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2. Construire à partir du vestige : les potentialités fictionnelles du sujet fixe

2.1 Voice : off de Donigan Cumming

2.1.1 Une prothèse parmi d’autres prothèses

Gerry prend la parole à différentes occasions. On peut voir qu’il a subi une trachéotomie, ce qui explique l’emploi d’une machine, l’électrolarynx, qui émet des vibrations métalliques lorsque l’homme veut s’exprimer. Les gestes que pose Gerry devant la caméra répondent, pour la plupart, à des commandes formulées explicitement par Cumming. Ce dernier l’incite à produire des actions soulignant la disparition de sa voix. Il s’agit parfois de lectures, parfois de chansons ou encore de récapitulations des actions posées avec le réalisateur.

L’électrolarynx que Gerry utilise se fait très présent tout au long du film. Son utilisation a quelque chose de comparable à l’emploi que Cumming fait de la caméra vidéo. Prise à l’épaule, la caméra se fait en quelque sorte l’extension du corps de Cumming lorsque ce dernier intervient ouvertement dans le film. Interagissant auprès de Gerry et des gens qu’il questionne, Cumming manie la caméra en donnant l’impression d’assister directement à son expérience. À l’égal de la machine de Gerry, elle devient un outil de communication « immédiate » avec le spectateur, à qui le vidéaste s’adresse occasionnellement et dont la présence est manifestement prise en compte. L’électrolarynx de Gerry constitue ainsi une prothèse de sa voix captée par une autre prothèse qu’incarne la caméra de Cumming. Mais il y a un autre élément qui pourrait également être ici considéré à titre de prothèse : ce sont les photographies, puisque celles-ci pallient le passé de Gerry dans l’histoire que Cumming met en scène. Bien que ces photos proviennent d’une vie distincte de celle de Gerald, elles sont employées en vue de représenter son passé. Il se met alors en place un étrange jeu de substitutions engendrées par différentes formes de pertes à compenser.

Alors que les images mouvantes de Voice : off forment un complexe assemblage donnant diverses perspectives sur la vie de Gerald Harvey, les séquences où des photographies sont présentées à la caméra se trouvent à être alternées avec ces différents segments du film. C’est aussi Cumming qui alors commente et manipule les photographies devant la caméra. Puisque plusieurs des clichés reviennent d’un film à l’autre, ces séquences de photographies présentées par Cumming apparentent très singulièrement Voice : off à Locke’s Way. Si toutefois Locke’s Way donnait lieu à des évocations qui semblaient véritablement rattachées

aux événements que les photographies relataient (que Cumming paraissait interpréter avec une certaine liberté), dans Voice : off le commentaire présentant ces mêmes photographies bifurque vers l’histoire de Gerald Harvey.

Il est pertinent d’examiner les différentes stratégies auxquelles Cumming recourt pour produire ces bifurcations. Pour y parvenir, il faut observer divers exemples de photographies dont les présences se font récurrentes dans les deux films et considérer les façons dont Cumming s’y prend pour orienter leur interprétation vers l’histoire de Gerald. Bien que l’objectif ici ne soit pas de discerner le vrai du faux, mais plutôt de comprendre comment s’opère la fiction, il apparaît qu’a priori le film ne semble pas comporter d’injonctions qui soient complètement fictives. Celles-ci seraient plutôt exprimées dans une structure qui s’avère fictionnalisante. D’une part, les extraits vidéo semblent réels, et d’autre part, les commentaires associés aux photographies aussi. Ce qui confirme bien cette idée qu’au fond, ce qui fait « mentir » les photographies, ce serait plutôt l’assemblage des différentes captations vidéo avec lesquelles elles sont présentées en alternance.

La première photographie partagée par les deux films, et possiblement la plus marquante, est celle de la mère morte. Présentée à plusieurs occasions dans Voice : off, sa première apparition survient dans un contexte qui propose des effets ambivalents. Elle est filmée parallèlement au témoignage d’une femme racontant le suicide de sa mère dans le métro. Simultanément à ce témoignage, Cumming annonce le début de son investigation autour de la vie de Gerald en affirmant que cette femme, dont il présente le portrait, est sa mère.

La caméra revient alors sur ce portrait de la mère morte, et ce qui suit s’apparente beaucoup aux débuts de Locke’s Way qui commençait par la même photographie. Cumming commente le fait qu’elle soit morte, puis montre d’autres photographies, dont son autoportrait pris devant un miroir, à une époque où il était un peu plus jeune. Il réaffirme ensuite qu’il s’agit de la fin puis qu’il voudrait tenter une révision des événements par un retour au commencement : « Par où commencer ? Retournons au début. » Or, comme ce fut démontré au premier chapitre, c’était aussi sur le constat de la mort maternelle et avec une volonté similaire de retour au début que Cumming faisait débuter Locke’s Way.

Alors que dans Locke’s Way cette photographie évoque l’événement initial qui donne lieu à la quête du protagoniste, ici son emplacement semble compléter ce récit d’un suicide. La mère de Cumming et de Julian devient donc la mère de Gerald que l’on présume également être cette femme qui se serait jetée devant le métro. Si Cumming la fait différer de

Locke’s Way en lui associant un autre destin, il lui donne toutefois un poids équivalent en

l’employant comme point de départ à l’histoire. En disant « Par où commencer ? », il manifeste qu’il s’agit du début d’une investigation, mais également du début du récit.

Ces deux séquences initiales ont également en commun le fait d’impliquer un autoportrait de Cumming. Les deux autoportraits sont distincts d’un film à l’autre. Or, en comparant leurs divergences, on remarque que celles-ci génèrent une étrange symétrie entre les deux films. Si la présentation du portrait du cinéaste dans Locke’s Way fait en sorte qu’on ne peut voir son visage, dans Voice : off celui-ci est visible. Ces photographies correspondent respectivement aux approches distinctes avec lesquelles le réalisateur choisit de manifester sa présence dans chacun des films. Alors que dans Locke’s Way on ne le voit pas du tout, dans Voice : off on l’aperçoit à différentes occasions lorsqu’il témoigne et interagit avec Gerald. Paradoxalement, c’est dans le film (Locke’s Way) où il traite directement de son histoire familiale qu’il cache son visage, alors qu’il le révèle dans celui (Voice : off) où il raconte celle d’un autre. Comme ces deux autoportraits de Cumming interviennent au début de ses deux films, on pourrait les considérer à titre de signature. Toutefois pour Voice : off, il s’agit d’une signature relativement anonyme, puisque Cumming décrit cette photographie à la troisième personne en mentionnant : « Le photographe ».

Après que Cumming eut dit « Retournons au début », il ne revient pas immédiatement à l’enfance de Gerald. Ce qui est plutôt présenté, c’est un moment où, entouré de ses amis, Gerry chante une chanson grivoise. C’est ensuite que l’on semble opérer un retour « au début » en présentant des photographies de Julian enfant avec sa mère (fig. 5, p. 55), mais que le vidéaste présente comme étant celles de Gerald. Cumming le dit lui-même quand il montre ces photographies : « Le début ». Mais puisqu’il avait d’abord montré « une version » de Gerald avant sa maladie, adulte et avec une voix, ce « début » dont fait mention Cumming

pourrait plutôt désigner son état d’avant la maladie. Mais pour le spectateur qui n’a pas vu

Locke’s Way, ce début sera éventuellement interprété comme les photographies de l’enfant

qui sont montrées.

Figure 5 : Image tirée du film Voice : off de Donigan Cumming, 2003.

La stratégie de détournement employée alors est très simple, mais sera utile pour l’ensemble du film. Devant la photographie de Julian et de sa mère, Cumming dit : « Gerry et sa mère ». Si Gerry constitue le diminutif de Gerald, il s’agit aussi du surnom qu’il donne à son frère Julian, et qui figure véritablement sur les photographies de Voice : off. On peut se demander où se situe exactement le mensonge, ou du moins, l’acte de fiction. De part et d’autre, les deux emplois des surnoms Gerry/Jerry sont justifiés par des raisons spécifiques à chacun des films. Toutefois, il semble a priori plus compréhensible de surnommer « Gerry » quelqu’un se prénommant « Gerald » plutôt que quelqu’un se dénommant Julian. Aussi, on pourrait se demander si ce n’est pas Locke’s Way qui commet davantage un acte de fiction par l’emploi de ce surnom pour parler de Julian. Mais il existe une autre raison pouvant justifier cet emploi : dans la langue anglaise, le nom « Jerry » est souvent attribué en guise de surnom. Gus Van Sant, dans son film Gerry (2002), mise également sur cette stratégie pour établir

des rapports d’interchangeabilité entre deux personnages qu’il nomme ainsi. Puisqu’en anglais ce nom « fonctionne comme dude ou man ou buddy, une façon de dire mec et d’appeler l’autre génériquement en californien ou en texan. Gerry, c’est Alias ou n’importe qui »75. On convient donc que le fait de nommer Julian « Jerry » ne peut pas non plus être

considéré comme une énonciation qui soit complètement fausse. C’est en présentant des photos d’un Jerry pour raconter l’histoire de l’autre Gerry que la fiction entre en jeu.

Le commentaire du cinéaste suffit pour que les événements vécus par Jerry soient attribués à la vie de Gerry. Ce sont surtout l’identité de Gerald et les séquences vidéo autres que celles qui impliquent les photographies qui contribuent alors à orienter autrement l’interprétation des commentaires de Cumming à propos de celles-ci. La concordance entre ce qui est dit et ce qui est montré fait en sorte que l’on en accepte le contenu sans douter. Cette concordance, d’ailleurs, s’avère plus précise lors des présentations de photographies que pour la plupart des autres séquences vidéo où, comme ce sera démontré plus loin, il arrive souvent que les sons s’accordent plus difficilement aux images. Les séquences présentant des photographies anciennes demeurent ainsi les moments où il s’avère le plus facile pour le spectateur d’interpréter ce qu’il voit. Toute cette cohérence et cette clarté propres à certaines parties spécifiques contribuent donc à une meilleure assimilation de la construction fictive qu’est

Voice : off.

Une autre photographie assez marquante de Locke’s Way est présentée dans Voice : off, celle qui dans la réalité révèle Julian au kiosque le jour de son arrivée à Saranac Lake (fig. 3, p. 22). Cette fois, Cumming se contente de mentionner que pour Gerald, c’est « sa première institution », en ajoutant qu’elle se trouve à Saranac Lake, le même lieu qui est évoqué pour cette photographie dans Locke’s Way. Ici, toutefois, il n’en précise pas davantage le contexte et il n’est pas question d’abandon. Alors que dans Locke’s Way, cette photographie était montrée avec insistance, ici elle n’apparaît que deux fois dans le film et elle ne se présente plus comme cet instant fatal où l’enfant de l’image fut séparé du reste de sa famille. Aussi, cette image pourrait éventuellement être interprétée comme relatant l’arrivée de Gerald dans une nouvelle école ou un pensionnat.

Cumming fait aussi intervenir les rapports médicaux de son frère dans Voice : off, les mêmes dont il a fait la lecture dans Locke’s Way. Cette étape constitue un autre élément de transposition identitaire entre Jerry et Gerry puisqu’on attribue à l’un, certains problèmes de santé de l’autre. Puis, suite à la présentation de diverses photographies, Cumming s’attarde sur les portraits de différents membres de sa famille : « On ne peut rien ajouter. (…) Son père en a été bouleversé. Sa mère culpabilisait. Elle en a eu quatre autres. Ils sont tous là. » Cumming les présente un à un (le frère, la sœur, l’autre sœur, etc.) sans s’inclure, bien que dans la réalité il figure certainement sur ces photos. Il s’agit d’une façon de s’exclure volontairement du contenu qu’il présente, comme il le fait en hésitant sur l’identité de ses proches photographiés. En intégrant Gerald à sa famille, Cumming se trouve parallèlement à s’exclure de celle-ci. Alors que dans Locke’s Way il affirmait visiblement ses liens affectifs avec les photographies, Voice : off instaure ainsi une nouvelle étape de détachement de l’emploi qu’il fait de sa matière personnelle76.

Cette distanciation volontaire d’avec sa famille semble donc constituer la principale énonciation concrètement fictive des commentaires associés aux photos. À un autre moment, après le témoignage de Gerald relatant un événement qui concernait sa mère, Cumming présente des photographies de Julian plus vieux avec ses parents en disant : « Gerry et ses parents ». Puis il évoque la mort de son propre père, qu’il présente comme étant celui de Gerald. Suite à ces derniers commentaires racontant des événements où il est question de la mère de Gerry et d’un père que Cumming lui attribue, le spectateur est induit à interpréter cette image comme faisant référence aux gens dont il est question dans les commentaires. Alors que certains éléments sont vrais (l’histoire de la propre mère de Gerry, l’identité de M. Cumming père, etc.), l’association mutuelle que Cumming leur attribue s’avère fictive. Ce sont les réels distincts auxquels ces événements réfèrent qui favorisent la crédibilité de l’ensemble qu’ils constituent.

76 Cette idée que Cumming se rend étranger aux sujets qui lui sont personnels pourrait être associée à la notion d’estrangement du photographe que Siegfried Kracauer définit en se référant à Proust. (Siegfried Kracauer,

Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, Paris, Flammarion, 2010, p. 43.) Elle sera approfondie

Une photographie de la grand-mère (fig.4, p. 24) est présentée vers la fin du film. Il s’agit d’un portrait également montré dans Locke’s Way. À cette occasion, le vidéaste résume l’ensemble de la vie de Gerald, et ainsi le film se conclut. Le destin qu’il décrit s’apparente grandement à celui qu’il attribue à Jerry dans Locke’s Way. Avec cette fin, Cumming rapproche encore davantage Gerald de Julian en lui associant les mêmes faits. D’une certaine façon, il se trouve aussi à ouvrir le destin de son frère en l’inscrivant dans le présent de Gerald, lorsqu’il termine le film avec un portrait de ce dernier qui s’avère contemporain à l’époque du tournage.

À la lumière de ces exemples, on peut récapituler l’ensemble des stratégies de détournement des photographies employées par Cumming. Il a été préalablement noté que les captations vidéographiques de ces photographies sont segmentées en de courtes séquences présentées en alternance avec d’autres séquences vidéo révélant la vie courante de Gerald. Il s’agit d’une alternance entre deux catégories de segments qui semblent le plus souvent issus du réel, c’est- à-dire captés directement à la manière d’un documentaire. Certaines séquences comportent toutefois des éléments fictifs ; on peut prendre en exemple les actions que pose Gerald alors qu’elles lui sont commandées par le réalisateur, ou encore certains des témoignages de ses amis qui semblent avoir été scénarisés par le vidéaste. Mais dans l’ensemble, ces captations vidéo proposent tout de même des effets de réels en raison des codes du documentaire que Cumming emploie (caméra à l’épaule, lumière naturelle, etc.). Ce serait d’abord le montage – l’assemblage alterné entre les présentations des photos et le présent de Gerald – qui favoriserait une interprétation des photos orientée du point de vue de la vie de Gerald Harvey. Ces segments de la vie quotidienne de Gerald comportent toujours un élément commun avec la photographie qui va suivre ou celle qui précède, un mot, un témoignage évoquant à l’image une situation apparentée, un lien avec un membre de la famille, etc. Ce qui fait que d’un segment à l’autre, ce lien constitue un élément de raccord narratif. Les scènes de la vie courante de Gerald comportent également des moments où sont présentées d’autres photographies prises au cours du tournage, de même que des photographies faisant partie de l’univers diégétique du film. Le spectateur peut donc s’habituer à interpréter ces différentes catégories d’images fixes dans une seule forme de lecture qui les assimile. Mais à l’intérieur des séquences où sont montrées les photographies, Cumming exerce aussi d’autres stratégies

de détournement plus subtiles : le fait d’employer le surnom de Gerry pour Gerald, de raconter des faits qui semblent correspondre aux images, de présenter les membres de sa propre famille comme étant ceux de Gerald et, au surplus, de se présenter comme étant étranger à cette même famille.

En tant qu’intermédiaire entre la zone de présentation des photographies et les séquences révélant Gerald, on se fie à Cumming, qui, à titre de narrateur, bénéficie de « l’omniscience et de la toute-puissance de l’acousmêtre »77. C’est-à-dire que le spectateur ne peut compter

que sur les commentaires de Cumming, qui choisit ce qu’il révèle et ce qu’il cache à la caméra. Il faut d’ailleurs souligner que le titre (Voice : off) démontre bien l’impuissance de Gerald Harvey à pouvoir témoigner directement de son histoire – histoire que Cumming détourne à son gré.