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2. Construire à partir du vestige : les potentialités fictionnelles du sujet fixe

2.1 Voice : off de Donigan Cumming

2.1.2 Un immense collage

Au cours de la transposition identitaire qui s’opère de Jerry à Gerry, d’autres éléments – qui ne sont pas nécessairement visibles sur les images – demeurent similaires d’un film à l’autre. Le fait, par exemple, que Cumming interroge beaucoup l’apparente ou inapparente normalité de Gerry, comme il le faisait déjà lors de Locke’s Way. Il y a également cet état des relations familiales (la culpabilité de la mère, la honte de la sœur, etc.) qui refait surface, comme si malgré le nouveau degré de fiction qui s’instaure, ces éléments hantaient toujours Cumming au moment du surgissement des images. À titre de spectateur, c’est moins à l’histoire familiale ou fictive que l’on assiste qu’à son inscription dans le « présent » des nouvelles captations vidéo montrées par le vidéaste.

Cumming a-t-il véritablement l’intention de faire croire quelque chose par ce film ? On peut en douter. À différentes occasions, il arrive que certaines images en contredisent d’autres. Les diverses photographies de Jerry enfant montrées à la caméra révèlent l’évolution d’un Jerry adolescent (fig. 6, p. 60) puis adulte qui finit par ne pas du tout ressembler à l’autre

Gerry. Il arrive même que le « véritable » Jerry soit filmé. Au cours de ces segments, on le présente toutefois en tant que Julian et non en tant que Jerry/Gerry. D’une part, ces moments démontrent qu’une fois adulte l’homme des photographies est distinct de Gerald Harvey; d’autre part, Cumming le nomme directement Julian. Toutefois, bien qu’il soit ouvertement dit qu’il s’agit de Julian, cet aspect de sa vie se trouve directement transposé parmi d’autres aspects que Cumming associe aussi à Gerald.

Figure 6 : Image tirée de Voice : off de Donigan Cumming, 2003.

Pour quelqu’un qui n’aurait pas vu Locke’s Way, ce léger dédoublement des présents de Gerry peut éventuellement induire une certaine confusion, mais puisque le film forme un ensemble assez hétéroclite, il peut aussi échapper au spectateur. Toutefois, pour un spectateur qui aurait vu les deux films, d’autres interprétations peuvent se produire. Locke’s Way semble plausible, Voice : off aussi. Le spectateur peut hésiter sur ce qu’il faut croire ou non. Il peut aussi accepter partiellement ou complètement l’ambiguïté du pacte de fiction de Voice : off. Toutefois, lorsqu’apparaît le véritable Julian, le spectateur est confronté à sa propre

construction fictive. Cette présence de Julian, l’autre homme des photographies, vient contredire la fiction préalablement établie à l’intérieur même de l’œuvre.

A priori, cette présence pourrait correspondre aux influences de Samuel Beckett et de Bertolt Brecht sur les approches vidéographiques de Cumming dont la démarche, comme ce fut déjà mentionné, vise à produire une adaptation performative et vidéographique du théâtre de l’absurde. Considérant l’intérêt de Cumming pour les stratégies beckettiennes ou brechtiennes78 visant à brouiller les frontières entre le réel et la fiction, il s’avère difficile de

déterminer où commence et où se termine la spontanéité dans son approche de la vidéo. En démontrant la construction fictive à l’intérieur de l’œuvre même, Cumming instaure une confusion des limites entre l’espace de représentation et celui du spectateur.

Puisque l’emploi des photos de Julian pour constituer le passé de Gerald semble assez transparent, on peut penser que c’est de façon ouverte que Cumming les emploie à des fins narratives. L’idée ne serait donc pas de faire croire, mais plutôt de produire un assemblage. À l’image de ses fresques photographiques, Voice : off constituerait ainsi un collage qui génère une fiction dont les joints seraient donc visibles et admis. Cette perspective réaffirme l’idée qu’ici les photographies font d’abord office de prothèses. Examinées dans le grand ensemble que constitue le film, elles permettent alors de présenter un portrait complet de Gerald, où les carences qu’instituent ses troubles mémoriaux et la perte de sa voix sont palliées par les photos.

De quoi se composent les différentes parties de cet immense collage constituant la vie de Gerald Harvey ? Outre les moments d’intimité et les actions vocales que Cumming lui commande, on retrouve aussi plusieurs témoignages de gens qui semblent composer son entourage. Si, dans la réalité du tournage on ne peut savoir si les événements qu’ils relatent font réellement référence à la vie de Gerry, le montage semble vouloir nous amener à considérer que oui, puisque ceux-ci sont juxtaposés à des segments qui le suivent dans son intimité.

78 Donigan Cumming, « Continuité et rupture », Hors Champ,

Tout comme Gerald, les autres individus que Cumming filme font preuve d’une certaine fragilité. Une séquence présente Gerald alors qu’il se trouve dans l’appartement d’un ami. Il s’agit d’un tout petit logis n’abritant que quelques meubles : un lit, un téléviseur, une cuisinette et une commode, réunis dans la même pièce. L’homme regarde des photographies qui traînent sur la commode. Il s’agit de plusieurs portraits d’une jeune femme. Sur certains clichés, il se trouve à ses côtés. On suppose que c’est sa fille, ou du moins, une personne qui lui est proche. La chaleur et la joie de ces instants contrastent avec le dénuement du lieu. Il s’agit d’une situation où l’image fixe s’avère encore cadrée par la vidéo, mais d’une façon qui diverge de l’emploi courant que fait Cumming de ses photographies de famille.

Ce procédé intervient à une autre occasion lorsque sont comparées les photographies d’une marque sur le plancher à la marque réelle, laissée par la cigarette d’un homme s’étant effondré. Ces photographies sont différentes des autres. Tirées d’une enveloppe du Costco, il s’agit de tirages de formats 2 ¼ récemment imprimés et donc distincts des photographies familiales couramment utilisées dans le film. D’abord présentées ailleurs, elles sont ensuite montrées directement sur le plancher, à proximité de la marque réelle. Cette action est étrange, mais en même temps elle établit un lien avec le geste posé par le réalisateur lorsque celui-ci manipule ses photographies anciennes qu’il alterne avec les segments filmés du quotidien de Gerald. Il présente la photo en l’inscrivant dans le présent comme il montre l’image de la marque en la situant dans son contexte. Toutefois la marque et son image partagent un lien de nature indicielle, contrairement aux liens entre Gerald et les photographies, qui s’avèrent fictifs.