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Mémoire, témoignages oraux et chefs-d'œuvre 140


Chapitre 3. Avènement d’une périodisation 116


3.3 L’histoire traditionnelle du cinéma 134


3.3.2 Mémoire, témoignages oraux et chefs-d'œuvre 140


Les nouveaux historiens du cinéma critiquent les procédures d’enquête des historiens traditionnels, même si les tenants de la nouvelle histoire considèrent que les archives étaient plus difficilement accessibles avant le Congrès de Brighton. Plutôt que d’appuyer leur recherche sur des documents d’archives, les historiens traditionnels utiliseraint trop souvent leur mémoire ou celle des autres (dans le cas notamment de témoignages de protagonistes de

l’histoire à écrire), comme l’écrit Francesco Casetti :

[Les] histoires du cinéma traditionnelles [sont] accusées, souvent ouvertement, […] d’avoir utilisé des instruments de recherche inadaptés, comme la mémoire personnelle du chercheur ou le recours aux témoignages des protagonistes (Casetti 1999 [2005] : 317).

Michèle Lagny synthétise cette critique de manière similaire : « [U]n des principaux reproches faits aux historiens traditionnels était de se fier davantage à leur mémoire et à leur jugement qu’à des archives » Lagny 1989 : 135).

Jean-Pierre Jeancolas décrit ainsi le travail sur les sources de Maurice Bardèche, Robert Brasillach, Georges Sadoul, René Jeanne, Charles Ford et de Jean Mitry : « Il s’agit d’ordonner une masse d’informations que les historiens tirent pour une grande part de leur propre expérience. Plus précisément de leur propre mémoire et d’un réseau de témoins » (Jeancolas 1989 : 79). Jon Gartenberg, maintenant président d’une compagnie de restauration et de distribution de films (Gartenberg Media Enterprises), mentionnait également le recours des historiens à leur mémoire, mais également aux histoires du cinéma précédentes :

[R]esearchers have often relied on their memories and secondary sources, including other written film histories, rather than digging into primary resource materials in the archives (Gartenberg 1984 : 6).

Dans son article intitulé « Porter, or Ambivalence » (1978), Noel Burch accuse certains historiens ne pas procéder à une analyse minutieuse des sources utilisées :

And although the deliberate falsification of documents in support of some film-maker or other’s claims to priority is not entirely proven, what is certain is that the proper thoroughness was not displayed in the examination of certain documents (Burch 1978 : 91-92).

Burch fait en quelque sorte référence ici, sans toutefois le dire explicitement toutefois, à la critique externe des sources développée par les historiens méthodiques, une critique qui concerne l’authenticité des traces, leur provenance et leur intégralité57. Burch donne l’exemple de Lewis Jacobs qui consacre Edwin S. Porter en tant que père du langage cinématographique (Jacobs 1939 [1974] : 35) sur la base d’une copie du film Life of an American

Fireman qui aurait été remontée a posteriori selon les normes langagières du

cinéma narratif (Burch 1978 : 104)58. Une critique externe de la copie du film sur laquelle Jacobs fonde ses hypothèses aurait potentiellement permis de révéler qu’elle n’était plus dans l’état qu’elle était lors de sa production et qu’elle ne peut ainsi être transformée en document.

La base documentaire des historiens traditionnels serait ainsi trop étroite

57 Voir la section 2.1.2 pour plus de détail sur la méthode critique des sources développée par

les historiens méthodiques.

58 Je reviens plus en détail sur la manipulation de la copie de Life of an American Fire dans la

selon les nouveaux historiens du cinéma. Le peu de notes de bas de page et l’absence de bibliographie critique rendraient par ailleurs difficile, selon les nouveaux historiens du cinéma, de valider de manière critique le discours des historiens traditionnels, comme le mentionne Douglas Gomery aussitôt que 1976 :

In the past, historians of the American film industry have not even followed the most basic practices of the field. Few explain the basic methodologies they employ. More surprisingly, almost as few cite their sources. Footnotes by film historians are rare items. No other brand of history is so casual in violating this basic attribute of scholarship (Gomery 1976b : 41).

Les nouveaux historiens du cinéma reprochent également aux historiens traditionnels d’utiliser des procédures d’analyse qui ont tendance à isoler la dimension esthétique de l’objet historique cinéma des autres dimensions, soit culturelle, sociale, politique et économique. Robert Allen l’avait formulé ainsi dès 1977 :

Film art and industry have been seen as mutually exclusive, or social and economic aspects of film history have been relegated to secondary concerns of the film historian – not just incompatible with aesthtic film history, just not as important (Allen 1977 : 11-12).

Allen exemplifie quelques années plus tard, avec Douglas Gomery, cette méthodologie caractéristique de l’histoire traditionnelle avec l’exemple de l’historien Gerald Mast :

Mast […] outlined the several assumptions underlying this approach. The job of the historian, he asserted, is the examination and evaluation of films of the past according to some criteria of aesthetic excellence or signifiance. The data for this type of historical analysis are primarily, if not exclusively, the films themselves. To Mast, the aesthetic film historian is not concerned with the circumstances of the film’s production or reception; […] It would be unfair to infer […] that Mast and other film historians of what is being called the masterpiece tradition completely disregard non-aesthetic factors in film history, but for them economic, technological, and cultural aspects of film history are subordinate to the establishment of a canon of enduring cinematic classics (Allen et Gomery 1985 : 68).

La dimension économique représenterait d’ailleurs pour certains historiens traditionnels l’un des principaux freins à l’expression cinématographique selon David Bordwell : « Bardèche and Brasillach attribute the financial constraints on film artists to a cadre of businessmen eager to make a fortune out of the new mass entertainment » (Bordwell 1997 : 41).

Selon les nouveaux historiens, l’objectif général du schéma directeur des historiens traditionnels est d’accorder un sens univoque à l’évolution de l’art cinématographique, comme le souligne Michèle Lagny (Lagny 1988 : 73). Les historiens traditionnels sélectionneraint ainsi, selon les nouveaux historiens du cinéma, les traces (filmiques ou écrites) en s’appuyant principalement sur les notions de chef-d’œuvre (production artistique dont la valeur artistique peut être mise en évidence par un esthète) et d’œuvre représentative d’un milieu ou d’une période. Plus précisément, ce serait, pour les nouveaux historiens du cinéma, en fonction de critères esthétiques de hiérarchisation (distinguer les

chefs-d'œuvre des productions plus banales) et de normativité (souligner les éléments esthétiques partagés par un ensemble d’œuvres durant une période dans une société donnée) que les tenants de l’histoire traditionnelle analysent et évaluent les sources qu’ils sélectionnent (Allen 1977 : 11). Les critères de jugement esthétique que l’on trouve dans les histoires traditionnelles oscilleraient, selon les nouveaux historiens du cinéma, entre le formalisme – utilisation des moyens spécifiques de l’expression cinématographique (montage, variation d’angle et de position de caméra, surimpression, etc.) et le réalisme – capacité du cinéma d’exprimer le réel (Lagny 1992a 137 ; Bordwell 1994 : 69).

3.3.3 Discours linéaire, téléologie et ambitions