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De l’histoire révisionniste à la nouvelle histoire du cinéma 127


Chapitre 3. Avènement d’une périodisation 116


3.2 De l’histoire révisionniste à la nouvelle histoire du cinéma 127


Sur la base de mon corpus, je peux affirmer que les historiens anglophones qui ont critiqué ceux qu’ils ont regroupés sous le label « traditional film history » se sont par la suite distingués de ces derniers par les labels « revisionist history » et « revisionist historian » durant la deuxième moitié des années 1970, comme en font foi les quatre exemples suivants (je souligne) :

[Au sujet de l’ouvrage Movie-Made America: A Social

History of American Movies de Robert Sklar paru en

1975] When he sticks to the history of cinema, Sklar is fascinating and revisionist (Vanderwood 1976 : 665) ; On a larger scale this account of Warner Bros’ expansion is only one example of a possible revisionist history of the American film industry (Gomery 1976b : 53) ;

Yet, as revisionist historians have shown, even the most consistent legal decisions often reflect social or political concerns. Why, for example, did it take 11 full years to

47 Je me penche plus en détail sur le contenu de certaines de ces citations aux sections 3.3 et 3.5

decide the famous antitrust suit of United States vs. Paramount Pictures, Inc., et al. (filed on July 20, 1938 ; final decision on July 25, 1949) ? (Altman 1977 : 19-20) ;

So it is to Dorothy Arzner rather than to Ida Lupino to which the feminist revisionist film historian must turn for sociological sustenance. All sorts of enlightened interpretations can be read into The Wild Party (1929, female camaraderie on a sensual level), Merrily We Go to

Hell (1932, maturing woman redeeming the dissolute

man-child), Christopher Strong (1933, courageous aviatrix taking her life and death into her own hands to end a messy affair), Nana (1934, the temptress made ambiguous) (Sarris 1977b : 386-387).

L’expression « new film historians » serait apparue sensiblement au tout début des années 1980 dans la communauté anglosaxonne, l’occurrence la plus précoce que j’ai pu retracer datant de 1982. Dans un texte plus programmatique que conclusif, Douglas Gomery détaille trois nouveaux chantiers de recherche récemment entamés par les nouveaux historiens du cinéma : « Here, for example, are three areas where the new film historians have shed some light, dispelling the legacy of half-truths bequeathed by the work of the past » (Gomery 1982 : 54)48. Ces trois chantiers s’inscrivent respectivement dans l’histoire sociale du cinéma (qui allait au cinéma, dans quelle condition et pourquoi ?), dans l’histoire technologique du cinéma (repenser l’avènement du parlant et de la couleur) et dans l’histoire économique (quelles furent les

premières relations entre les studios hollywoodiens et les studios de télévision ?).

Il faut toutefois mentionner que Jay Leyda esquisse le programme d’une « nouvelle histoire » du cinéma en 1974 dans un court texte au titre plutôt évocateur : « Toward a New Film History ». Dans ce court texte, Leyda décrit les grandes lignes d’un projet – mené de pair avec ses étudiants des cycles supérieurs à la New York University – dont l’objectif est d’améliorer l’état général de l’histoire du cinéma et d’en corriger certaines lacunes. Leyda critique notamment le concept de cinéma national à partir de la circulation des films de part et d’autre des frontières qui induit un jeu d’influences complexes. Il recommande également de décloisonner l’analyse historique des différents niveaux du phénomène cinématographique (la technologie d’un côté, l’esthétique de l’autre, l’économique ensuite, etc.) et souligne la nécessité du travail en archives (possible seulement depuis la Deuxième Guerre mondiale selon Leyda).

Thomas Elsaesser utilise en 1993 l’expression « revisionist film history » (Elsaesser 1993 : 43) pour désigner ce qu’il a nommé la « new film history » quelques années auparavant, soit en 1986. Ce fait appuie l’hypothèse selon laquelle les expressions « revisionist history » et « revisionist historian » renvoient à la période de l’historiographie du cinéma que l’on nomme aujourd’hui la « nouvelle histoire ».

L’occurrence la plus précoce que j’ai pu retracer de l’expression « nouvelle histoire du cinéma » dans la communauté francophone de chercheurs en études cinématographiques date de 1983. Dans un compte rendu de lecture, Jean A. Gili inscrit l’ouvrage Storia del cinema italiano publié en 2 volumes (1979 et 1982) par Gian Piero Brunetta dans la lignée de la nouvelle histoire du cinéma :

Le résultat est à la mesure des objectifs. Brunetta écrit à la fois l’histoire du cinéma italien, mais aussi – dans une optique qui est celle si l’on peut dire de la « nouvelle »

histoire du cinéma celle du cinéma dans ses rapports avec

la société dont il est issu (Gili 1983 : 78)49.

Voici, en rafale, les occurrences les plus précoces que j’ai pu trouver de l’expression « new film history » ou « nouvelle histoire du cinéma » (je souligne) :

1. Here, for example, are three areas where the new film historians have shed some light, dispelling the legacy of half-truths bequeated by the work of the past (Gomery 1982 : 54) ;

2. The results of such awareness are appearing in new film

history’s attention to history as clash and discontinuity

rather than as teleology or progress (Polan 1983 : 78) ;

3. Le résultat est à la mesure des objectifs. Brunetta écrit à la fois l’histoire du cinéma italien, mais aussi – dans une optique qui est celle si l’on peut dire de la « nouvelle »

histoire du cinéma celle du cinéma dans ses rapports avec

la société dont il est issu (Gili 1983 : 78) ;

4. Except for Hey’s work and Robert Allen’s essay on the soap opera, “Guiding Light,” none of these pieces offers a methodological framework to compare with some of the

new film history » (Baughman 1984 : 602) ;

5. Moving into the field of “new film history” with Exporting

Entertainment, written by one of America’s foremost

young film historians, is a logical outcome of this policy (Richard A. Allen 1986 : 313) ;

6. Two types of pressure have produced the New Film

History: a polemical dissatisfaction with the surveys and

overview, the tales of pioneers and adventurers that for too long passed as film histories; and sober arguments among professionals now that, thanks to preservation and restoration projects by the world’s archives, much more material has become available (Elsaesser 1986 : 270).

Une recherche effectuée dans les systèmes d’archivage en ligne de publications universitaires et scientifiques FIAF International Index to Film

Periodicals de la Fédération internationale des archives du film, Persée,

Cairn.info, JSTOR et Google Scholar me permet de confirmer la présence de l’expression « nouvelle histoire du cinéma » (et de quelques-unes de ses variantes)50 dans au moins 164 publications (article ou livre) depuis 1978 dans

50 Les mots clé utilisés lors de cette recherche effectuée le 28 novembre 2012 furent les

suivants : « nouvelle histoire du cinéma », « nouvelles histoires du cinéma », « nouvel historien du cinéma », « nouveaux Historiens du cinéma », « nouveaux historiens » (dans le FIAF

International Index to Film Periodicals seulement), « nouvelle historiographie du cinéma »,

« new film histories », « new film history », « new film historians », « new film historian » et « new film historiography ».

la communauté anglosaxonne et francophone de la recherche en études cinématographiques, soit dans au moins 13 publications entre 1978 et 1990, dans au moins 39 publications entre 1990 et 2000 et dans au moins 112 publications entre 2000 et 2012 inclusivement.

Les catégories de l’« histoire traditionnelle » et de la « nouvelle histoire » du cinéma sont donc le fruit d’un acte de périodisation qui fut d’abord posé par quelques historiens durant les années 1970 et 1980 et dont le résultat a fini par faire consensus au tournant des années 1990 en France, aux États-Unis et en Angleterre notamment. L’apparition et la consécration dans le discours des chercheurs en études cinématographiques des expressions « histoire traditionnelle » et « nouvelle histoire » sont importantes dans la mesure où, comme l’a récemment remarqué Jacques Le Goff dans un entretien accordé à Bertrand Hirsch et Jean-Pierre Chrétien au sujet de l’acte de périodisation, « l’apparition du mot, c’est le baptême et le baptême, c’est l’accomplissement de la naissance » (Hirsch et Chrétien 2004 : 20). En utilisant le rite chrétien du baptême comme métaphore de la naissance, Le Goff attribue à la périodisation l’action d’ériger et de dater une identité. L’apparition des expressions « histoire traditionnelle » et « nouvelle histoire » serait ainsi une condition nécessaire pour que puisse émerger chez les tenants de la nouvelle histoire du cinéma le sentiment d’appartenance à un groupe constitué autour d’un ensemble de règles qui conditionnent leur discours historique (de Certeau 1975 : 74). Cet acte fondateur permet de souligner la rupture que les nouveaux historiens

opèreraient au sein de l’historiographie du cinéma. Il permet de les inscrire dans une ligne de contestation du courant historiographique qui dominerait jusqu’alors, soit l’histoire traditionnelle du cinéma.

Une réflexion sur la périodisation de l’historiographie du cinéma ne peut toutefois faire l’économie d’une question fondamentale : qu’est-ce qui définit les périodes de l’histoire traditionnelle et la nouvelle histoire du cinéma ? Sur quoi se fonde, plus précisément, cette idée de découpage de l’historiographie du cinéma en deux grandes périodes, une idée qui est désormais largement répandue notamment en France, aux États-Unis et en Angleterre, et qui est aujourd’hui considérée comme un fait acquis ? De « quoi », au juste, les tenants de la nouvelle histoire du cinéma ont fait l’histoire et quels seraient les points de rupture entre ces deux grandes périodes ? Il s’agira dans les sections suivantes (3.3 et 3.5) de se servir des discours que les nouveaux historiens du cinéma ont tenus pour déterminer une topographie d’intérêts, le type de questions posées aux documents et les méthodes utilisées par ces deux grands groupes d’historiens (de Certeau 1975 : 65 et 69). Je rappelle que je m’appuierai ainsi sur le témoignage écrit des nouveaux historiens du cinéma pour les sections 3.3 (L’histoire traditionnelle du cinéma) et 3.5 (La nouvelle histoire du cinéma). J’apporterai à la section 3.4 (Le Congrès de Brighton 1978 et le symposium « Cinema 1900-1906 ») quelques précisions tirées de

documents d’archives (programmes, actes du colloque) et de témoignages, dont notamment celui d’Eileen Bowser.