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2. Construire à partir du vestige : les potentialités fictionnelles du sujet fixe

2.2 Fixité formelle et latente dans l’élaboration du récit Les Épaves scintillantes

2.2.2 Surgissements de la ruine

Avant que le projet Les Épaves scintillantes ne soit élaboré, la démarche qui le précédait impliquait un grand intérêt pour la ruine. Elle avait produit différentes formes d’explorations photographiques de divers types de vestiges : des espaces abandonnés, brisés ou dont la construction ne s’était pas complétée. Des meubles ou des éléments architecturaux qui, abîmés par le temps, l’usure ou la négligence, comportaient quelque chose de tragique.

Figure 7 : Florence Le Blanc, Porte, 2009.

Au cœur de ce processus, la photographie était alors utilisée à titre de matériau, dans la perspective d’une restitution bricolée de ces espaces. Après une prise de vue fragmentée, cette approche misait sur les inévitables décalages qu’instituerait la tentative de réunir par le collage différentes mises au point distinctes (fig. 7). Bien évidemment, ce processus impliquait un grand intérêt pour la théâtralité pouvant découler de l’espace précaire et des potentialités narratives que celle-ci impliquait. Étrangement, le projet de création sur lequel

s’articule la présente réflexion n’avait toutefois pas été entrepris avec l’intention de travailler à partir de ce type de sujets. L’idée initiale était d’abord d’employer la photographie en guise d’écriture, et ce, dans un rapport qui s’avérerait autofictionnel. Cette dimension autofictionnelle impliquait de travailler à partir de souvenirs d’abord évoqués dans un récit que je tenterais ensuite de matérialiser par la photographie. Aussi, bien qu’il occupe un rôle primordial, le souvenir était surtout pensé ici en tant que point de départ, avec l’idée de construire, de générer la fiction.

Or, c’est pendant l’élaboration du récit des Épaves scintillantes que la parenté entre le surgissement de souvenirs et la vision, voire l’exploration de la ruine m’est devenue plus évidente. En approfondissant les souvenirs rattachés à différents lieux, j’ai réalisé qu’ils étaient évidemment teintés par mes propres projections personnelles. Sans être défaillante, une mémoire comporte nécessairement des flous, des imprécisions qui peuvent s’avérer particulièrement utiles à la mise en œuvre d’une autofiction. En ce sens, les parts du réel subsistant peuvent être perçues comme des vestiges.Aussi, la rétrospection des événements évoqués par mon récit me ramenait à mes propres ruines intérieures. À l’image de vestiges architecturaux, ces ruines intérieures étaient construites à partir d’éléments issus du réel dont la présence pouvait encore présenter certaines tangibilités, des traces toujours visibles de leurs existences. Le temps avait cependant fait en sorte d’en effacer progressivement certaines parties, collaborant ainsi à l’érosion des souvenirs gardés des événements que je me trouvais à détourner par la fiction.

Cette idée de vestiges explique le choix du titre de l’œuvre : Les Épaves scintillantes. Si une partie de l’expression provient directement d’un extrait du texte, plus fondamentalement ce titre fait référence à la façon dont le récit s’est construit. Les faits réels dont s’inspire le récit m’apparaissaient tels que des épaves. Comment peut-on définir une épave ? À cette question, je répondrais qu’on emploie souvent ce mot pour désigner les vestiges de véhicules, qu’ils soient aériens, routiers ou marins. Autrefois voyageurs, ils se sont interrompus un jour dans un lieu donné où ils dépérissent désormais. En me promenant d’un souvenir à l’autre pour alimenter mon récit, j’éprouvais cette impression de déambuler dans un cimetière de véhicules ou dans une ville fantôme. Chacune des « épaves » devant lesquelles je m’arrêtais

laissait ressurgir un passé (mémoriel ou imaginé) dont la vision me confrontait à son inaccessibilité. Était-ce l’aspect déambulatoire du récit qui m’amenait à les envisager spécifiquement à titre d’épaves ? Possiblement. Mais que l’on travaille à partir du déplacement ou non, tout récit qui comporte une part autofictionnelle implique nécessairement l’investigation de ruines intérieures.

Ce regard porté sur la ruine, que sa présence soit intériorisée ou réelle, implique également la prise en considération du futur qui surviendra :

Le contemplateur des ruines se situe entre un temps passé et un temps à venir… entre deux ruines pour ainsi dire, témoin privilégié d’un monde où tout a péri et où tout périra : la ruine est l’image du passage (spatial et temporel), d’un devenir matériel, tragique et inéluctable, mais qui, plutôt que des élégies éplorées, « suscite en nous l’adhésion à l’ordre du monde »89.

Cette idée de « ruine intérieure », que constitueraient des souvenirs en cours de fictionnalisation, nécessite donc de tenir compte d’une vision plurielle du temps. D’une part, elle comporte une trajectoire rétrospective, c’est-à-dire qu’elle va du présent au passé, mais de l’autre, elle implique aussi une bifurcation de ce regard vers un futur divergeant, à l’instar de celle qu’institue le remploi photographique de Voice : off. D’une certaine façon, il s’agit de mettre de côté le présent immédiat, qui constitue le futur de la réalité initiale, pour orienter le vestige réactivé vers un nouveau futur.

Si, comme ce fut observé avec Voice : off, l’établissement d’une fiction à partir de certaines réalités du passé peut impliquer l’assemblage de différents « vestiges », il peut également comporter la création de nouveaux éléments qui combleront éventuellement certaines absences ou dégradations. Il s’agit alors de construire à partir des ruines. Opérer un acte de création visant d’une certaine manière la régénérescence du vestige pour lui donner un destin autre. Se référant à l’expérience du retour à la ville de son enfance qu’évoque Robert Smithson dans son célèbre texte The Monuments of Passaic (1967), Thierry Davila rappelle que pour ce dernier, entrevoyant dans le chantier de construction des « édifices [qui] ne

89 André Habib, op. cit., p. 14. Cette citation comporte une référence à Denis Diderot, Salon de 1767, Paris, Herman, 1995, p. 701.

tombent pas en ruines après avoir été construits, mais plutôt [qui] s’élèvent en ruines avant d’être construits », la ruine n’est alors plus considérée comme « l’aboutissement du processus entropique qui ouvre à une méditation bien souvent mélancolique sur le devenir du sujet humain et de l’histoire des hommes, mais un moment – en l’occurrence originel – dans une vaste élaboration formelle : elle devient un terme dynamique dans une visée constructive et inventive »90. Cette expression de « s’élever en ruines avant d’être construit » démontre tout

le potentiel que la ruine peut exercer sur l’imaginaire. Divergeant de l’action nostalgique, elle présente la ruine à titre de déclenchement créateur. Si elle part d’une perspective sculpturale, on peut aussi l’appliquer à l’idée d’un vestige intériorisé, préservé par la mémoire et l’imaginaire.

C’est d’abord à l’étape de l’écriture que j’ai entrepris le développement d’un récit autofictionnel basé en partie sur les souvenirs d’un voyage en Floride effectué durant mon adolescence. Cette étape d’écriture me donnait l’impression de produire une activité de captation de ces « ruines », dont je constatais déjà certaines parentés avec l’acte photographique. De ce flux mémoriel que je regardais défiler en moi, je devais extraire certaines parties qui seraient « cadrées » hors de leur réalité initiale. Alimentés par l’assemblage de ces différentes « ruines » qu’instituait mon récit, il surgissait alors de nouveaux éléments, de pures fabrications issues de mon imaginaire, s’adaptant aux autres faits relatés.

C’est en considérant l’expérience qu’en ferait le spectateur qu’il fut établi que mon récit comporterait des lieux et des faits relativement communs (Disney World, Titanic, la crise du verglas, etc.), c’est-à-dire des éléments susceptibles d’être connus et de faire directement écho à la mémoire du spectateur. Par-delà la teneur très personnelle du récit, mon intention était d’élaborer un contexte de réception où les images seraient anticipées par une certaine reconnaissance, directe ou indirecte, des choses évoquées.

90 Thierry Davila, « Construire des ruines », dans Marie-Ange Brayer (dir.), Art & Architecture, Orléans, Hyx Éditions, 2013, p. 76. L’auteur fait référence à l’article et à la série photographique de Robert Smithson, « The Monuments of Passaic », Artforum, décembre 1967, vol. 6, no 4, p. 48-51.

Puis vint le temps de déterminer la façon dont je m’y prendrais pour fixer pour une seconde fois mes images intérieures, cette fois à l’étape d’une transposition qui serait réellement photographique. Dans l’ensemble, mon intention était d’établir un construit photographique s’articulant sur la forme du récit autofictionnel préalablement élaboré. Ce construit comporterait deux intentions paradoxales : d’une part, l’ensemble devrait constituer un tout qui s’avère cohérent, mais d’autre part, il impliquerait un certain décalage manifeste par rapport au réel.

Plusieurs éléments peuvent expliquer cette intention. On pourrait les qualifier d’un ensemble d’influences qui auront alimenté un questionnement personnel sur les diverses formes possibles d’interactions pouvant s’instaurer entre l’image photographique et l’instance narratrice. Puis, cet intérêt préliminaire s’est davantage orienté vers certaines approches filmiques à partir de l’exemple de pratiques établissant différentes formes de mises en rapport de l’image fixe à l’image mouvante. D’abord des films photographiques de Cumming où un rapport singulier au spectateur s’instaure, puis l’exemple d’autres films – notamment Les

Photos d’Alix de Jean Eustache et (nostalgia) d’Hollis Frampton auxquels je reviendrai au

quatrième chapitre – où les instances narratives présentent des incohérences ou des décalages avec ce qui est démontré. De ces exemples émergeait un troisième élément que je désirais questionner : l’expérience qu’en ferait le spectateur et l’importance de lui donner un rôle actif.