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Les approches performatives et autofictionnelles de Sophie Calle

3. Sur la route de l’estrangement

3.2 Auto-estrangement performé

3.2.2 Les approches performatives et autofictionnelles de Sophie Calle

Depuis la fin des années soixante-dix, Sophie Calle mène une démarche de création qui allie la photographie, l’écriture, la performance et la vidéo dans une approche conjuguant la documentation de la vie réelle avec le détournement autofictionnel. Si d’une part elle documente des choses qui lui sont arrivées véritablement, de l’autre il lui arrive aussi de créer des situations fictives où elle performe au-delà de son identité propre. L’artiste a réalisé plusieurs projets où elle prenait des photographies de ce qu’elle voyait en se plaçant dans des situations où elle devait agir en incarnant des identités distinctes de la sienne, que ce soit en tant qu’espionne, stripteaseuse ou encore mariée.

Dans son projet L’Hôtel (1981), l’artiste se fait engager comme femme de chambre pendant trois semaines dans un hôtel de Venise. Dissimulant une caméra dans son chariot de travail, elle l’emploie à photographier les espaces occupés par les clients (fig. 12, p. 112) avant de nettoyer réellement. Photographiant les chambres des mêmes occupants pendant plusieurs jours consécutifs, Calle accompagne les images qui en résultent d’observations sur leurs activités. Examinant comme un détective leur intimité, elle fouille dans leurs articles personnels, dénote les détails qui attirent son attention et va même jusqu’à lire des extraits de leurs journaux intimes qu’elle transcrit parmi les notes qui accompagnent ses photographies. L’artiste présente ensuite l’ensemble du corpus que forment les textes et les images en les classant par numéro de chambre, où alors l’évolution des activités des clients qu’elle fouille se fait plus évidente.

Le fait que Calle se fasse réellement engagée comme femme de chambre la place dans une posture équivoque. D’abord, ses employeurs et ses clients ne doivent pas connaître ses intentions réelles. Elle se trouve donc amenée à jouer un rôle. Mais il ne s’agit pas uniquement d’un rôle, puisqu’elle effectue réellement les tâches qu’on lui donne. En se plaçant dans cette situation qu’elle a elle-même élaborée, Calle se trouve à devoir suivre des règles déterminées par l’identité qu’elle s’est créée. Si elle effectuait ces actions pour le simple plaisir de jouer et de fouiller sans témoin, on pourrait difficilement considérer la chose comme une performance; ce serait plutôt comme une exploration personnelle. Toutefois,

parce qu’elle enregistre son expérience par la photographie puis qu’elle la relate par le texte, Calle se trouve à présenter ses actions au regard extérieur. Ce regard, bien que décalé, assiste aux différentes actions de l’artiste dans un espace et dans un temps qui s’avèrent prédéterminés. Il est pris en considération au moment où Calle pose ses actions et de ce point de vue aussi, celles-ci s’avèrent performatives. Bien que la vision des images par le spectateur s’effectue dans un temps distinct de celui où les actions sont posées, la photographie rend celui-ci indirectement présent au moment des actions.

Figure 12 : Sophie Calle, images tirées de L'Hôtel, 1981.

Mais la photographie correspond également à la fixation du regard autre que Calle adopte en tant que femme de chambre. En élaborant ce projet, Sophie Calle devait très certainement être interpellée par la curiosité des potentialités de vision d’une femme de cette profession. Entre le réel qu’elle explore et le rôle qu’elle joue, Calle se trouve à performer une identité autre que la sienne. Distinctement à Pierre Gauvin pour qui les personnages sont des occasions de se distancier d’une partie de lui-même, il ne semble pas que Sophie Calle divise, en incarnant une femme de chambre, son identité « complète ». Ici, le rôle semble d’abord constituer un véhicule social lui permettant d’accéder à des choses auxquelles elle n’aurait pas accès autrement. Plutôt que de séparer différentes parts d’elle-même comme le fait

Gauvin, Calle se confronte à diverses éventualités ; elle se place dans des situations hors de son quotidien qui l’amènent à être « autre », dans un espace et dans un temps délimités. Ces situations se trouvent hors d’un certain réel parce qu’elles ne sont pas rattachées à la véritable identité de Sophie Calle, mais comportent aussi une part de réalité parce qu’elles se trouvent réellement explorées par l’artiste.

Toutefois, en se plaçant dans cette situation, Calle se retrouve hors d’elle-même. Hors de chez elle, elle se place dans un milieu où elle doit répondre à certaines exigences et effectuer des choses qu’elle n’aurait pas réalisées autrement. Aussi, l’artiste se trouve tout de même à prendre une identité distincte de la sienne pour accéder à des visions dont elle ne pourrait bénéficier autrement. Plutôt que de donner lieu à un estrangement qui se vit de l’intérieur, elle se place dans une situation étrangère l’obligeant à vivre l’expérience d’une identité divergente. C’est aussi l’un des traits caractéristiques de son travail : chez Calle, la fiction intervient par la synthèse entre le moi performé, le moi réel et le moi-personnage relaté ultérieurement par l’œuvre autofictionnelle que génèrent la performance et les photographies qui en découlent.

Calle a fait de son projet L’Hôtel une publication où les photographies sont accompagnées du témoignage de l’artiste comme femme de chambre. Bien que Calle présente la chose comme une transcription sincère de son expérience, certains éléments laissent suggérer que celle-ci fait intervenir la fiction. D’une part, il demeure fréquent dans l’œuvre de l’artiste que s’opère une réorientation fictive du réel transmis. D’autre part, la présence importante de plusieurs faits romanesques, propices à la légende, laisse planer le doute. Par exemple, la dernière chambre présentée par son récit, qui comporte des objets inquiétants que Calle a photographiés, semble loger un tueur dont les préparatifs sont loin d’être subtils. On peut ainsi présumer que l’ensemble comporte quelques détournements fictionnels.

Lors de ses projets performatifs, l’artiste semble souvent utiliser le déplacement comme stratagème pour opérer un transfert entre son identité réelle et les identités autres qu’elle incarne provisoirement. Entre la personne qu’elle est réellement et l’état nouveau qu’elle explore, elle emploie le lieu en guise de vecteur de bifurcation – Je étant ailleurs, Je est autre.

On ne peut parler d’une entière transformation puisque même si elle change d’identité, elle reste elle-même. De ce point de vue, ce projet constitue un exemple de distanciation où il ne semble pas se produire de réel estrangement. Il faut donc parler de bifurcation, de changement de son état vers un autre. En expérimentant une vie autre, Calle se distancie d’elle-même pour regarder des choses qu’elle ne verrait pas autrement. Mais il s’agit alors de voir autrement en changeant de contexte et d’identité au lieu de voir autrement ce que l’on connaît habituellement. En procédant ainsi elle s’éloigne d’elle-même pour se mettre en situation où elle est autre, et alors, peut-être est-ce ici le véritable point de rapprochement avec l’estrangement tel qu’il est défini par Kracauer.

On pourrait également discerner dans cette démarche un autre point se rapprochant de l’estrangement, par le choix du rôle que Calle s’est donné. En choisissant de vivre l’expérience d’une femme de chambre, l’artiste se trouve à occuper une fonction où ses activités sont déterminées par l’intimité des autres. Elle se place directement dans leur intimité et d’une certaine façon, elle intervient sur cette intimité. C’est ce rapport à l’autre, assez présent dans l’ensemble de ses œuvres, qu’il faut également prendre en considération dans cette étude.

Précédemment à L’Hôtel, Sophie Calle avait déjà réalisé un autre projet photographique à Venise, Suite Vénitienne (1980). Pendant une dizaine de jours, l’artiste a suivi secrètement le même homme, Henri B., dans la ville italienne. Connaissant les dates de son arrivée et de son départ, elle se rend à Venise sans savoir exactement où se trouvera l’homme. Elle planifie de se tenir dans certaines places publiques où elle prévoit inévitablement faire sa rencontre. Ayant rencontré préalablement l’homme en France, Calle désire le prendre en filature sans se faire reconnaître par lui. L’artiste modifie son apparence pour ne pas se faire reconnaître de l’homme, arborant une perruque, des lunettes noires et un imperméable beige. Transformée en mystérieuse blonde, sa nouvelle apparence attire l’attention de certains hommes qui la courtisent et l’amène malgré elle à se comporter autrement en société.

Calle passe quelques jours sans tomber sur l’homme. Elle occupe ses journées à le chercher en s’informant auprès de différents commerçants en se faisant passer pour une amie de

l’homme, prétextant avoir perdu ses coordonnées. Parvenant à découvrir à quel hôtel il loge, elle se cache en l’attendant tous les matins pour le suivre dans la ville. Le suivant pas à pas, elle consacre ainsi son temps à mimer ses actions tout en maintenant son identité dissimulée. Au-delà de son identité qu’elle camoufle, on peut voir dans cette démarche une façon de se distancer d’elle-même. En suivant un tiers, en adaptant ses mouvements en fonction de lui seul, elle calque son existence sur la sienne. Au sujet de cette œuvre, Jean Baudrillard remarque :

Le réseau de l’autre est utilisé comme façon de vous absenter de vous-même. Vous n’existez que dans la trace de l’autre, mais à son insu, en fait vous suivez votre propre trace, presque à votre insu. Ce n’est donc pas pour découvrir quelque chose de l’autre, ni où il va – ce n’est pas non plus la dérive en quête du parcours aléatoire : tout ceci, qui correspond à diverses idéologies contemporaines n’est pas particulièrement séduisant. Alors que cette expérience est tout entière un processus de séduction. Vous vous séduisez d’être absent, de n’être plus que le miroir de l’autre qui ne le sait pas […] Vous vous séduisez d’être le destin de l’autre, le double de son parcours qui, pour lui, a un sens, mais qui, redoublé, n’en a plus121.

Pour le philosophe, l’action que poursuit Calle en suivant l’inconnu se présente comme une situation qui nous entraîne hors de soi-même. En réalisant cette action, Calle se trouve vraisemblablement à se perdre dans l’autre, en évoluant au gré de celui-ci. Du fait que c’est à cette occasion que l’artiste produit des photographies qui relatent le regard d’alors qu’elle pose sur l’inconnu et l’espace où ils évoluent, on peut avancer l’idée que celles-ci sont réalisées dans un état qui pourrait s’approcher de l’auto-estrangement que décrit Kracauer. D’autant qu’on y distingue une forme d’oubli, de mise de côté de soi :

Suivre l’autre, […] c’est le délester de ce fardeau existentiel qu’est la responsabilité de sa propre vie – simultanément celui ou celle qui suit est elle aussi délestée de la sienne, puisqu’elle s’engage aveuglément dans la trace de l’autre. Merveilleuse réciprocité là encore dans l’annulation pour chacun de son être propre, dans l’annulation pour chaque sujet de sa position intenable de sujet. Suivre l’autre, se substituer à lui, faire l’échange des vies, des passions et des volontés, se métamorphoser en lieu et place de l’autre, c’est peut-être la seule

121 Jean Baudrillard, « Please follow me », Écrit sur l’image. Sophie Calle. Suite Vénitienne, Paris, Éditions de l’Étoile, 1983, p. 82.

voie pour que l’homme devienne enfin une fin pour l’homme. Voie ironique, mais d’autant plus sûre122.

On peut se demander jusqu’où s’opère cet éloignement d’elle-même que Sophie Calle aura possiblement vécu lors de cette démarche. S’il y a bien une dissolution de son être, c’est d’abord du point de vue des espaces que Sophie Calle parcourt à Venise. Elle se place dans une posture où les mouvements de son corps se trouvent déterminés par quelqu’un d’autre, ce qui l’amène à explorer la ville du point de vue de cet autre. Parce que ce sont ses actions qui l’alimentent, c’est au sein de cette performativité que s’inscrit l’activité photographique.

Les clichés qui en découlent ne révèlent pas beaucoup de choses sur cet inconnu que Calle suit, plutôt les différentes visions que les trajets qu’il prend procurent à l’artiste. On voit principalement des espaces de la ville, parfois des vues d’ensemble, ou encore des vues dans le détail. La plupart des photographies présentent des espaces alors déserts de Venise. Calle prend également les portraits des différents individus qui collaborent à son enquête. À l’exception de quelques images où on l’aperçoit au loin de dos (fig. 13), l’homme suivi n’est pas l’objet principal des images. On finit par le reconnaître à la vision globale de la série, en percevant sa récurrence au sein de différentes images.

Figure 13 : Sophie Calle, tiré de Suite Vénitienne, 1980.

À la fois source des déambulations de la photographe et grand absent des images, Henri B. est évoqué en grande partie par son absence. Son état l’apparente à un fantôme. Tout comme les clients dont elle photographie les chambres dans son projet L’Hôtel, l’inconnu suivi « hante » les espaces que parcourt la photographe tout en étant invisible au regardeur des photographies. Bien qu’il soit visible pour l’artiste, il demeure un mystère des images qui résultent du projet. L’objet général du projet se présente davantage comme la quête de celle qui suit que comme le sujet même de cette quête.

Tout comme pour L’Hôtel, le projet Suite Vénitienne se conclut par la réalisation d’un livre où Calle raconte son expérience. Il est plausible de penser que cette forme devient pour l’artiste une nouvelle étape lui permettant d’intégrer une dimension fictive au projet. Calle raconte son expérience au temps présent, accompagnée des images réalisées au moment des expériences relatées. Il arrive couramment aussi que les expériences de l’artiste soient évoquées à différentes occasions en des œuvres distinctes, ce qui engendre alors de nouveaux rapports d’intertextualité pouvant influencer l’interprétation que l’on fait de ses récits où la documentation d’événements réels est alliée avec la fiction.

Dans l’ensemble, on peut considérer que, chez Calle, l’exploration de vies « autres » lui donne l’occasion de voir, de photographier des choses auxquelles elle n’aurait pas eu accès autrement. Si, avec L’Hôtel, on observe qu’elle vit une forme de distanciation de son quotidien qui lui permet de poursuivre une expérience où s’entremêlent le réel et la fiction – et dont la photographie contribue à l’ambiguïté – il ne semble pas être question ici d’auto-

estrangement. C’est davantage par le projet Suite Vénitienne qu’on peut entrevoir l’idée d’un auto-estrangement qui s’avère performé par son action de suivre l’autre et ainsi de se mettre

hors de soi. On peut ainsi avancer l’idée que l’expérience de prise de vue qui s’opère alors pourrait s’apparenter à ce que Kracauer décrit comme de l’auto-estrangement. Auto du fait qu’elle s’est directement mise dans cette situation où elle se trouve à agir, autrement qu’en tant qu’elle-même, mais également auto pour qualifier la dimension autofictionnelle qui intervient subséquemment dans sa manière de relater l’événement par le livre.