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Discours linéaire, téléologie et ambitions globalisantes 145


Chapitre 3. Avènement d’une périodisation 116


3.3 L’histoire traditionnelle du cinéma 134


3.3.3 Discours linéaire, téléologie et ambitions globalisantes 145


Les nouveaux historiens du cinéma ont critiqué la vision téléologique de l’histoire traditionnelle qui place le cinéma « classique » comme l’idéal à atteindre depuis l’avènement du cinématographe et qui tend ainsi à en simplifier la compréhension historique. Douglas Gomery écrivait à ce sujet en 1982 :

The narrative and biological framework of historical surveys is buttressed by an unstated teleological bias. That is, they regard historical change as moving toward the

fulfillment of a final cause […]. We often hear that a certain director, from his or her earlier work, “was destined to create masterworks.” A teleological assumption further simplifies, not to say annihilates, historical causation (Gomery 1982 : 54).

André Gaudreault et Tom Gunning exprimaient des réserves similaires au sujet de l’attitude des historiens traditionnels face au cinéma des premiers temps :

[Les historiens des générations précédentes] avaient eu la fâcheuse manie de considérer et de juger le cinéma des premiers temps à partir des normes, encore à venir, d’une forme de cinéma seule justifiable à leurs yeux du label de “qualité spécifiquement cinématographique”. C’est précisément cette vision qu’on qualifie de téléologique parce qu’elle a tendance à privilégier une logique de la finalité dans l’examen d’une réalité, le cinéma de 1895 à 1915, qui doit au contraire être mesurée à partir de ses propres finalités successives, années après années ou, du moins, période après période (Gaudreault et Gunning 1989 : 53-54).

William Uricchio a (relativement) récemment résumé la pensée de Gaudreault et Gunning : « The dominant histories of the day [avant le Congrès de Brighton de 1978] described early film in strictly teleological terms as “primitive” cinema – a view fundamentally contested by these new historians » Uricchio 2003 : 28).

La vision de l’histoire des historiens traditionnels du cinéma se traduit notamment, selon les nouveaux historiens du cinéma, par l’utilisation de métaphores biologiques comme la naissance, le développement et la maturité

du cinéma – « Biological metaphors (the birth or growth or infancy of the cinema, Griffith as the father of film technique) tend to accompany an evolutionary assumption » (Bordwell et Thompson 1983 : 5) – et la recherche des premières fois (première utilisation du gros plan, du montage alterné, etc.) (Elsaesser 1990 : 3 ; Gaudreault 1997 : 114). Selon les nouveaux historiens du cinéma, les historiens traditionnels admettent, de manière générale, le postulat de base selon lequel l’objet historique « cinéma » conserve une unité idéale tout au long de son évolution en tant qu’art et mode d’expression de la créativité humaine (Gomery 1982 : 53 ; Ortoleva 1989 : 155). Les historiens traditionnels organiseraient ainsi, selon les nouveaux historiens du cinéma, leur discours selon un principe explicatif de causalité. Plus précisément, les historiens traditionnels agenceraient les faits autour de l’objet cinéma en favorisant les explications fondées sur une relation de consécution-conséquence, soit sous des formes où les déterminations sont essentiellement univoques et directes (Casetti 1999 [2005] : 317). Geoffrey Nowell-Smith avait exprimé cette critique en 1976 : « The historiography practiced by most film historians […] traces events in their succession, hoping to elicit cause-and-effect patterns from the sequence of event » (Nowell-Smith 1976 : 273-274).

Plus précisément, les historiens traditionnels s’efforceraient d’expliquer, selon les nouveaux historiens du cinéma, d’un côté, les relations synchroniques, c’est-à-dire articuler des liens explicatifs entre les œuvres, les auteurs et les milieux qui les produisent, et de l’autre, l’enchaînement chronologique et

causal des événements, en termes d’influences et de rapports entre les œuvres au niveau de la forme comme au niveau du contenu. Comme l’expliquent David Bordwell et Kristin Thompson :

The linearity […] arises from the simple stringing together of events. One popular film affected film length, genre and technique; these changes lured audiences back to theaters; the return of audiences led to the expansion of exhibition.

Serial seems the appropriate term of the assumption that a

historian links one cause to one effect, as if events were boxcars or dominoes. Discussions of influence, of first times and of the decisive deeds of outstanding individuals often appeal to this model of linearity (Bordwell et Thompson 1983 : 5).

Pour les nouveaux historiens du cinéma, le discours résultant de l’opération historique traditionnelle est un récit narratif linéaire orienté sur l’événementiel. Pour la construction de leur texte, les historiens traditionnels usent souvent de catégories interprétatives issues de l’histoire de la littérature et de l’art, comme le souligne Francesco Casetti :

[L]e mythe moral, avec les figures du juste, de la persécution et du triomphe, qui rappellent la lutte éternelle entre le bien et le mal ; ou le mythe politique, avec les thèmes du devoir, du sacrifice et de la liberté, qui rappellent les luttes pour le rachat personnel et national (Casetti 1999 [2005] : 317-318).

Les tenants de la nouvelle histoire ont également reproché aux historiens traditionnels le peu de dialogue qu’ils entretenaient avec les méthodologies de l’histoire en général :

The historiography practiced by most film historians, which has lost, if it ever had, the pretensions of Michelet or even Ranke and has not yet acquired those of the “Annales” school, tends to be event history rather than structure history. (Nowell-Smith 1976 : 273).

L’organisation du discours des historiens traditionnels se détache peu, selon les nouveaux historiens du cinéma, des périodisations du courant historique méthodique, marquée principalement par les grands événements politiques (guerres, changements de régime) ou socio-économiques (crises financières importantes) (Gomery 1982 : 53 ; Lagny 1992a : 103-104) : « [We] must resist the temptation to confuse periodizations derived from film’s internal history with those borrowed from film’s social determinant » (Altman 1977 : 13).

Pour les nouveaux historiens du cinéma, les historiens traditionnels organisent leurs discours en privilégiant une périodisation qui repose sur des critères socio-culturels (comme la notion d’école nationale qui autorise l’articulation de l’objet-cinéma avec son contexte de production) et en regroupant certaines traces selon des caractères esthétiques et thématiques communs (notions de genre et de style) (Kusters 1996 : 44).

Les nouveaux historiens du cinéma ont finalement condamné les ambitions globalisantes de l’histoire traditionnelle, soit le désir de couvrir le cinéma des principales nations productrices, de ses débuts jusqu’au présent de l’histoire. Il en résulterait, selon Douglas Gomery, un discours fragmenté :

The surveys’ treatment of post-World War II cinema is even more fragmented. After running through the three standard areas – postwar Hollywood, Italian neorealism, and the French New Wave – they degenerate into a free- for-all consisting of Knight’s “international trends” – Swedish (Bergman), British, Czechoslovakian, Soviet, and Third World Cinema – plus the idiosyncratic interests of particular writers. Logically, surveys ought to cover cinema and cinematic institutions from all countries. If that is too much for one book, then we deserve multivolume considerations like those by Jean Mitry and Georges Sadoul. We should seek out categories that help us understand the past, not those that merely create the best stories (Gomery 1982 : 54).

Selon Jean-Pierre Jeancolas, les historiens traditionnels s’efforcent de « recenser et de décrire les différentes manifestations du Septième Art, en élargissant au maximum le champ temporel et spatial » (Jeancolas 1989 : 79).

En résumé, les histoires traditionnelles consistent donc, selon les nouveaux historiens du cinéma, en un ensemble d’ouvrages regroupant une suite de films considérés majeurs, dont l’évolution artistique d’ensemble enligne des styles, des contextes nationaux et des périodes découpées à partir des événements importants de l’histoire générale ou ceux de l’histoire esthétique et technique du cinéma (avènement du son, etc.). Pour les nouveaux historiens du cinéma, l’histoire traditionnelle fait le récit de l’évolution du cinéma, de sa gestation (pré-cinéma) et de sa naissance (inventions des images animées par Thomas Edison et les frères Lumière) jusqu’à son passage d’une

technique à un art consacré et regroupe essentiellement des histoires esthétiques qui s’affairent à décrire les différentes phases du cinéma et ses révolutions techniques (le passage au parlant, l’arrivée de la couleur et du cinémascope)59.

Selon Michèle Lagny, cette « histoire-panthéon » privilégie les « grands auteurs » (essentiellement les metteurs en scène) et les « films-phares » qui répondent à des normes de qualité (Lagny 1992a : 136).

En raison de l’ensemble de ces critiques qui concernent à la fois les aspects de philosophie générale de la démarche historique et les éléments factuels60, les historiens traditionnels sont considérés par les historiens de la nouvelle histoire du cinéma comme le symbole d’une histoire à proscrire et servent de repoussoir. Les historiens traditionnels incarnent pour les nouveaux historiens du cinéma l’histoire qu’il ne faut pas faire, une histoire ignorante de

59 Par exemple, pour Maurice Bardèche et Robert Brasillach (1935), l’évolution du cinéma est

découpée en 6 phases principales. Les deux auteurs consacrent un chapitre de leur ouvrage pour chacune de ces phases : « Les premiers pas du cinéma (1895-1908) », « Le cinéma d’avant- guerre (1908-1914) », « Le cinéma pendant la Guerre (1914-1918) », « Naissance du cinéma comme art (1919-1923) », « L’âge classique du cinéma muet (1923-1929) », « Le cinéma parlant (1929-1935) ». De son côté, Georges Sadoul organise les tomes de son Histoire

générale du cinéma (parus entre 1946 et 1975) couvrant la même période de manière

sensiblement similaire : Les pionniers du cinéma (de Méliès à Pathé) – 1897-1909 (tome 2) ; Le cinéma devient un art – 1909-1920 (tomes 3 et 4) ; L’art muet – 1919-1929 (tomes 5 et 6).

60 Pour plusieurs nouveaux historiens du cinéma, la série d’articles de Jean-Louis Comolli

intitulée « Technique et idéologie. Caméra, perspective, profondeur de champ » (1971 et 1972) constitue l’une des premières véritables critiques de l’histoire traditionnelle du cinéma (Altman 1977 : 4 ; Nash et Neale 1977 : 80 ; Branigan 1979 : 24-25 ; Gaudreault 1988 : 103-105 ; Gaudreault et Gunning 1989 : 51 et 53). Les deux ouvrages d’histoire générale du cinéma de Jacques Deslandes (1966 et 1968 avec Jacques Richard) sont également parfois mentionnés comme étant des précurseurs à la nouvelle histoire (Pithon 1974 : 48 ; Gaudreault 1988 : 104- 105 ; Casetti 1999 [2005] : 323). Les critiques de Deslandes et Richard sont davantage orientées au niveau des erreurs factuelles, alors que la critique de Comolli se situe essentiellement au niveau de la démarche historienne.

sa propre construction, trop certaine des faits qu’elle avance et trop impliquée dans la glorification de certains cinéastes.

3.4 Le Congrès de Brighton 1978 et le symposium