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Omniprésence de la mort et inertie générale des sujets

2. Construire à partir du vestige : les potentialités fictionnelles du sujet fixe

2.1 Voice : off de Donigan Cumming

2.1.3 Omniprésence de la mort et inertie générale des sujets

Au-delà des photographies, les différentes captations présentées dans Voice : off révèlent une autre forme de fixité qui s’avère cette fois latente aux situations qui sont évoquées. Cette marque sur le plancher, elle résulte de la mort d’un homme qui est tombé et dont la cigarette a brûlé le sol. Après cette séquence, suivie de différentes photographies de l’homme et de Gerry/Julian, une femme raconte l’histoire d’une voisine qu’ils ont retrouvée assise avec un

sac en plastique sur la tête. Il s’agit alors de la troisième évocation de la mort dans le film. Cette mort, elle s’avère souvent violente et suicidaire.

On peut aussi penser à tous ces moments où, par bribes, Cumming évoque la mort de son père, qu’il présente comme étant celui de Gerald. Survenue à un moment où sa mère prenait une douche et que Julian devait le surveiller, la mort du père que décrit Cumming comporte les mêmes « faits » que dans Locke’s Way. Dans Voice : off, le témoignage est raconté alors que le véritable Julian est filmé en train de se préparer. Il s’agit d’un autre moment où Julian est présenté en tant que Julian à la caméra, semblant attester de l’idée que le seul Gerry du film est Gerald. Dans cette autre dimension que constitue Voice : off, Gerry occupe l’espace de Jerry/Julian sans toutefois que Julian en soit disparu, même si Cumming lui emprunte de ses portraits pour représenter Gerald. Gerald et Julian cohabitent, comme deux proches, rattachés à la même histoire familiale. Ou alors, les deux hommes sont employés mutuellement pour compléter leurs histoires respectives.

Après ce récit, Cumming met en parallèle cette mort du père avec le décès de la mère de Gerald en commentant : « Gerry n’y était pour rien et Julian non plus. » Au-delà de tous ces récits de mort, il ne reste que peu de choses au fond : les commentaires de Cumming sur les photos et les moments où Gerald s’exprime à l’aide de sa machine. Pourquoi Voice : off comporte autant de récits de mort ? Le sujet du film lui-même, Gerald, se trouve près de l’agonie avec son corps vieillissant, malade, muet… Il est aussi présenté parmi d’autres âmes figées, mourantes ou déjà trépassées.

D’une certaine manière, en contenant tous ces récits de mort, Cumming présente une autre forme d’immobilité. Il y a l’immobilité des photographies et l’immobilité de ses sujets mouvants : Gerald et ses proches, des gens faibles, malades, qui ne peuvent faire grand- chose. Tous ces gens que Cumming enregistre, ils sont déjà pris, englués, à la merci de sa caméra. Affaiblis par la pauvreté et la vieillesse, peuvent-ils vraiment quelque chose contre cette caméra qui les capte ? L’idée ici n’est pas de critiquer les intentions de Cumming, mais plutôt d’évaluer cet état d’immobilité à laquelle la fragilité de ses sujets donne lieu lorsqu’ils se font filmer.

On sent, chez les gens que filme Cumming, une certaine inertie, une impossibilité de mouvements. Il s’agit d’un effet présent dans l’ensemble de ces moments où Cumming questionne des gens qui par leur fragilité sont à sa merci. À la différence des acteurs professionnels, il n’est pas toujours évident de déterminer jusqu’où les gens que filme Cumming sont conscients de ce qu’ils font et des effets des actions qu’ils livrent à la caméra. Alors qu’ils posent des gestes et expriment des paroles souvent commandés par Cumming, ils sont filmés dans leurs environnements réels. Il s’agit d’un effet de vrai comparable à son remploi des photographies : bien que celles-ci réfèrent à des situations réelles, il les utilise à des fins fictives. De ce point de vue, l’inertie des gens que Cumming filme favorise l’émergence d’un potentiel narratif qui s’apparente à celui de la fixité des photographies.

Au cours d’une séquence de Voice : off le vidéaste promène lentement la caméra sur le corps immobile de Gerald Harvey. Bien que l’image soit en mouvement, il s’agit bien d’un moment de fixité. Le sujet filmé ne bouge plus, il a perdu la voix et la mémoire. Cumming peut faire de lui ce qu’il veut bien et il y parvient en lui greffant des faits et des souvenirs qui ne lui appartiennent pas réellement. Au moment du défilement de ces images, est raconté le témoignage d’une agression. Sans que l’on sache qui est l’interlocuteur et si l’événement relaté implique Gerald ou non, Cumming semble vouloir faire correspondre le corps du malade à la brutalité de l’événement. Cette stratégie est employée à plusieurs autres occasions où des témoignages ne semblent pas avoir de liens immédiats avec ce qui est simultanément montré. Toutefois, les vides que le spectateur doit pallier avec son imaginaire finissent par générer de nouveaux liens qui orientent les lectures que nous en faisons. Il s’agit d’une approche du son qui s’inscrit depuis longtemps dans la démarche du réalisateur :

Depuis le début, j'ai utilisé le son pour miner le réalisme des photographies. (…) Mon style photographique est transposé dans la vidéo sous forme de longs plans continus et de discussions hors champ qui viennent ébranler la forme documentaire. Je vois le grain de la vérité dans tout cela : les techniques photographiques et vidéographiques discordantes simulent les pressions que subissent les gens dans leur vie. (…) Ce que je recherche à travers cette intégration des médias est un niveau de désintégration qui défait l'unité de chacun des médiums et qui stimule le désordre. Le son, qui opère à l'intérieur et à l'extérieur du corps, est tout particulièrement efficace en ce sens. J'aime les

chansons sentimentales sur l'amour, Dieu et la terre. J'aime le son de la télévision en arrière-plan des scènes parce que cela a vraiment l'air de nourrir l'imagination des mondes que je photographie et que j'enregistre79.

Avec Voice : off, Cumming utilise le son autant pour générer l’assimilation de faits précis que pour désorienter avec des informations incertaines. Outre les superpositions de témoignages à des images en mouvement qui leur sont distinctes, Cumming s’y prend de différentes manières, notamment en employant des sons de fictions présentées à la télévision. On peut prendre en exemple la toute première scène du film. Alors que Gerald enlace un autre homme, la caméra tourne autour d’eux. Immobiles, les deux hommes sont nus et leur étreinte semble autant exprimer l’affection que la candeur dont une certaine fragilité est manifeste. On entend alors des paroles qui semblent provenir d’un extrait de film où un homme et une femme discutent :

L’homme : C’est quoi au fait ces traîneries ? La femme : On cherche ce dont personne ne veut. L’homme : Comme un homme oublié ?

Femme : Et le gagnant ne fait que gagner. Tout l’argent va aux pauvres s’il en reste. C’est jamais le cas.

Cet échange, parce qu’il est perçu hors de son contexte initial, donne lieu à des effets ambivalents sur les images qui sont présentées simultanément. L’état de ces « traîneries » dont « personne ne veut » ou encore de « cet homme oublié » s’apparente ultimement aux situations d’abandon et de dégénérescence des gens que filme Cumming. Le fait que celui-ci choisisse d’associer ces commentaires à ses images vient appuyer l’idée d’une fixité latente de ses sujets humains.

Toutes ces sources sonores variées et hétéroclites donnent lieu à une expérience confuse des images. Elles interagissent aussi avec une autre voix étrange : celle que déforme la machine de Gerry. Parce qu’elle réfère à des états d’innocence précédant ceux de la déchéance, l’alternance entre sa voix métallique et celle d’avant l’opération constitue un pendant à l’alternance des moments de jeunesses photographiés avec son quotidien filmé. Si cette voix métallique provoque l’effroi par l’apparence de déshumanisation qu’elle fait subir à Gerald,

79 Idem.

elle inquiète aussi par l’incompréhension des paroles qu’elle génère. Un effet qui est similaire à ces différentes occasions où les voix sont accélérées et qu’il s’avère alors impossible de comprendre ce qui est dit. Or, le spectateur se trouve à subir ce son qu’il ne peut comprendre, comme il subit les images trop crues, ou encore qu’il ne parvient pas à interpréter.