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Articuler les différents niveaux de l’histoire 102


Chapitre 2. Évolution de l’histoire en tant que discipline en France : du milieu

2.2 La consolidation du lien entre l’histoire et les sciences sociales :

2.2.4 Articuler les différents niveaux de l’histoire 102


Dans son compte rendu de l’Histoire de la Russie, Febvre réitère la critique de Simiand formulée trente ans auparavant selon laquelle l’histoire méthodique serait trop centrée sur le politique : « Politique d’abord ! […] En fait, nous n’avons pas une Histoire de Russie. Nous avons un Manuel d’Histoire

politique de la Russie de 1682 à 1932 » (Febvre 1934 : 32-33). L’histoire

38 La base de la méthode critique mise de l’avant par les historiens méthodiques est encore

utilisée de nos jours par les historiens. Robert Marichal en résume les grandes lignes dans son chapitre intitulé « La critique des textes » dans l’ouvrage collectif L’histoire et ses méthodes (Marichal 1961). L’historien questionne l’authenticité du document et sa provenance (son lieu d’origine, sa date de production, son auteur, etc.). Il évalue par la suite les « fautes » du texte (critique de restitution) qui peuvent être volontaires (falsifications) ou involontaires (problèmes de conservation). L’historien critique par la suite la crédibilité du document : il doit se questionner sur la compétence et la sincérité du témoin par rapport aux faits rapportés. Finalement, il opère un contrôle en recoupant les documents les uns par rapport aux autres (croisement des sources).

méthodique a également tendance à séparer et à ranger dans des casiers séparés l’histoire économique, l’histoire sociale, l’histoire culturelle. L’histoire est ainsi envisagée comme « un système de la commode » (Febvre 1934 : 33). Febvre recommande de ne pas isoler ces différents paliers de la réalité historique, mais plutôt de mettre en évidence leurs interactions :

Et plus loin, ce programme : « présenter séparément et successivement les groupes de faits de natures différentes, politique, sociale, économique, intellectuelle »… C’est ce que j’ai coutume d’appeler « le système de la commode » […]. Si bien rangé et en si bel ordre ! Tiroir du haut, la politique ; « l’intérieure » à droite, « l’extérieure » à gauche ; pas de confusion. En dessous, deuxième tiroir : le coin à droite, le « mouvement de la population » ; le coin à gauche, « l’organisation de la société ». (Par qui ? j’imagine par le pouvoir politique, qui du haut du tiroir no 1 domine, régit et gouverne tout, comme il sied.). C’est une conception ; et c’en est une aussi que de mettre « l’économie » après la « société » ; mais elle n’est pas neuve. […] l’Histoire de Russie loge dans le troisième tiroir… les phénomènes économiques […], si vous préférez : l’Agriculture, l’Industrie et le Commerce […]. Il est évident que, dans le cadre traditionnel des règnes, les collaborateurs de M. Paul Milioukov et M. Milioukov lui- même ont su composer un récit très précis et suffisamment nourri des « événements » de l’histoire russe – événements politiques, avec des excursus plus ou moins brefs sur les événements économiques, sociaux, littéraires et artistiques dans la mesure où ils sont commandés par l’action politique des gouvernements (Febvre 1934 : 33-34).

Marc Bloch proscrit également la compartimentation de l’histoire et appelle à une histoire totale, une histoire qui aborde tous les aspects des activités humaines. Bloch défend l’idée d’une interdépendance des phénomènes

de l’histoire : « [D]ans une société, quelle qu’elle soit, tout se lie et se commande mutuellement : la structure politique et sociale, l’économie, les croyances, les formes élémentaires comme les plus subtiles de la mentalité » (Bloch 1941 [1974] : 152). Une histoire économique et sociale conjuguée à l’actuelle histoire politique vient dynamiser l’historiographie traditionnelle (histoire méthodique) incapable de rendre compte des réalités profondes, telles que les masses (opposées aux vedettes politiques et religieuses).

L’histoire ne concerne pas en effet seulement certains individus qui seraient en quelque sorte des puissances autonomes isolées de leur milieu social. L’homme, quel qu’il soit, est grandement déterminé par la société dans laquelle il évolue. Les recherches de Lucien Febvre sur Martin Luther (1928), François Rabelais (1942) et Marguerite de Navarre (1944) illustrent clairement cette nouvelle volonté de ne pas séparer les individus (histoire politique) de leur milieu social (histoire sociale) (Dosse 1987 [2005] : 78). L’objectif général est de faire une histoire vue d’en bas (du social vers le politique) et non d’en haut (essentiellement politique).

Le dialogue entre l’histoire et la psychologie permet de concrétiser cette nouvelle position de plus en plus prônée par les historiens. Une histoire des idées ne prend à tâche ni l’unique ni le rare, mais plutôt le banal et le commun. L’histoire est au fond davantage l’œuvre de groupes que d’individus isolés. L’intégration d’outils conceptuels issus de la psychologie dans la pratique même de l’histoire permet aux historiens de saisir les systèmes mentaux propres

à chaque groupe humain. Il importe néanmoins aux historiens d’être soucieux d’éviter d’articuler telle quelle la psychologie directement sur la démarche historique sans mesurer les écarts entre ce qui se trouve dans les sources qu’ils exploitent et les constructions formelles (outillage issu de la psychologie) qui leurs sont contemporaines (de Certeau 1975 : 93), soit éviter d’utiliser la psychologie des hommes du 20e siècle pour expliquer les hommes du passé.

Nouveau champ de l’histoire sociale, l’histoire des idées s’affaire à mettre en lumière non seulement les conditions sociales de production des idées, mais également leur circulation, leur réception et leur utilisation. L’historien procède à l’étude des idées en analysant les faits sociaux en termes d’images symboliques, de représentations et de conscience collectives. Les explications aux questions formulées par l’historien ne se limitent donc plus aux facteurs économiques et politiques, mais comprennent maintenant les phénomènes mentaux dont la conception générale intègre dans une même totalité les phénomènes intellectuels et les phénomènes psychologiques. Pour ce faire, l’historien inventorie dans le détail puis recompose le matériel mental dont disposaient les hommes à une époque donnée.

L’historien s’intéresse ainsi désormais aux réalités psychologiques et aux sensibilités collectives de l’époque. Il se préoccupe plus précisément des idées, des opinions, des préoccupations, des croyances et des préjugées, et de leur influence sur les différents groupes de la société. Pour Lucien Febvre (1933b : 7), l’ouvrage La Grande peur de 1789 (1932) de Georges Lefebvre est

un exemple de collaboration fructueuse entre histoire et psychologie. Le livre de Lefebvre serait un exemple à suivre pour les historiens soucieux de psychologie et de conscience collectives d’une société :

C’est par là qu’il [Lefebvre] apporte une contribution de tout premier ordre à l’étude des fausses nouvelles, des légendes qu’adopte pour s’en repaître, les enrichir de toute sa substance et les propager puissamment, la conscience collective d’une société troublée (Febvre 1933b : 13).

C’est à partir de la mentalité collective que Georges Lefebvre établit un lien causal entre les événements révolutionnaires français de 1789 et les conditions politiques, sociales et économiques de l’époque. Les conditions de production des rumeurs angoissantes de l’été 1789 sont autant associées au surpeuplement des campagnes (conditions sociales), à une crise de chômage industriel (conditions économiques) et qu’à l’invasion des produits manufacturés britanniques rendue possible grâce au traité de commerce de 1786 entre la France et l’Angleterre (conditions politiques) (Febvre 1933b : 10-11). Le caractère novateur de l’apport de Lefebvre se situe dans son analyse minutieuse des conditions sociales de circulation de ces courants de panique et d’anxiété – « des groupes d’hommes malgré tout assez fermés, assez distants les uns des autres, séparés par d’assez grands intervalles ou obstacles et ne communiquant guère que par l’intermédiaire d’éléments errants, d’itinérants aux passages et aux interventions le plus souvent fortuits, mais colportant avec eux de précieuses nouvelles, venues de loin, d’autant plus prestigieuses » –, de

leurs conditions sociales de réception – « une réceptivité très grande, une crédulité puissamment développée par un état de misère anxieuse, de sous- alimentation prolongée, d’émotion confuse mais profonde, détruisant, chez des hommes sans culture intellectuelle, tous les rudiments du sens critique » –, et de leurs conditions sociales d’utilisation – « une fermentation latente des esprits, un travail souterrain des imaginations sur un certain nombre de thèmes simples, communs à tous les éléments d’une même société rurale » (Febvre 1933b : 14).

En décrivant le contenu mental des différents groupes de la société (comme les paysans français de 1789 par exemple), l’histoire sociale peut ainsi contribuer à expliquer l’histoire politique. De manière générale, l’historien n’essaie plus de montrer l’enchaînement de faits importants, mais plutôt de mettre en évidence les liens complexes que certaines réalités humaines entretiennent entre elles.

Dans cette foulée du désir de comprendre les phénomènes en profondeur en étudiant les nombreux aspects qui leur sont reliés (économique, social, politique, culturel, etc.), certains historiens réfléchissent sur les différentes manières dont ces phénomènes s’articulent dans le temps. Ces historiens remettent en cause la superficialité du discours méthodique limité au simple récit d’événements spectaculaires (et relativement ponctuels) et insistent davantage sur la longue durée de certains phénomènes. Dans La Méditerranée

Braudel conçoit une pluralité de durées historiques à partir de la dialectique de l’espace (géographie) et du temps (histoire) : « Ainsi sommes-nous arrivé (sic) à une décomposition de l’histoire en plans étagés. Ou, si l’on veut, à la distinction, dans le temps de l’histoire, d’un temps géographique, d’un temps social, d’un temps individuel » (Braudel 1949 [1979] : 14). Cet ouvrage représente l’un des exemples les plus féconds d’un dialogue entre histoire et géographie. Braudel y jette les bases d’une « géo-histoire » dont le programme serait de « poser les problèmes humains tels que les voit étalés dans l’espace et si possible cartographiés, une géographie humaine intelligente » (Braudel 1949 [1979] : 296).

Le temps géographique renvoie à une « histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure ; une histoire lente à couler, à se transformer, faite bien souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés » (Braudel 1949 [1979] : 13). L’observation du temps géographique permet d’identifier les changements les plus lents que connaît l’histoire. C’est le temps du climat et ses variations, de la végétation et ses dégradations, du tracé des routes et ses corrections, etc. C’est précisément à ce rythme, celui du temps géographique, qu’intervient l’apport novateur de Braudel, soit l’intégration de l’espace dans la temporalité.

Le temps social concerne « une histoire lentement rythmée : on dirait volontiers si l’expression n’avait été détournée de son sens plein une histoire

sociale, celle des groupes et des groupements » (Braudel 1949 [1979] : 13). À

ce rythme, l’historien observe les économies, les États, les sociétés, les civilisations, etc. Il s’agit d’une histoire lente où sont notamment manifestes les cycles économiques.

Finalement, le temps individuel est la durée la plus familière aux historiens, soit celui de l’« histoire traditionnelle, si l’on veut de l’histoire à la dimension non de l’homme mais de l’individu, l’histoire événementielle de Paul Lacombe et de François Simiand : une agitation de surface, les vagues que les marchés soulèvent de leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses » (Braudel 1949 [1979] : 13).

Cette notion de multitemporalité formulée par Fernand Braudel – « temps court » pour les événements de surface (des dates qui font choc), « temps long » pour les structures profondes qui évoluent très lentement et, entre les deux, différents « temps intermédiaires » – est un outil important pour l’historien afin d’appréhender les phénomènes qui ne peuvent être conceptualisés selon une règle de consécution-conséquence. Ces phénomènes fonctionnent selon d’autres modèles et ne peuvent être expliqués selon un principe d’évolution dans un temps linéaire.

Il y aurait en somme différents temps de l’histoire, différents types de phénomènes (distribués sur différents niveaux d’une structure sociale) auxquels il faut associer différents rythmes (par rapport au temps du calendrier) (Braudel 1969 : 44-45). Selon cette conception, les phénomènes sociaux ne se

développent pas au même rythme et cela remet en cause la primauté de l’explication linéaire puisqu’il y aura tantôt concordances, tantôt décalages. On voit déjà dans ce modèle à plusieurs temporalités les prémisses de la réponse des historiens à l’orientation structuraliste que prendront les sciences humaines à partir des années 195039.