflexion permet de situer l’expérience photographique des Épaves scintillantes en regard de l’idée de transposer par la photographie des images essentiellement mentales. Les définitions de l’estrangement et de l’auto-estrangement sont ensuite mises en perspective à partir d’exemples d’autres pratiques artistiques employant la photographie à des fins autofictionnelles : les démarches de Sophie Calle et de Pierre Gauvin.

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Puis, cette idée d’une mise à distance s’opérant dans l’intériorité même du photographe est située selon le dispositif qui permit d’exercer cette activité d’éloignement volontaire : le déplacement. C’est donc en regard de la distanciation opérée par la réalisation photographique des Épaves scintillantes que l’on s’intéresse ensuite à la route en tant que structure narrative et espace de représentation.

Après l’étude de la construction d’un éloignement fictif que génère la transposition photographique des Épaves scintillantes, la rencontre qui découle de sa juxtaposition au récit par le biais du montage est ensuite examinée. Aussi, le quatrième chapitre commence par la présentation d’œuvres ayant inspiré les stratégies de ce montage : À distance de Patrick Altman, Les Photos d’Alix de Jean Eustache et (nostalgia) d’Hollis Frampton. Après cette partie, on revient sur l’influence initiale qu’aura exercée la Recherche sur le développement des Épaves scintillantes, et ce en regard des effets de l’œuvre achevée. Puisque le montage occasionne la rencontre ultime entre les différentes composantes du projet, la réflexion qui l’accompagne permet de mieux cerner individuellement les différentes phases disciplinaires (récit textuel, photographie, enregistrement sonore, montage filmique) qui auront mené à son accomplissement. Ainsi au cours de cette étape, on examine concrètement comment la narration du récit influence l’interprétation que l’on peut faire des images, et vice versa.

L’ensemble de la réflexion de la thèse instaure une trajectoire où les idées s’avèrent parfois développées à une certaine distance du projet, tout en lui demeurant toujours liées. Distinctement à l’œuvre en cours de réalisation, les démarches artistiques et réflexives examinées partagent déjà différents points susceptibles d’être mis en perspective. Si le processus de création s’avère le fil conducteur principal des quatre chapitres, plusieurs liens distincts du projet rattachent les différents éléments qui composent le corpus réflexif. Des liens de nature formelle, qui se créent entre les différentes approches du film photographique examinées ; des liens d’intention où, par-delà différentes disciplines, on retrouve la tentative de mener une recherche visuelle du temps perdu ; mais plus largement aussi des états distincts d’hybridités qui partagent certaines parentés. C’est donc avec l’idée de contribuer autrement au rapprochement de ces diverses œuvres et idées, par la voie du geste créateur, que fut aussi menée la présente démarche de réflexion.

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1. Performer Proust : la Recherche comme point de départ d’une démarche de recherche-création

Plusieurs artistes et théoriciens ont employé À la recherche du temps perdu en guise de référence pour mener des réflexions questionnant les relations entre le souvenir et l’image. Pour Raymond Bellour, Marcel Proust constitue, parmi ses contemporains, l’écrivain qui aura été le plus proche de la photographie, par la singularité des relations entre le regard et la mémoire qu’établit son écriture. Bellour affirme ainsi que la photographie et la remémoration proustienne se rejoignent par leurs processus respectifs :

Au visuel, trop lié selon lui à l’intelligence, à la mémoire volontaire, Proust préfère les chocs tactiles et auditifs, plus aptes à précipiter les vrais retours du passé. Mais l’image est là, tapie dans l’ombre, d’où elle est prête à sortir. Cela explique pourquoi, plus profondément, le processus photographique (enregistrement et révélation) se trouve aussi et à plusieurs reprises à métaphoriser le processus d’écriture7.

Bellour donne l’exemple de Proust et la photographie, un essai écrit en 1982 par Jean-François Chevrier, suggérant que la Recherche raconterait autant la vocation de photographe de Proust que celle d’écrivain8. Dans cette perspective, « l’entreprise proustienne deviendrait

ainsi un modèle pour les photographes contemporains, qu’elle inciterait à une sorte de conscience supérieure de leur art, à la mesure même de ce qu’il a d’incertain et de fragile »9.

À l’instar de Bellour et Chevrier10, Brassaï a aussi décelé plusieurs parallèles entre l’écriture

proustienne et la photographie. Son ouvrage Marcel Proust sous l’emprise de la

photographie présente un examen des différents liens qui rattachent l’auteur de la Recherche

7 Raymond Bellour, L’Entre-Images, Paris, Les Éditions de la Différence, 2002, p. 69.

8 Jean-François Chevrier, Proust et la photographie. La résurrection de Venise, Paris, L’Arachnéen, 2009, p. 8. 9 Raymond Bellour, op. cit., p. 68.

10 Parmi les différents théoriciens de l’image influencés par Proust, on retrouve aussi Walter Benjamin, dont

L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique présente « une grande proximité avec les idées et les

pratiques de la grand-mère du Narrateur de la Recherche » (Robert Kahn (dir.), « Préface », dans Benjamin sur

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à la discipline, attribuant le caractère innovateur de son écriture à l’ascendant de cette récente invention qu’était la photographie à son époque.

L’art photographique est au cœur de la création proustienne : l’auteur s’inspire de la technique photographique pour la description de ses personnages, la composition du récit, et il utilise une variété infinie de métaphores photographiques pour élucider le processus même de cette création. À la multiplicité des objectifs photographiques correspond la multiplicité des points de vue offerts par le romancier sur les héros et les paysages de la Recherche11.

Devant l’évidence des rapprochements qu’il décèle entre les techniques narratives novatrices de Proust et la variété des potentialités d’optiques qu’offre la photographie, Brassaï énonce que ce serait elle qui aurait le plus influencé l’écrivain12. Dès lors, Brassaï en arrive à

considérer la Recherche comme une aventure photographique :

À la lumière de la photographie un nouveau Proust m’est apparu, une sorte de photographe mental, considérant son propre corps comme une plaque ultrasensible, qui sut capter et emmagasiner dans sa jeunesse des milliers d’impressions et qui, parti à la recherche du temps perdu, consacra tout son temps à les développer et à les fixer, rendant ainsi visible l’image latente de toute sa vie, dans cette photographie gigantesque que constitue À la recherche du temps

perdu13.

Il est important de souligner que Brassaï et Bellour présentent l’analogie de la photographie à la Recherche en tant que dispositif. Ainsi, leurs idées sont exprimées du point de vue du photographe, de celui qui enregistre. D’autres penseurs se sont plutôt intéressés à l’acte de remémoration mis en œuvre par Proust, c’est-à-dire à son activité « d’observateur de souvenirs ». Ainsi, Roland Barthes, alors qu’il se réfère de manière prépondérante à la

Recherche dans La Chambre claire pour questionner les relations entre photographie et

mémoire, affirme plutôt se positionner du côté du regardeur, du Spectator, et non de l’Operator14. Selon Kathrin Yacavone, en réinterprétant les idées de Proust pour développer

son discours photographique, Barthes produit une quête qui l’amène à se situer lui-même en

11 Brassaï, Marcel Proust sous l’emprise de la photographie, Paris, Gallimard, 1997, p. 127. 12 Ibid., p. 165.

13 Ibid., p. 20.

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tant que narrateur proustien, faisant de La Chambre claire une « mémoire de la mémoire »15

qui opérerait une autre forme de « recherche du temps perdu ».

En choisissant d’associer son questionnement photographique à la démarche proustienne, Barthes formule cette question : est-ce que la photographie peut redonner vie au passé, tel que nous l’avions préservé dans notre mémoire ? Au cours de cette réflexion, Barthes en arrive à dissocier l’image photographique du souvenir involontaire : « La photographie ne remémore pas le passé (rien de proustien dans une photo). L’effet qu’elle produit sur moi n’est pas de restituer ce qui est aboli (par le temps, la distance), mais d’attester que ce que je vois, a bien été. »16 Toutefois, au cours de son expérience, Barthes – alors qu’il retrouve

l’exactitude du souvenir de sa mère en consultant la photographie du Jardin d’Hiver – est pourtant parvenu à vivre, grâce au hasard, le ça-a-été, qu’il compare au souvenir involontaire proustien. Il faut cependant souligner que même s’il survient de manière imprévue, le

ça-a-été démontre une différence importante avec le souvenir involontaire proustien : c’est grâce

à son imaginaire17 que le narrateur de la Recherche réussit à retrouver le temps perdu, alors

que Barthes y parvient plus difficilement avec les photographies qui, lorsqu’elles sont consultées en tant que preuves matérielles, semblent limiter le passé à son état de fixité. Devant une photo qui contredit les souvenirs que l’on gardait d’un événement, on se sent distant, étranger d’un passé que l’on a pourtant vécu.

Ces deux perspectives distinctes qu’expriment les essais de Barthes et de Brassaï sur les rapports entre la photographie et la démarche de Proust constituent deux pôles réflexifs à l’origine du développement des Épaves scintillantes. À partir de l’exemple fondateur que constitue À la recherche du temps perdu, leur mise en relation dans une démarche de recherche-création permet ainsi de questionner les façons dont peuvent être exploités les souvenirs dans la genèse de nouvelles images. À la lumière des considérations exprimées par Barthes et Brassaï, on peut se demander ce qu’il en serait si l’on tentait de produire une

15 Kathrin Yacavone, « Barthes et Proust : La Recherche comme aventure photographique », Fabula-LHT, no 4,

« L’Écrivain préféré », mars 2008, en ligne : http://www.fabula.org/lht/4/Yacavone.html (page consultée le 15

janvier 2014).

16 Roland Barthes, op. cit., p. 131.

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recherche du temps perdu par l’expérience d’un nouvel enregistrement photographique au présent.

On parvient ainsi au point de départ du présent projet : si l’on accepte l’idée de Barthes selon laquelle la photographie comporte une dimension mortuaire18 parce qu’elle confronte le

regard à son incapacité d’y revivre le passé, on peut se demander si l’expérience d’un nouvel enregistrement photographique fondé sur l’acte de remémoration ne pourrait pas, d’une certaine façon, offrir de plus grands effets de tangibilité de ce passé. L’inversion du processus permettrait ainsi d’explorer une autre tentative de « retrouver le temps perdu » par une matérialisation de l’image mentale pouvant éventuellement rejoindre l’analogie qu’établit Brassaï entre l’écriture proustienne et la création d’images en chambre noire.

Suivant l’idée d’une recherche du passé exerçant un retour sur des images qui en témoignent, mon intention est d’explorer une trajectoire qui s’avérerait inverse à celle que Barthes mène par la consultation de ses photographies anciennes. Ainsi il est prévu que cette recherche du passé s’effectue par de nouvelles prises de vue photographiques réalisées à partir de vestiges mémoriels. À l’instar de Proust, cette recherche donne lieu à une autofiction s’inspirant de souvenirs personnels : le récit d’un voyage familial effectué aux États-Unis, plus précisément en Floride, durant l’adolescence.

1.1 La Recherche comme piste réflexive des relations entre mémoire et photographie

Avant d’expliquer davantage l’intention de départ des Épaves scintillantes, il s’avère important de démontrer plus précisément comment les démarches de Barthes et de Brassaï ont pu influencer le développement de ce projet de recherche-création. Loin d’énumérer exhaustivement l’ensemble des liens que l’influence de Proust établit entre les deux penseurs (ce qui pourrait constituer, en soi, plusieurs autres thèses), cette étape vise plutôt à mettre en

18 L’auteur de La Chambre claire aurait été inspiré par les idées qu’exprime André Bazin sur la photographie comme embaumement dans « Ontologie de l’image photographique », Qu’est-ce que le cinéma ? (1958), Les Éditions du Cerf, coll. Septième Art, 1990, p. 9-17.

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lumière différentes pistes de réflexion que leurs approches respectives auront générées pour baliser le développement du projet.

Alors qu’ils sont exprimés selon des angles distincts, plusieurs éléments unissent La

Chambre claire et Marcel Proust sous l’emprise de la photographie. La nature très intimiste

des deux essais – qui croisent une réflexion basée sur des faits tangibles à la projection d’impressions personnelles – constitue ainsi un premier point de comparaison. Chemin faisant, ils entraînent leurs auteurs à adopter des postures distinctes de celles qu’ils occupent habituellement. Malgré son statut d’essai, La Chambre claire comporte une dimension autofictionnelle qui rapproche Barthes de la posture de romancier. De son côté, Brassaï, bien qu’il ait déjà écrit sur d’autres artistes et écrivains, est tout de même entraîné à accomplir un travail qui l’écarte de son activité plus courante de photographe. On pourrait ainsi considérer

La Chambre claire et Marcel Proust sous l’emprise de la photographie comme des

documents de nature hybride, relevant simultanément d’une activité de recherche introspective et d’une activité de création.

Ce premier chapitre se penche sur le point de départ de la création, c’est-à-dire l’idée de se référer à la Recherche pour mener une exploration des rapports entre la photographie et la mémoire. Cette présentation de la quête conductrice sera ainsi l’occasion de justifier les différents axes de l’intention de départ du projet en les situant en regard de ces deux pôles que constituent La Chambre claire et Marcel Proust sous l’emprise de la photographie. Outre le développement d’une réflexion alimentée par les idées de Barthes et de Brassaï, cette étape sera également l’occasion de présenter l’exemple d’une autre démarche de création prenant pour inspiration la Recherche, le film Locke’s Way de Donigan Cumming.

1.2 Du côté de chez Barthes

La Chambre claire de Roland Barthes paraît en 1980. L’ouvrage est présenté en tant qu’essai

interrogeant l’essence de la photographie. Travaillant principalement à partir d’images rattachées à l’histoire de la photographie, l’auteur choisit d’adopter une approche qui mise sur son interprétation personnelle de celles-ci, en puisant dans ses propres souvenirs. Cette

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démarche se transforme en une quête incitant Barthes à déterminer ce qui, de façon imprévue dans une photo, déclenche l’émotion du regardeur. Alors qu’il présente des photographies de nature « publique », parce qu’inscrites dans l’histoire universelle du monde, il témoigne parallèlement de son expérience personnelle en évoquant ses pertes et ses deuils, notamment celui de sa mère décédée deux ans auparavant.

Dans son article « Barthes et Proust : La Recherche comme aventure photographique », Kathrin Yacavone examine plusieurs parentés existant entre À la recherche du temps perdu et La Chambre claire. Afin de discerner concrètement l’influence qu’aura eue Proust sur l’auteur de La Chambre claire, les idées de Yacavone permettent de poser certains jalons en vue de mieux définir en quoi une démarche réflexive peut potentiellement comporter des échos proustiens et comment celle-ci peut alimenter un acte de création se situant du point de vue du Spectator auquel s’identifie Barthes.

Dans La Chambre claire, Barthes fait plusieurs fois référence à Proust pour comparer l’expérience qu’il relate à celle que vit le narrateur de la Recherche. Toutefois, au-delà des références ouvertement proustiennes, c’est également l’approche de Barthes19 – la quête et

l’inscription des passages entre le passé des images et le présent de son regard – qui fait en sorte qu’on peut discerner d’autres parentés proustiennes dans La Chambre claire. Selon Kathrin Yacavone, La Chambre claire serait un livre doublement proustien, au sens où par sa quête, Barthes adopte une forme et des allusions attribuables à l’influence de la Recherche, mais également parce que, plus directement, celui-ci compare ses propres idées sur la mémoire et la photo à celles de Proust en le citant à différentes reprises. Yacavone affirme que Barthes ferait ainsi de Proust sa « mathésis générale »20, faisant résonner la Recherche

en guise d’intertexte pour développer sa réflexion sur la mise en présence qu’induit la photographie à l’égard du passé.

Comme le souligne Yacavone, alors que la Recherche et La Chambre claire manifestent la volonté « de retrouver un temps perdu », leurs narrateurs respectifs recherchent un passé

19 Kathrin Yacavone, art. cit., http://www.fabula.org/lht/4/Yacavone.html (page consultée le 15 janv. 2014). 20 Idem.

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distinct du sens historique, mais plutôt rattaché à « la vérité subjective de leurs perceptions et de leurs souvenirs »21. Il est donc question pour Barthes de comparer les photographies

d’êtres disparus au souvenir qu’il en conservait. La Recherche constitue pour Barthes une référence lui permettant de produire une mise en rapport du processus de restitution qu’engendre la photographie en comparaison du processus mémoriel tel que présenté par Proust. Comme le signale Yacavone, c’est d’ailleurs en se référant directement à Proust que Barthes affirme l’opposition de départ entre le souvenir et la photographie :

Or, un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma mère, je rangeais des photos. Je n’espérais pas la « retrouver », je n’attendais rien de « ces photographies d’un être, devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu’en se contentant de penser à lui » (Proust)22.

Pour Yacavone, la façon dont Barthes amène l’anecdote de la mémoire involontaire serait planifiée. Il s’agirait pour Barthes de faire encore davantage écho à la Recherche en reprenant certains éléments de l’expérience qu’y décrit le narrateur. Yacavone appuie son propos en revenant sur un autre passage de La Chambre claire :

J’allais ainsi, seul dans l’appartement où elle venait de mourir, regardant sous la lampe, une à une, ces photos de ma mère, remontant peu à peu le temps avec elle, cherchant la vérité du visage que j’avais aimé. Et je la découvris23.

Pour Kathrin Yacavone, la façon dont Barthes décrit l’événement et les détails particuliers sur lesquels il choisit d’attirer l’attention reprennent directement la forme de la Recherche :

L’indication apparemment innocente selon laquelle Barthes est « seul » dans son appartement, en train de regarder des photographies, fait entrer son texte en résonance avec le début de la Recherche, où le narrateur est seul dans sa chambre, dans l’attente du baiser maternel. Ce parallèle devient encore plus suggestif si l’on considère la première scène de la Recherche comme une évocation d’un effet de camera obscura, d’une projection des images (mentales) du passé sur les murs de la chambre obscure du héros, scène qui fait indirectement référence à la photographie. Pourtant, chez Barthes, l’auteur, seul dans son appartement, ne

21 Idem.

22 Roland Barthes, op. cit., p. 99. 23 Ibid., p. 105.

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contemple pas des images fugitives comme le héros proustien, mais des images photographiques24.

Alors que l’expérience relatée par Barthes relève de son interprétation personnelle, comme on l’a observé, il mène sa réflexion à partir d’images associées à l’histoire de la photographie, constituant un corpus qui relève de la collectivité. Il permet ainsi au lecteur de vivre sa propre expérience des images à partir de références qu’il peut connaître, puisque celles-ci relatent des faits historiques et sont alors susceptibles de s’inscrire dans l’inconscient collectif. L’évocation d’une photographie particulière fait toutefois directement référence à l’histoire personnelle de Barthes : la photographie du Jardin d’Hiver. C’est avec cette photographie qu’il parvient à vivre une expérience qu’il juge comparable à celle de la mémoire involontaire. Or, distinctement aux autres photographies qui sont décrites, Barthes ne montre pas la photographie du Jardin d’Hiver. Il laisse le lecteur se la figurer par son imaginaire, induisant chez celui-ci une expérience que Yacavone considère comme équivalente aux images mémorielles de Proust.

Alors que Barthes décèle par cette expérience la « représentation pure » du temps, il constate toutefois que ce retour vers le passé par la photographie confronte inévitablement le regard à la mort :

En me donnant le passé absolu de la pose (aoriste), la photographie me dit la mort au futur. Ce qui me point, c’est la découverte de cette équivalence. Devant la photo de mère enfant, je me dis : elle va mourir : je frémis, tel le psychotique de Winnicott, d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe25.

Ainsi, selon Barthes, ce retour vers le passé que rend possible la photo implique une rencontre entre le passé du sujet et le présent du regardeur, mais aussi un certain futur dans l’idée de cette fin qui surviendra. Or ici aussi, Yacavone perçoit une parenté avec la Recherche :

Le ça-a-été déictique montre un portrait photographique en le désignant par un passé : la personne représentée, la mère ou le condamné à mort, est toujours déjà « morte » ; un futur : la personne représentée va toujours nécessairement mourir

24 Kathrin Yacavone, art. cit., http://www.fabula.org/lht/4/Yacavone.html (page consultée le 15 janvier 2014). 25 Roland Barthes, op. cit., p. 148.

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et un présent : le « maintenant » du spectateur qui fait la découverte de cette structure « extatique ». D’une façon similaire, la mémoire involontaire de Proust est toujours, par définition, reliée à un moment passé et à un moment présent, auquel le premier est mémorisé26.

Yacavone conclut que La Chambre claire est un livre doublement proustien, car en plus d’adopter la forme de la Recherche, le travail opéré sur les photographies s’avère « précisément un travail imaginaire », rendant ainsi « doublement hommage à Proust ». Formellement et introspectivement proustienne, La Chambre claire consisterait donc en une exploration des traces tangibles du passé par la photographie.

Comme ce fut observé plus tôt, en s’inspirant de la Recherche pour mener sa quête, Barthes en vient à produire des formulations aux échos proustiens. En employant l’expression « indication apparemment innocente » pour décrire l’expérience que Barthes relate, Yacavone sous-entend l’implication d’une certaine part de mise en scène dans les activités du regard décrites par Barthes. Ainsi, cette description de l’expérience qu’exprime Barthes l’entraîne vers une mise en fiction de ses actions. Il semble que Proust se trouve à influencer Barthes en le faisant entrer à son tour dans l’autofiction. Il s’avère important de rappeler que lorsqu’il décède accidentellement en 1980, Barthes travaille alors à l’élaboration d’un roman,

Vita Nova. Claudia Amigo Pino signale que Barthes avait d’ailleurs évoqué ce projet au cours

d’une conférence intitulée « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » (1978)27 :

Est-ce que tout cela veut dire que je vais écrire un roman ? Je n’en sais rien. Je ne sais s’il sera possible d’appeler encore « roman » l’œuvre que je désire et dont j’attends qu’elle rompe avec la nature uniformément intellectuelle de mes écrits passés (même si bien des éléments romanesques en altèrent la rigueur). Ce Roman utopique, il m’importe de faire comme si je devais l’écrire28.

Claudia Amigo Pino souligne qu’au cours de cette conférence, « Barthes affirme son désir d’écrire sur le même sujet que la Recherche (le désir d’écrire) et d’utiliser la même forme

26 Kathrin Yacavone, art. cit., http://www.fabula.org/lht/4/Yacavone.html (page consultée le 15 janvier 2014). 27 Claudia Amigo Pino, « Le Roman du temps perdu. Le mythe de Proust et la recherche de Barthes »,

Recherches & Travaux, no 77, 2010, p. 459-465, en ligne : http://recherchestravaux.revues.org/424 (page consultée le 6 juillet 2017).

28 Roland Barthes, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », OC, t. V, p. 470 (cité dans Amigo Pino, 2010).

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(qui vacillerait entre le roman et l’essai) »29. Il faut aussi mentionner que la veille de sa mort,

Barthes préparait un séminaire s’intitulant « Proust et la photographie » et que quelques années auparavant, il en avait donné un autre, La Préparation du Roman30, portant sur les

conditions d’écriture de différents auteurs parmi lesquels figurait Proust. Ces différents faits31

démontrent à quel point Proust aura certainement pu exercer une influence majeure sur Barthes, le transformant progressivement en romancier. On pourrait ainsi envisager La

Chambre claire comme une étape de son passage vers la fiction32.

1.2.1 Locke’s Way de Donigan Cumming

Comme le démontrent maints exemples, l’ascendant d’À la recherche du temps perdu sur les pratiques de création transcende les époques et les disciplines. Un film, Locke’s Way (2003) de Donigan Cumming, présente la tentative de retrouver le passé par la recherche au travers d’anciennes photographies. À la fois considérée à titre d’autofiction et de performance vidéo, l’œuvre donne lieu à une relecture de la Recherche qui s’avère orientée du point de vue du regardeur, ou plutôt, comme le dirait Barthes, du Spectator. Alors que Locke’s Way comporte plusieurs analogies singulières avec la démarche que mène Barthes lorsqu’il écrit La

Chambre claire, il s’avère particulièrement pertinent d’examiner ce film qui constitue un

autre exemple de démarche menée sous l’angle du Spectator proustien.

Fortement inspiré par le théâtre et la performance, Donigan Cumming considère sa démarche en tant que relecture du théâtre de l’absurde33. C’est d’abord à titre de photographe qu’il

s’intéresse au quotidien de gens rejetés de la société par la maladie ou la pauvreté. L’artiste passe à la vidéo dans les années 1990 et continue de travailler avec ces mêmes individus. Se qualifiant de mauvais farceur, il leur demande d’interpréter ses histoires au sein de leurs espaces réels, souvent des appartements misérables ou encore des chambres aseptisées

29 Claudia Amigo Pino, art. cit., http://recherchestravaux.revues.org/424 (page consultée le 6 juillet 2017). 30 Roland Barthes, La Préparation du Roman. Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Éditions du Seuil, 2015.

31 Il s’avère également pertinent de rappeler cette phrase en préface de Roland Barthes par Roland Barthes : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman », Paris, Éditions du Seuil, 1975. 32 Une étape comparable chez Proust à l’écriture de Contre Sainte-Beuve qui précède celle de la Recherche. 33 Sally Berger, Donigan Cumming. Controlled disturbance II, Montréal, Vidéographe, 2005, p. 4.

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d’hôpital, laissant brutalement transparaître leur réalité. Pour lui, ce passage à la vidéo devient l’occasion de s’impliquer de manière plus directe dans les histoires qu’il révèle à la caméra34. À titre de réalisateur et de narrateur, il intervient souvent lors de ses captations,

exprimant des commentaires qui s’adressent aux interprètes ou aux spectateurs.

Avant de réaliser Locke’s Way, Donigan Cumming se considérait35 déjà redevable de

l’influence de Proust sur l’ensemble de son œuvre vidéographique. Plusieurs de ses sujets revenant d’un film à l’autre, leur appartenance à son univers constitue une communauté de personnages, simultanément présents dans la réalité de Cumming et le monde fictif dans lequel ce dernier les transpose. C’est cette communauté de personnages – la mémoire qu’ils partagent et leur passage vers la fiction – qui incite Cumming à établir des rapprochements entre sa démarche et celle de Proust. Les critiques ont souvent reproché à Cumming son choix de travailler avec des collaborateurs fragiles pour susciter une attention comparable à celle d’un cirque humain présentant des phénomènes de foire. Avec Locke’s Way, c’est de la matière personnelle de Cumming dont il est directement question. En réalisant ce film, le vidéaste devient ainsi lecteur de lui-même36 pour présenter son récit familial.

Interpellé par l’idée que le souvenir se nourrit autant de la connaissance que de l’imaginaire, Donigan Cumming réalise Locke’s Way avec l’intention de confronter les idées de John Locke37 sur le savoir à la démarche mémorielle que mène l’auteur de la Recherche.

S’inspirant de faits réels vécus par Cumming, le film présente l’expérience d’un homme qui fouille les archives familiales pour enquêter sur son frère, interné depuis l’enfance à la suite d’un incident cérébral. Pour Cumming38, la référence à Proust se traduit par son usage des

photographies qui constituent la matérialisation de ses souvenirs personnels, alors qu’il associe à Locke sa consultation des rapports médicaux du frère, évoquant des connaissances « sérieuses », puisque fondées sur la science. La confrontation entre les souvenirs et la

34 Blake Fitzpatrick, « Donigan Cumming : Photographs in Video Works », Splitting The Choir. The Moving

Images of Donigan Cumming, Ottawa, Institut canadien du film, 2011.

35 Précisions obtenues à la suite d’une correspondance entretenue avec l’artiste, du 26 au 29 mars 2013. 36 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, édition en quatre volumes dirigée par Jean-Yves Tadié, 1987-1989, t. IV, p. 489.

37 Cumming se réfère à son Essai philosophique sur l'entendement humain (John Locke, An Essay Concerning

Human Understanding, Londres, 1689) qui définit les relations entre la mémoire et la raison.

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connaissance se produit par l’alternance entre les photos et les documents médico-légaux qui sont employés mutuellement en vue d’attester ou de contredire leurs contenus respectifs.

Évoluant en un plan-séquence d’une vingtaine de minutes, Locke’s Way met en scène Cumming qui performe une recherche employant divers documents de son passé. Utilisant les photographies de son album de famille, l’artiste y incarne son propre rôle tout en filmant directement ses actions. Alors que celles-ci consistent à regarder et commenter les photos, à plusieurs occasions il s’interrompt pour aller consulter d’autres documents d’archives situés sur différents étages de sa maison. Il continue alors d’enregistrer ses déplacements entre les étages, ce qu’il y trouve, de même ses propres réactions et les commentaires que l’expérience lui procure.

Locke’s Way constitue une œuvre extrêmement riche du point de vue des différentes pistes

d’analyse qu’elle suppose à l’égard de l’interprétation que l’on peut tirer des idées de Locke, mais aussi à l’égard de l’ensemble de l’œuvre de Donigan Cumming. À l’évidence, elle contient plusieurs clés susceptibles d’élucider ses autres films. Choisir de concentrer la réflexion sur l’influence de Proust, et des effets qu’entraîne la posture de Spectator adoptée par l’artiste (en tant que regardeur des photographies), implique toutefois de travailler sur un angle assez précis qui exige de mettre de côté ces autres pistes potentiellement intéressantes. Une description sommaire de l’évolution du récit de Locke’s Way sera d’abord établie, pour que soient ensuite examinés plus attentivement différents éléments de son langage, notamment la façon singulière dont Cumming fait interagir la caméra vidéo avec les photographies.

Le film débute sur un constat de mort : « C’est la fin. Oui, c’est la fin. La vraie. »39 En même

temps que ces paroles sont prononcées, le protagoniste qu’interprète Cumming montre le portrait d’une femme décédée, allongée sur son lit. Brièvement, le portrait d’un homme tenant une caméra devant son visage est montré. Un spectateur connaissant Cumming comprend alors qu’il s’agit de lui. On pourrait considérer cette apparition furtive en guise de

39 Les extraits cités sont tirés des sous-titres français des bandes sonores des films de Cumming. Ils correspondent mot pour mot à la version originale anglaise.

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signature. Il poursuit : « Mais il y a eu un commencement. Il y a eu un commencement. Il y a eu un commencement. Voici le commencement. »

Ces paroles introduisent ainsi l’histoire qui précède cette fin de vie. Les photographies qui suivent présentent ensuite la défunte alors qu’elle est une jeune mère, auprès du premier enfant qu’elle vient de mettre au monde. On comprend alors que ce « commencement » mentionné évoque la vie d’un enfant ou, du moins, sa présence dans la vie de la mère et l’évolution de leur relation. Le film met ainsi en scène deux récits : d’une part, l’évolution de cette histoire familiale qui progresse au fil des photographies qui sont montrées et d’autre part, la quête de Cumming qui veut en savoir davantage sur ce frère qui, on l’apprendra, sera écarté.

Différents portraits de l’enfant sont montrés. De fil en aiguille, la progression des photographies révèle ce qui lui est advenu. La caméra alterne ensuite entre plusieurs portraits de son frère, Julian Cumming, à différents âges, le présentant alors qu’il est adolescent, jeune adulte, puis d’un âge plus mûr. Cumming décrit parallèlement ses premiers signes d’anomalies, l’incident à l’origine de celles-ci puis il donne plusieurs détails de la vie que son frère mène désormais en tant qu’adulte, notamment en commentant le couple qu’il forme avec une autre pensionnaire de l’institution où il vit. Alors que les recherches avaient pourtant commencé de façon chronologique, ces passages entre différentes époques permettent difficilement de situer l’histoire de Julian d’un point de vue linéaire. Les différentes époques relatées par le flot irrégulier des photographies de la vie de Julian contribuent à donner l’idée qu’il est « sans âge », comme s’il avait cessé de vieillir malgré son âge avancé. On pourrait aussi voir ce désordre comme le symptôme d’une situation qui ne fut jamais résolue, à l’image de la mémoire investiguée.

Cependant, malgré l’irrégularité de l’ordre des images, certaines photographies se démarquent en évoquant des instants fatidiques de la vie de Julian. Ainsi, c’est après la description de la vie d’adulte de Julian que Cumming revient en arrière en présentant une photographie relatant son arrivée dans une institution. L’enfant est bien habillé, il se tient

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debout dans un kiosque où il semble heureux. On ne peut qu’être touché par ce portrait du jeune garçon qui sourit et qui ne semble pas conscient de ce qui l’attend (fig. 3).

Figure 3 : Image tirée du film Locke’s Way de Donigan Cumming, 2003.

On pourrait comparer la recherche que mène Cumming à un trajet que quelqu’un emprunterait plusieurs fois avec l’espoir de retrouver une chose perdue. Alors qu’il regarde encore d’autres photographies relatant les visites occasionnelles de Julian dans sa famille, Cumming se questionne sur la culpabilité que leur mère pouvait ressentir à son égard. C’est alors que son interrogation l’amène à reprendre sa recherche à partir du début, jusqu’à ce qu’il retombe sur le portrait de la mère morte qui avait été présenté au début du film. La fouille continue, puis la caméra revient une autre fois sur ce portrait. À ce moment, la « venue » de la photo semble inciter Cumming à recommencer pour une troisième fois ses recherches à partir du début. La même photographie de la mère décédée apparaît une quatrième fois parmi d’autres portraits post mortem de celle-ci. Un dernier « parcours » condensé des photographies de Julian est montré. Pour une dernière fois, certaines des photographies sont remontrées, dont celle de Julian au kiosque. On entend ensuite la voix accélérée de Cumming qui, montrant les portraits de ses parents, mentionne : « Elle a souffert. Il a souffert. » Puis le film se termine.

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Alors que Locke’s Way questionne l’évolution de son frère, c’est par l’usage singulier que fait Cumming de la caméra vidéo que l’on peut considérer que le récit de Locke’s Way s’écrit au je. Puisque la caméra est tenue à l’épaule, le spectateur ne parvient jamais à voir le protagoniste de l’histoire, même lorsqu’il se déplace pour fouiller d’autres archives familiales. Cumming se trouve ainsi à occuper un rôle ambigu, partagé entre son état de réalisateur, de narrateur et de performeur-acteur. Ce sont les commentaires qu’il formule qui guident l’interprétation que l’on fait des photographies qui sont données à voir.

Puisque Cumming emploie sa caméra à l’épaule, la présentation des photographies incarne simultanément le regard qu’il porte sur celles-ci, tout en demeurant un geste de monstration. Parallèlement aux commentaires de Cumming, c’est aussi la caméra qui oriente la lecture des photographies. Il semble que ce soit souvent lors de l’expression de ses interrogations que Cumming opère de plus vifs mouvements de caméra. À ces moments, il produit fréquemment des retours sur des images déjà montrées, s’attarde sur des détails précis, ou encore effectue des zooms in, manifestant concrètement la volonté de mieux voir, ou d’appuyer ses commentaires. On peut prendre en exemple ce moment où il raconte le recours à des forceps lors de la naissance de Julian. Cumming dit : « Vous en voyez les marques ? Pas moi. Des forceps. Mais où sont-ils ? » Le zoom sur le portrait du frère correspond alors à l’interrogation de Cumming. Puisqu’il se trouve à filmer la scène, son action le place nécessairement hors champ et ainsi la caméra constitue directement l’extension de son corps, et donc de son regard.

Il s’avère difficile pour le spectateur de Locke’s Way de vivre une relation immédiate et spontanée avec les photos que manipule Cumming. Ces photographies ne sont pas directement laissées à voir. Leur réception est constamment filtrée par les interventions de Cumming. À différentes occasions, Cumming les fait « parler ». Alors qu’il présente pour la première fois le portrait de la grand-mère (fig. 4, p. 24) qui aurait déterminé l’exclusion de Julian, Cumming exprime des paroles qu’elle aurait prononcées : « C’était trop d’enfants. Puis un troisième (soupir). Enfermez-le, dirent-elles. Sortez-le d’ici. » Ce portrait de la grand-mère revient peu de temps après que soit montré le portrait de Julian au kiosque, le jour de

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son arrivée à Saranac Lake : « Ils l’ont envoyé à Saranac Lake à cause d’elle. (…) Elle n’en voulait plus. Ils ont remonté la Côte Ouest, l’ont foutu là, l’ont fait sourire et l’ont laissé là. » En procédant ainsi, Cumming utilise le portrait de la grand-mère pour incarner matériellement sa présence dans l’histoire. Devant la caméra vidéo, le portrait de la grand-mère se présente comme un objet d’incarnation. Cet emploi pourrait s’apparenter à l’usage que l’on fait des marionnettes, figures de représentations que l’on anime pour les faire participer à une histoire. Toutefois ici, Cumming se trouve en quelque sorte à « désincarner » ce portrait de la grand-mère, à restreindre sa portée, en la faisant parler de sa propre voix.

Figure 4 : Image tirée du film Locke’s Way de Donigan Cumming, 2003.

À d’autres occasions, le vidéaste raconte ce que certains proches de Julian devaient ressentir, alors qu’il présente leurs portraits simultanément. Ainsi, il revient souvent sur la culpabilité de la mère alors qu’il en montre différents portraits : « Je crois qu’elle se sentait très coupable. Oui, elle était coupable. Elle ne s’en est jamais remise. » Il parle également du malaise qu’éprouvait l’une de ses sœurs à l’égard de l’étrangeté du frère, montrant parallèlement une photo de Julian et de celle-ci ensemble, alors qu’ils sont très jeunes. En ajoutant sa voix à ces portraits, Cumming se trouve à interférer dans leurs champs d’évocations. Alors qu’il « sabote » la possibilité d’une relation sincère entre le spectateur et

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les photographies qu’il « montre », on pourrait convenir que Cumming demeure finalement le seul véritable regardeur des photographies.

Dans son ouvrage intitulé Crayons, cendres, allumettes et poussières, Donigan Cumming relate la quête qu’il mène dans Locke’s Way en se désignant à la troisième personne. Au-delà de la captation vidéo de cette expérience, il lui donne ainsi une autre vie par l’écriture. Mais alors qu’il conserve son véritable prénom, Donigan, il décrit son activité comme si elle était réalisée par une autre personne que lui, comme s’il y assistait sans l’effectuer directement :

Donigan dépose la photo et prend la photo en noir et blanc de Julien [sic] dans le siège du passager d’une auto des années 1940. Donigan dépose la photo et prend un Polaroïd de Julien avec un gâteau d’anniversaire. Donigan dépose la photo et prend une photo couleur de Julien portant des verres fumés et une cravate, le menton appuyé sur la main. Donigan dépose la photo et prend la photo en noir et blanc de trois jeunes hommes. Donigan dépose la photo et prend la photo en noir et blanc de Julien enfant posant dans un kiosque à musique. Donigan dépose la photo. Donigan passe à travers les photos et prend une photo en noir et blanc de Julien enfant avec sa mère. Donigan dépose la photo et prend une photo en noir et blanc de Julien adulte, portant des verres à monture épaisse et un pantalon à carreaux, debout à côté de sa mère. Donigan s’attarde à cette photo. Donigan dépose la photo et prend une photo en noir et blanc de Julien enlaçant une femme. Donigan dépose la photo et prend une photo en noir et blanc de Julien jeune homme avec les manches de sa chemise retroussées. « MAR 1962 » est imprimé sur le côté. Donigan dépose la photo et prend une feuille de photographies en noir et blanc, de format portefeuille, de Julien adolescent. Donigan dépose la feuille et prend une photo couleur de Julien adulte avec sa mère à Noël. Donigan dépose la photo et prend une photo couleur de Julien adulte avec sa mère debout devant une voiture familiale. RESPIRATION BRUYANTE. La caméra fait un panoramique sur la table alors que Donigan fouille dans les photos. RESPIRATION ENCORE PLUS BRUYANTE. La caméra fait un panoramique de l’autre côté de la table. Donigan prend une autre photo en noir et blanc du père. Les yeux du père sont fermés. Donigan prend la photo en noir et blanc de Julien portant des verres à monture épaisse et un pantalon à carreaux. Ralenti. SOUPIR. FONDU AU NOIR40.

L’ambiguïté qu’établissent les diverses instances que Cumming incarne dans Locke’s Way, à titre d’interprète-performeur et de réalisateur, se trouve accentuée par une certaine imprécision des limites entre le réel et la fiction. Ces limites ne sont pas toujours « franchies »

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de la même manière, ce qui génère certaines incohérences. Mais dans l’ensemble, cette indétermination correspond aussi à la forme chaotique et nébuleuse du film. Plusieurs éléments y contribuent : le fait que les photographies soient éparpillées au lieu d’être organisées chronologiquement, les réactions de Cumming, qui, à force de changer d’idée sur son frère, devient de plus en plus désorienté. Dans la fiction qui s’instaure, son état de confusion finit d’ailleurs par contrevenir à son action de filmer.

Cependant, certains éléments du film suggèrent un contrôle de la situation. On peut prendre en exemple le fait que la voix de Cumming se trouve accélérée à différentes occasions pour redevenir ensuite normale. Alors que les commentaires qui mentionnent les étapes importantes de la vie de Julian sont toujours exprimés à un rythme normal, cette accélération de la voix se produit lorsque des recherches plus intensives sont entreprises au travers de photos. Puis, la voix redevient normale lorsque les informations importantes, notamment les étapes significatives de la vie de Julian, sont énumérées ou que les rapports médicaux sont lus. Il semble que cette accélération de la voix marque ainsi les étapes de recherches visuelles entre les différentes phases importantes de la vie de Julian. Comme si au moment où Cumming regarde les images avec la volonté d’y trouver davantage, le temps s’accélérait. Il s’avère souvent difficile de comprendre ce qui est exprimé par la voix accélérée. Alors que la caméra se déplace parfois trop rapidement sur les photos présentées par un narrateur qu’on ne voit jamais, on semble vouloir limiter l’accès au contenu de l’histoire qui est racontée. Le spectateur se trouve coincé entre des bribes de photos et de l’histoire qu’on lui transmet, et l’expérience de cet homme qu’il ne voit pas.

Cette accélération de la voix pourrait manifester un état de passage entre les différents temps qui sont évoqués par le film. On parle ici du temps du passé, relaté par les diverses époques qu’évoquent les photographies, venant à la rencontre du temps présent transmis par la captation vidéo. Alors qu’à un rythme normal la voix peut être associée au défilement courant des images de la vidéo, son accélération la situe en dehors de ce qui est enregistré. Cette accélération instaure une source de temporalité distincte qui survient au moment où la caméra de Cumming fouille plus intensément au travers des images. N’appartenant ni au passé des

Figure

Figure 1 : Florence Le Blanc, Store, tiré de la série Dissidence mobilière, 2009.
Figure 2 : Florence Le Blanc, Trappe, tiré de la série Épuiser l’espace, 2014.
Figure 3 : Image tirée du film Locke’s Way de Donigan Cumming, 2003.
Figure 4 : Image tirée du film Locke’s Way de Donigan Cumming, 2003.
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