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Chapitre 1. L’opération historiographique de Michel de Certeau 55


1.1 Un lieu social 57


Pour Michel de Certeau, l’histoire est d’abord produite à partir d’un « lieu » social. Tous les travaux historiques dépendent des lieux et des époques d’où on les écrit (de Certeau 1975 : 65). Ce sont principalement les institutions sociales (groupes de savants) et la société dans son ensemble – avec ses cadres intellectuels dominants – qui caractérisent le lieu social de l’opération historiographique.

La création de groupes autour d’intérêts partagés entre leurs différents membres (un savoir historique par exemple) est intimement liée à la naissance de champs de recherche. Les maisons d’édition, les groupes de recherche, les sociétés savantes, les universités sont autant de lieux qui conditionnent le discours historique et où s’élaborent des règles admises. Ces règles non seulement définissent le groupe, mais déterminent également ceux qui peuvent

en faire partie :

[Les méthodes ont une portée] d’initiation à un groupe (il

faut apprendre ou pratiquer les « bonnes » méthodes, pour

être introduit dans le groupe), [et créent un] rapport à une

force sociale (les méthodes sont les moyens grâce

auxquels se défend, se différencie et se manifeste le pouvoir d’un corps d’enseignants et de clercs). Ces « méthodes » dessinent un comportement institutionnel et les lois d’un milieu (de Certeau 1975 : 74).

Ces règles dépendent grandement des intérêts d’une société à un moment donné. Les cadres intellectuels culturellement dominants et extérieurs à l’histoire modèlent ses discours. Les historiens adoptent ces cadres, de manière consciente ou non, dans leur façon de poser leurs questions. De Certeau exemplifie cette véritable « circulation des concepts » par les « déplacements qui, tout au long de ce siècle [le 20e siècle], avaient transporté

les catégories philosophiques dans les sous-sols de l’histoire comme en ceux de l’exégèse ou de la sociologie » (1975 : 66). Il s’agit également, à certains égards, d’un « outillage d’emprunt », puisque « l’histoire l’éprouve par un transfert de cet outillage sur des terrains différents, à la manière dont on “éprouve” une voiture de tourisme en la faisant fonctionner sur des pistes de course, à des vitesses et dans des conditions qui excèdent ses normes » (1975 : 93). Les questions que l’historien se pose et les concepts qu’il utilise pour y répondre sont donc le fruit de déterminations provenant de la société dans laquelle il évolue. Ce qui fait advenir une question ou un phénomène est

rarement (et même presque jamais) interne à la discipline de l’histoire.

L’historien ne peut donc se poser que certaines questions à un moment et dans un endroit donné. Des questions lui sont « interdites » dans la mesure où le contexte ne permet plus de les poser ou ne permet pas encore de les formuler :

Telle est la double fonction du lieu. Il rend possibles certaines recherches, par le fait de conjonctures et de problématiques communes. Mais il en rend d’autres

impossibles ; il exclut du discours ce qui est sa condition à

un moment donné ; il joue le rôle d’une censure par rapport aux postulats présents (sociaux, économiques, politiques) de l’analyse (de Certeau 1975 : 78).

La recherche historique est ainsi non seulement influencée par la subjectivité personnelle de l’historien, mais également27, avant tout par les institutions sociales à partir desquelles il énonce son discours et qui sont elles- mêmes, à leur tour, socialement déterminées : « Du rassemblement des documents à la rédaction du livre, la pratique historique est tout entière relative à la structure de la société » (de Certeau 1975 : 75-76)28. De Certeau n’est

27 L’influence des groupes sur le discours historique est, pour Michel de Certeau, beaucoup plus

importante que celle pouvant être exercée par l’historien lui-même : « Le livre ou l’article d’histoire est à la fois un résultat et un symptôme du groupe qui fonctionne comme un laboratoire. Comme la voiture sortie par une usine, l’étude historique se rattache au complexe d’une fabrication spécifique et collective bien plus qu’elle n’est l’effet d’une philosophie personnelle ou la résurgence d’une “réalité” passé. C’est le produit d’un lieu » (de Certeau 1975 : 73).

28 L’idée de l’influence des différentes sciences (qu’elle soit humaine, sociale ou naturelle) sur

l’histoire fut esquissée par Lucien Febvre dès les années 1930 : « Non, la Science ne se fait pas dans une tour d’ivoire, par l’opération intime et secrète des savants désincarnés vivant, en dehors du temps et de l’espace, une vie de pure intellectualité. La Science – et j’entends par là la Société des Sciences – la Science se fait par des hommes baignant dans le milieu de leur

d’ailleurs pas le seul à penser de la sorte. On retrouve aussi la même idée chez Georges Duby et Guy Lardeau, qui ont fait des propositions tout à fait semblables au sujet des déterminations à l’œuvre dans la construction du discours de l’historien, quelques années après la parution de l’ouvrage de De Certeau :

Il y a, disions-nous, l’état de la recherche, l’état des matériaux sur lesquels son travail s’exerce ; il y a son désir propre, qui trouve à s’y lover, son histoire propre, qui se raconte dans la grande. Mais il y a aussi les intérêts que son époque lui impose ; et si l’histoire est bien en effet, dans notre culture, l’un des modes fondamentaux à travers lesquels une société affirme sa propre image, et la rêve, on dira même que cette détermination-ci est sans doute la plus prégnante, celle qui enveloppe toutes les autres. On dira en effet que ce sont ces intérêts qui commandent d’abord le retravail des matériaux légués, mais aussi le choix de nouvelles traces, de nouvelles méthodes, d’un nouveau style, en fonction des interrogations neuves qu’ils suscitent, des objets nouveaux qu’ils découpent.

Et c’est à l’intérieur de cette découpe, en quelque sorte « sociale », que les intérêts singuliers de tel historien vont introduire une nouvelle découpe, surdéterminée celle-ci, puisqu’elle est à la fois l’effet de son inscription singulière dans l’époque (soit son inscription idéologique, philosophique, politique, etc.) et proprement de son désir singulier. Ainsi la détermination par les intérêts de l’époque apparaît-elle comme le premier de ces cercles concentriques par quoi se détermine le travail d’un historien (Duby et Lardeau 1980 : 47-48).

époque : le même pour les mathématiciens, les physiciens, les biologistes… et les historiens ; le même, et qui agit sur tous de la même façon, et par qui s’opère la liaison de leurs activités scientifiques avec l’ensemble des autres activités de la même époque. En d’autres termes, la Science n’est pas un Empire dans l’Empire. Elle ne se sépare pas du milieu social dans lequel elle s’élabore » (Febvre 1936a : 8-9).

Ainsi donc, toute interprétation historique est fonction d’un système de référence qui sous-tend le travail d’analyse de l’historien, du découpage du matériau et des codes de son déchiffrement jusqu’à l’ordonnancement du récit. C’est, selon Michel de Certeau, le non-dit du dire de l’historien, soit le rapport complexe d’un sujet (l’historien) à son objet d’étude.