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Potentialités fictionnelles du sujet « fixe » au-delà de la photographie

2. Construire à partir du vestige : les potentialités fictionnelles du sujet fixe

2.2 Fixité formelle et latente dans l’élaboration du récit Les Épaves scintillantes

2.2.1 Potentialités fictionnelles du sujet « fixe » au-delà de la photographie

Il a été établi que l’emploi que faisait Cumming de ses photographies s’apparentait, d’une certaine manière, à sa façon d’intervenir auprès des individus fragiles. Que ce soit lorsqu’il filme des gens faibles et démunis ou ses photographies anciennes, Cumming les théâtralise pour leur faire dire ce qu’il veut bien. Avec Locke’s Way, les photos semblent directement remplacer les gens avec lesquels il travaille habituellement. Cela devient évident par les différentes façons dont le vidéaste intervient avec sa caméra sur les photographies. On peut prendre en exemples le fait qu’il lui arrive de les faire parler, la récurrence des présences de certaines à des moments précis du récit, mais aussi la dimension performative exercée par sa tenue de la caméra sur celles-ci.

Ces deux éléments que filme Cumming, les individus fragilisés et les photographies d’archives, portent les traces de ce qui a déjà été, et, en quelque sorte, de ce qui n’est plus. Au cours de leurs différentes épreuves, ils ont connu des étapes d’avilissements, de déclin, faisant en sorte que leurs vies ou leurs états physiologiques ou psychiques subissent des carences. Cet état de précarité, chez les gens que Cumming filme, peut aussi être associé à l’influence qu’aura eue Samuel Beckett sur sa démarche, et qui s’avère reconnaissable sur différents plans.

On remarquera, dans l’œuvre du dramaturge, un intérêt à dépeindre des personnages qui sont le plus souvent diminués par la pauvreté, la vieillesse ou différentes formes de handicaps. Ces états de déclin des personnages beckettiens, leur confèrent une fixité symbolique, mais chez certains, il arrive que l’immobilité se fasse davantage littérale, illustrant alors plus directement leur état de captivité dégénérative. On peut prendre en exemple Winnie, embourbée dans un agglomérat de terre dans Happy Days, ou encore Nagg et Nell dans Fin

Des personnages qui s’apparentent à Gerald Harvey, qui dépend d’une machine pour s’exprimer, ou encore à ces pensionnaires d’hôpitaux dans d’autres films de Cumming, dont le quotidien est déterminé par le pouvoir qu’exercent les autorités médicales. Tout comme Beckett, Cumming met en scène les régressions humaines. Handicapés ou vieillissants, les « personnages » de Cumming se trouvent souvent en position de fixité. Alors que ces gens sont filmés respectivement dans leur milieu de vie réel, la misère dont leurs espaces sont imprégnés semble littéralement les contaminer. À l’image de lieux autrefois utilisés et désormais abandonnés, ils existent toujours, immobilisés, en attente, atteignant de jour en jour de plus grands états d’affaiblissement.

Lors d’une captation vidéographique ou photographique, cette inertie de l’individu fragile propose aussi certains parallèles symboliques avec celle de la ruine architecturale. Cet état révélant des traces toujours tangibles qui attestent d’un avant, désormais interrompu, isolé du reste d’un monde toujours en mouvement. Alors que Cumming théâtralise des incarnations humaines de la souffrance, de la maladie et de l’isolement, les lieux abandonnés sont souvent porteurs d’une certaine théâtralité propice à la narration. Leurs derniers vestiges, épurés, dégagés de leur existence initiale, témoignent aussi d’un avant qui n’est plus, pouvant facilement interpeller l’imaginaire.

On peut faire dire ce que l’on veut aux dernières traces tangibles d’une ruine. À l’opposé, les gens que filme Cumming sont captés avec leurs voix, leurs humeurs, les péripéties de leurs existences. D’où le caractère distinct que présente Voice : off en racontant cette fois l’histoire d’un homme dépouillé de sa voix et de sa mémoire. Puisque les ruines d’un monument présentent des parties encore visibles, mais que d’autres parties sont effacées, les absences qu’elles comportent peuvent être comblées par différentes interprétations. Une approche qui s’apparente à la démarche que mène Cumming en donnant un autre passé à Gerald Harvey par l’usage des photographies qu’il lui attribue fictivement. Ces photographies constituent également d’autres formes de ruines83. Dans cette perspective, on peut percevoir Voice : off

comme l’assemblage fictif de différents « vestiges ». De ce point de vue, Cumming rejoint

83 Philippe Dubois mentionne que la photographie « s’apparente très significativement au système de représentation que constituent les ruines », dans L’Acte photographique, Labor, Bruxelles, 1983, p. 59.

aussi Beckett pour qui le caractère « incomplet » des personnages constitue souvent une stratégie visant à davantage impliquer le spectateur de ses œuvres, par une interprétation personnalisée qu’il ferait des absences qui en découlent et qu’il faut combler84.

Si, chez Beckett et Cumming, l’analogie avec la ruine peut se manifester par la façon dont les personnages se trouvent pris, englués dans leurs espaces en décrépitude menant vers une régression corporelle déshumanisante (Gerald incarné partiellement par sa machine vocale, Krapp-jeune85 que le magnétophone rend matériellement présent, etc.), la trajectoire peut

également se faire dans la direction opposée. Comme l’ont démontré de nombreuses pratiques photographiques, allant des débuts du médium jusqu’aux récentes photographies de Détroit86, plusieurs formes de représentations de la ruine et du vestige impliquent des

perspectives menant à leur anthropomorphisme. En les observant, on perçoit quelque chose qui était présent avant soi, mais qui le sera également après soi, et derrière cette idée de survivance s’inscrit celle d’une certaine vie de l’immatériel.

Les choses sont-elles des « êtres » qui peuvent abandonner leur esprit en chemin ? Ne sont-elles pas de toute façon, « sans vie » ? Elles ne meurent pas, elles, comme le font les humains et les animaux, elles deviennent inutiles, sont mises au rebut ou abandonnées. Ombres d’elles-mêmes87.

La solitude, souvent présente chez les héros de Cumming, est une autre caractéristique pouvant les associer métaphoriquement aux ruines architecturales, des espaces manifestement abandonnés et isolés. Cette analogie devient d’autant plus évidente si on considère que souvent ce sont des abandons qui font suite à des événements dramatiques tels qu’un incendie, une faillite ou la mortalité. De ces tragédies, s’en suivent la négligence et l’oubli favorisant l’apparition des marques du temps. Or, les gens que filme Cumming, et tel que le démontrent les différents témoignages de Voice : off, sont souvent les victimes de drames ayant contribué à leur solitude et à l’aggravement de leurs états. S’ils ont parfois des

84 Liviu Dospinescu, « Le minimalisme beckettien et ses ‘‘hypertrophies’’: hypersubjectivités et hyperfictions », Degré, 4e année, nos 149-150, Bruxelles, printemps/été 2012, p. 2.

85 Samuel Beckett, La Dernière Bande, Paris, Éditions de Minuit, 1959.

86 Estelle Grandbois-Bernard, Gil Labescat et Magali Uhl, « Dans les ruines de la ville postindustrielle, de la friche à la revitalisation urbaine », Ruines urbaines : mémoire, explorations, représentations, revue Frontières, vol. 28, no 1, 2016, en ligne : http://id.erudit.org/iderudit/1038859ar (consulté le 4 novembre 2017).

amis, ils se trouvent tout de même isolés du reste de la société. À l’image de maisons abandonnées, ils se trouvent en quelque sorte hors de la vie à attendre fixement alors que le reste du monde continue de bouger.

S’ils finissent parfois par être muséifiés, les lieux de vestiges se retrouvent souvent théâtralisés par des instances patrimoniales qui tentent de leur « donner vie ». On peut prendre en exemple les démarches de Parcs Canada dans des lieux tels que Grosse-Île ou le parc national de Forillon. À partir de l’exemple de vécus réels, on crée des personnages interprétés par des guides costumés, on aménage des espaces avec de véritables meubles anciens, mis en scène pour évoquer. Des éléments de fiction finissent ainsi par être injectés au sein de lieux paradoxalement réels et tangibles. Or, les stratégies de fictions employées par ce type de structures patrimoniales misent également sur les remplois de vestiges comportant des absences à remplir.

Ces diverses perspectives démontrent ainsi tout le potentiel narratif de la ruine. Alors que ses dernières traces tangibles sont en cours d’effacement, l’imaginaire comble ce qui n’est plus visible. Dès l’époque des daguerréotypes, la ruine constituait un sujet fréquemment photographié en raison des différents rapports au temps que sa présence induit dans une image. Déjà distincte du présent de la vie courante, la ruine photographiée se trouve conservée par un dispositif intrinsèquement associé à des valeurs de préservation, et donne inévitablement lieu à une relation de mise en abyme avec le regardeur88.