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Le visionnage intensif 158


Chapitre 3. Avènement d’une périodisation 116


3.5 La nouvelle histoire du cinéma 158


3.5.1 Le visionnage intensif 158


Les tenants de la nouvelle histoire du cinéma marquent le début de ce second grand courant historique par la tenue du 34e Congrès de la FIAF à Brighton (Angleterre) où se rencontrèrent chercheurs et archivistes pour réexaminer l’histoire du cinéma des premiers temps (Gaudreault 1988 : 104 ; Musser 1999 : 149 ; Gunning 2004 : 329). Selon les nouveaux historiens du cinéma, ce serait le visionnage intensif durant le symposium « Cinema 1900- 1906 » qui aurait permis aux chercheurs présents au Congrès de Brighton de confirmer que le cinéma des premiers temps répondait à des normes expressives qui lui sont propres et que l’on ne peut réduire aux balbutiements d’un langage cinématographique quelconque à venir. André Gaudreault et Tom Gunning ont

récemment réaffirmé l’importance de cette séance de visionnage pour la nouvelle histoire du cinéma dans leur contribution à l’ouvrage collectif Cinema

of Attractions Reloaded (sous la direction de Wanda Strauven), comme le

rappelle Strauven dans son introduction :

Both Gunning and Gaudreault relate in their respective contribution in this volume the importance of the legendary 34th FIAF Conference held in Brighton, England, in 1978 More particularly, they both stress the importance of the screening of all the surviving and in FIAF archives preserved films that were made between 1900 and 1906. It was this extensive and systematic viewing process that radically changed (Old) Film History (Strauven 2006 : 15)62.

Le visionnage intensif et systématique au Congrès de Brighton aurait permis, à court terme, de mieux saisir notamment l’évolution stylistique et thématique d’un corpus de films de fiction produits entre 1900 et 1906 selon les nouveaux historiens du cinéma63. L’impact à long terme de cet événement est

62 Strauven mentionne l’importance qu’un tel type de séance de visionnage eut pour ses propres

recherches doctorales sur le futurisme. Durant l’été 1996, Strauven avance qu’elle eut l’opportunité de visionner de manière systématique et en ordre chronologique l’intégrale des films disponibles de Georges Méliès (170 films au total à l’époque, ce qui représentait le tiers de l’ensemble de la production de Méliès) au second colloque à Cerisy-La-Salle consacrée Méliès (Strauven 2006 : 15). Suite à cette expérience, Strauven réalisa que pour bien comprendre les écrits de Filippo Tommaso Marinetti des années 1910, elle devait, entre autres choses, se pencher davantage sur les modes d’adresse au spectateur du cinéma des premiers temps et sur les pratiques d’exhibition.

63 Les organisateurs du Congrès de Brighton ne sont pas toutefois les seuls à avoir organisé des

séances de visionnage systématique d’un corpus de films. Richard Arlo Sanderson effectua un voyage de recherche en août 1960 à la Library of Congress pour ses recherches doctorales dont l’objectif était d’étudier le développement de la forme et du contenu dans le cinéma américain avant 1904 (Sanderson 1961 : 1). Sanderson visionna 681 films produits entre 1894 et 1904 durant une semaine à la Library of Congress (Sanderson 1961 : 7). Il déposa en 1961 une thèse intitulée « A Historical Study of the Development of American Motion Picture Content and

plus difficile à cerner est dépasse largement le cadre de cette thèse. Même s’il n’est pas interdit toutefois de présumer que le Congrès de Brighton a généré à long terme chez certains chercheurs des préoccupations d’ordre économique (sur les modes de production notamment) ou socio-culturel (voir, par exemple, le concept de « série culturelle » chez André Gaudreault), je crois que l’aire de transformation de ce légendaire événement doit être recadré en le limitant à des aspects stylistiques et thématiques qui traduisent au fond la spécificité des participants (ainsi de la narratologie, de la sémiologie, de l’histoire de l’art) et du coup la limite de leur approche.

Le Congrès de Brighton serait si important aux yeux de certains historiens du cinéma qu’il est possible de parler d’un avant et d’un après- Brighton. On utilise des expressions telles que « Brighton era scholars » (Gunning 2003 : 29), « Post-Brighton » ou « après-Brighton » (Uricchio 2003 :

Techniques Prior to 1904 » au département de communication de l’University of Southern California. Les recherches quantitatives de Sanderson ont permis de dater avec plus de précisions et sur des bases empiriques plus solides l’avènement du cinéma narratif américain, soit aux alentours de 1904. Selon Sanderson, ses recherches représentent la première étude systématique de la collection des Paper Prints de la Library of Congress : « These prints had never been used in an organized research program and had not been released for public viewing by the Library of Congress » (Sanderson 1961 : 2). Jay Leyda utilisa également le visionnage systématique pour les séminaires sur David W. Griffith qu’il assurait à la New York University durant les années 1970. Durant ces séminaires, les étudiants visionnaient en ordre chronologique tous les films de Griffith à la Biograph, en commençant par The Adventures of

Dollie (1908) (Dimitriu 2009 : 41 et Musser 2012 : 1). Comme je l’ai déjà mentionné, Charles

Musser fait référence à cette méthode en tant que le « Leyda Model of systematic viewing » (Musser 2012 : 2). Les films visionnés provenaient essentiellement de la collection de Paper

Print de la Library of Congress. Tom Gunning et Roberta Pearson eurent également un premier

28)64, « Brighton and after » (Elsaesser 1990 : 5), « the intellectual repercussions of the FIAF conference » (Elsaesser 1990 : 5), « since Brighton » ou « depuis Brighton » (Gunning 1991 : 4 ; Gaudreault et Simard 1995 : 19 ; Elsaesser 1990 : 5). Le Congrès de Brighton est ainsi rapidement devenu célèbre dans la communauté des chercheurs. Jan-Christopher Horak, Thomas Elsaesser et Wanda Strauven parlent tous trois du « légendaire Congrès de Brighton (1978) »65. Eileen Bowser constatait récemment que le Congrès de Brighton avait acquis une position quasi mythique dans le champ des études cinématographiques : « Brighton […] is coming to be a mythological event »66.

Pour les nouveaux historiens du cinéma, le Congrès de Brighton est donc la force principale derrière les changements importants dans l’historiographie du cinéma. Historiens et archivistes discutèrent de ces changements durant deux tables rondes qui furent organisées lors du Congrès annuel de la FIAF, l’une en 1988 à Paris67, l’autre en 1989 à Lisbonne (Horak

1991 : 279). L’un des plus importants changements serait, selon les nouveaux historiens du cinéma, la redécouverte du cinéma des premiers temps

64 Également Gaudreault et Simard 1995 : 16 ; Musser 1999 : 149 ; Gunning 2003 : 29 ;

Gunning 2004 : 332.

65 Horak, Elsaesser et Strauven le formulent ainsi : « In the intervening years the Brighton

Conference has achieved an almost legendary status » (Horak 1991 : 279) ; « the legenday Brighton FIAF meeting of 1978 » (Elsaesser 1998 : 265) ; « the legendary 34th FIAF Conference held in Brighton, England, in 1978 » (Strauven 2006 : 15).

66 Propos rapportés par Christian Dimitriu lors d’un entretien avec Eileen Bowser et cités dans

(Dimitriu 2009 : 40).

67 Au nombre des participants de cette table ronde, mentionnons : Aldo Bernardini, Eileen

Bowser, Noël Burch, Paolo Cherchi Usai, David Francis, Jon Gartenberg, André Gaudreault, Tom Gunning, Michèle Lagny, Michel Marie, Christian Metz, Charles Musser, Marcel Oms, Barry Salt, Vincent Pinel, Emmanuelle Toulet et Ben Brewster.

(Gaudreault 1988 : 104-105 ; Gunning 1991 : 5). Tom Gunning écrivait il y a quelques années déjà :

[T]he new study of early cinema, which had strong repercussions academically and in publishing was triggered, most scholars would agree, by the FIAF symposium held in Brighton, England in 1978 (Gunning 2003 : 18).

Peu de temps avant la tenue du Congrès de Brighton, André Gaudreault, Charles Musser et Noël Burch analysèrent, indépendemment l’un de l’autre, la vue Life of an American Fireman (Porter, 1903) et formulèrent l’hypothèse selon laquelle il existe des pratiques filmiques différentes de celle du cinéma narratif classique (basé sur une continuité narrative) qui peuvent être intelligibles à l’intérieur de certains cadres de réception (Gunning 1991 : 5). Selon les nouveaux historiens du cinéma, le visionnage d’un vaste corpus de films produits entre 1900 et 1906 aurait permis aux chercheurs présents au Congrès de Brighton de confirmer que les normes spatio-temporelles du cinéma des premiers temps étaient bien différentes de celles du cinéma classique : l’exemple de Life of an American Fireman n’était pas simplement une occurrence du style singulier d’un auteur (Porter), ni les débuts immatures et brouillons du cinéma tel qu’on le connaît aujourd’hui (Burch 1978 : 105 ; Gunning 2003 : 21-22). « La projection de ces films a été une véritable

révélation » écrit André Gaudreault (2008 : 9).

méthodologiques de l’étude du cinéma des premiers temps issus du Congrès de Brighton mettaient à mal la conception de l’histoire traditionnelle du cinéma selon laquelle le cinéma s’était développé de manière linéaire (Gunning 2003 : 27). Pour les nouveaux historiens du cinéma, le cinéma des premiers temps ne serait plus considéré simplement comme une forme primitive du cinéma classique, mais constituerait plutôt un ensemble de modes de pratique filmique distincts et cohérents en soi. À leurs yeux, il n’existerait donc pas un, mais des cinémas des premiers temps. Cette position, qui met autant l’emphase sur les pratiques dominantes que sur les pratiques éphémères, pourrait s’appliquer au cinéma narratif classique selon les nouveaux historiens.

De manière générale, les nouveaux historiens du cinéma considèrent que les acquis méthodologiques de l’étude du cinéma des premiers temps issus du Congrès de Brighton furent ainsi transposés à l’ensemble des études cinématographiques. C’est bien ce que Tom Gunning avance lorsqu’il écrit :

[I]n many ways the Brighton Symposium set the agenda for recent developments in film studies by setting up categories, or drawing the perimeters of topics, barriers that have since been breached or trespassed, or ignored (Gunning 2003 : 19).

Le Congrès de Brighton manifesterait par ailleurs, selon les nouveaux historiens du cinéma, une nouvelle volonté de collaboration entre archivistes et chercheurs. Jon Gartenberg le décrit ainsi :

The Brighton Project was an important instance of collaboration between the academic and archival communities. In the past, there were tensions. Scholars have often viewed archivists as unneccessarily secretive about their holdings. Conversely, archivists have viewed scholars as largely unaware of the workings of a film archive and of the delicate role the archivists play as mediators between the owners of the films (the film producers) and the users of the product (the scholars) (Gartenberg 1984 : 6).

L’impact du Congrès de Brighton sur les relations entre chercheurs et archivistes serait du même ordre selon André Gaudreault et Denis Simard :

Le fameux congrès de la FIAF (Fédération internationale des archives du film) tenu à Brighton en 1978, où l’on présenta plus de six cents films, pour la plupart inédits, de la période 1900-1906, fait figure à cet égard de symbole et d’événement catalyseur pour les recherches sur le CPT. Ce symposium a eu une importance capitale pour deux raisons. Il manifestait d’abord une volonté de la part des archivistes et des historiens de dépoussiérer les archives et surtout, de la part des premiers, de les rendre beaucoup plus accessibles que par le passé (Gaudreault et Simard 1995 : 16).

Ainsi, selon les nouveaux historiens du cinéma, les archivistes désireraient à partir de ce moment rendre davantage accessibles leurs collections, mettant ainsi à la disposition des historiens du cinéma de nouvelles sources (Gunning 2003 : 23 ; Musser 2004 : 101 ; Abel 2005 : lxi).

3.5.2

L’institutionnalisation

des

études