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De l’histoire standard à l’histoire traditionnelle 120


Chapitre 3. Avènement d’une périodisation 116


3.1 De l’histoire standard à l’histoire traditionnelle 120


Les tenants de la nouvelle histoire ont une série de doléances envers les historiens qui les ont précédés. Ils leur reprochent notamment leur aveuglement par rapport à leur propre position historique dans le processus de l’interprétation de l’histoire (voir par exemple Mottram 1974 : 3 et Sorlin 1984 : 7), l’absence (ou, du moins, le peu) de dialogue entre les historiens du cinéma et les historiens de l’histoire générale (voir par exemple Nowell-Smith 1977 : 10 et Ortoleva 1989 : 155) et leur vision téléologique de l’histoire, qui place le cinéma « classique » comme l’idéal à atteindre depuis l’avènement du cinématographe et tend ainsi à en simplifier la compréhension historique (voir par exemple Allen 1977 : 13 et Gaudreault et Gunning 1989 : 53)42.

L’histoire traditionnelle et la nouvelle histoire du cinéma s’opposent ainsi à plusieurs points de vue sur le plan historiographique. Le courant historique de la nouvelle histoire du cinéma se serait constitué principalement en réaction contre l’histoire traditionnelle. Certains historiens anglophones ont regroupé les discours historiques qu’ils ont critiqués sous différents labels au

42 Je reviendrai plus en détail sur les critiques adressées aux historiens traditionnels par les

début des années 1970. Des historiens francophones ont fait de même quelques années plus tard, soit au début des années 1980. Les historiens anglophones font référence à certains ouvrages d’histoire du cinéma en tant que « standard film histories », « old histories of the cinema », « classic histories » ou, encore, en tant que « traditional film histories »43. Au moment d’écrire ces lignes, j’ai repéré un total de treize occurrences de ces expressions dans des ouvrages parus avant le Congrès de Brighton. Tous ces ouvrages sont parus en anglais.

J’utilise le Congrès de Brighton comme point de démarcation, puisque cet événement aurait cristallisé le mouvement de la « nouvelle histoire » du cinéma selon la vaste majorité des chercheurs en études cinématographiques. Il est ainsi intéressant de remarquer que le concept d’« histoire traditionnelle » précède cet événement.

Voici, en rafale, les treize citations présentées en ordre chronologique dans lesquelles j’ai trouvé ces expressions (je souligne) :

1. Film history is still a mere child in the university curriculum, compared to the sage traditions of history in the other arts. Our resources have never been vast, our opinions never profound, and our methodologies hardly respectable. The “standards” continue to be used regardless of their merits: Arthur Knight's The Liveliest

Art (1959, reputed to be in an “updating” stage) is still the

most popular; Terry Ramsaye’s A Million and One Nights (1926) is fine for jour- nalistic excesses about the silent film; Lewis Jacobs’ The Rise of the American Film (1939),

43 Il serait possible de traduire librement ces expressions par « histoire standard du cinéma »,

« vieilles histoires du cinéma », « histoires classiques [du cinéma] » ou « histoires traditionnelles du cinéma ».

and his edited collections, Introduction to the Art of the

Movies (1960) and The Emergence of Film Art (1968), are

helpful, though limited in selection; Kenneth Macgowan’s

Behind the Screen (1965) is very American and business-

like; and other studies are available which treat specific topics and periods (Lyons 1972 : 101) ;

2. For the most part standard film histories give the impression that there are few, if any, unanswered questions, or at least ones that are worth posing (Mottram 1974 : 3) ;

3. [Vladimir Pogacic :] We are all conscious that a new history of the cinema must be written, because all the old

histories of the cinema through their methodology or

through their judgments of certain film-makers of certain periods are antiquated ([divers] 1974 : 63) ;

4. To build walls between technology and aesthetics, or between art and money, is convenient for the makers of textbooks, but such divisions do not reflect the actual film- making [sic] process – of the present or the past. Some vital matters, such as chemistry and optics, have found themselves outside the orthodox categories, and thus outside the conventional film history (Leyda 1974 : 40- 41) ;

5. In the 1950s more than three thousand theretofore ‘lost’ American films of the pre-1912 period, stored as paper rolls at the Library of Congress, were successfully transferred to 16-mm. film, making possible – and necessary – significant révisions of the standard history of early film production (Sklar 1975 : 320).

6. Any revision in film history must begin with the standard

7. With these as yet unused sources, one can begin to revise the standard histories of the introduction of sound outlined above (Gomery 1976b : 44) ;

8. Over the years [the] classic histories fell farther and farther out of date, and soon few were interested in a history of film which ended in 1925, 1931 or even 1939 (Koszarski 1976 : 5).

9. The textbook titles in the standard film histories have not varied too much over the years - LITTLE CAESAR, THE PUBLIC ENEMY, QUICK MILLIONS, CITY STREETS. One might add DRAGNET, THE RACKET, ALIBI, THUNDERBOLT, BROADWAY, DOORWAY TO HELL, CORSAIR, THE SECRET SIX, and BLOOD MONEY; but one is already stretching the genre beyond its original conception of the gangster as subjective protagonist and romantic hero (Sarris 1977a : 6)44.

10. This period also saw the publication of Comolli’s articles on deep focus in Cahiers du Cinema. These articles set out to problematise any simple notion of “the history of the cinema”, and to interrogate the epistemological bases of

traditional histories (Nash et Neale 1977 : 80) ;

11. Meanwhile - and it is a substuntial meanwhile – the loss of confidence in traditional historiographic procedures and the turn towards non-historical modes of theorisation has produced a severe hiatus in the study of the cinema. No one now accepts accounts of film history (or of film in history) which pass blandly from one ‘fact’ to another, alternately making technology the cause of style, directional intention the cause of a film’s reception or public taste the arbiter of economic demand, without ever posing the problem of the articulation of different orders of structures and events (Nowell-Smith 1977 : 10) ;

12. For example, addressing himself to the matter of historiography in his introductory essay, ‘The Medium Viewed,’ John Hanhardt includes a quotation from Hayden White’s Metahistory, which provides an interesting insight into the problems of traditional film

histories (Rheuban 1977 : 40) ;

13. Traditional aesthetic approaches to film history, by attempting to answer the question, “What are the most significant works of the cinema art?” have preselected the data to be examined (Allen 1977 : 14) ;

On notera que j’ai relevé une occurrence en 1972, trois en 1974, une en 1975, trois en 1976 et cinq en 1977. La quasi totalité de ces références (onze sur douze) à ce que l’on nomme aujourd’hui l’histoire traditionnelle est de nature critique. Autrement dit, on remarquera que l’on se réfère aux alentours du milieu des années 1970 à tout un pan de l’historiographie du cinéma, soit aux livres d’histoire du cinéma publiés grosso modo entre les années 1930 et 1970, pour en souligner les défauts méthodologiques et certaines omissions.

Un seul auteur se réfère à cette période de l’historiographie sans porter de jugement (occurrence no 9). Dans un article sur le genre du film de gangsters publié en 1977, Andrew Sarris se réfère aux canons du genre que l’on trouve dans l’histoire traditionnelle (ou précisément dans les « standard film

histories »). Sarris n’adopte pas dans son article une attitude critique face aux

discours historiques publiés jusqu’alors. Ce genre de référence purement factuelle participe également à l’instauration de la période « histoire traditionnelle du cinéma » dans la mémoire collective des chercheurs.

On remarquera, à la lumière de cette série de citations, une certaine normalisation au niveau de la terminologie employée dans le discours des chercheurs vers la fin des années 1970 (citations no 10 à 13). En effet, à partir

de 1977, il appert sur la base de mon corpus que ce soit le terme « traditional » qui soit privilégié au détriment d’autres termes tels que « standard », « old » ou « classic ».

La première occurrence que j’ai pu relever dans les textes publiés dans la communauté francophone de chercheurs date de 1979. Il s’agit de la traduction d’un texte de David Levy dans lequel le chercheur anglophone tente d’évaluer l’importance de l’influence de l’esthétique du reportage simulé et les reconstitutions historiques dans la transition d’une utilisation fantaisiste de certains trucages à une utilisation plus réaliste (Levy 1979) :

Cette évolution ne fut pas le résultat du travail d’un réalisateur de génie qui aurait ajouté un procédé ici et en aurait abandonné un autre là. Le processus semble plutôt avoir eu lieu de façon systématique et être le résultat du remplacement progressif d’une gamme de procédés par une autre. On ne retrouve pas, dans cette évolution, les repères temporels précis auxquels se réfèrent habituellement les historiens traditionnels dans leurs tentatives pour l’expliquer, tentatives qui relèvent d’une approche que Jean-Louis Comolli appelle : « fétichisation de la première fois » (Levy 1979 : 56)45.

45 Le texte de Levy fut traduit par André Gaudreault. L’influence du traducteur dans l’utilisation

de l’expression « historiens traditionnels » est certaine puisque la version originale anglaise ne contient pas l’équivalent au sens littéral. Voici la version originale anglaise de cette citation telle que publiée dans les actes de Brighton (1982) : « At the same time, we do not find anything like the sorts of distinct temporal markers employed in traditional attempts at accounting for the change, an approach that Jean-Luc [sic] Comolli has referred to as “the fetishization of the first time” » (Levy 1982 : 256).

Ce ne sera qu’au courant des années 1980 que les expressions « traditional film histories » et « histoire traditionnelle du cinéma » deviendront expressions consacrées, puisqu’elles apparaîtront dans un nombre plus massif d’articles et de livres publiés par les membres de la communauté anglosaxone (18 occurrences depuis le Congrès de Brighton) et francophone (13 occurrences depuis le Congrès de Brighton).

En croisant les résultats d’une recherche dans les systèmes d’archivage en ligne de publications universitaires et scientifiques FIAF International Index

to Film Periodicals de la Fédération internationale des archives du film,

JSTOR, Persée, Cairn.info et Google Scholar, je peux confirmer la présence de l’expression « histoire traditionnelle du cinéma » (et de quelques-unes de ses variantes)46 dans au moins 153 publications (article ou livre) depuis 1978, soit dans au moins 31 publications entre 1978 et 1989, dans au moins 30 publications entre 1990 et 2000 et dans au moins 92 publications entre 2000 et 2012 inclusivement. Les auteurs se réfèrent presque toujours aux discours des historiens traditionnels du cinéma non pas pour appuyer un point qu’ils

46 Les mots clé utilisés lors de cette recherche effectuée le 28 novembre 2012 furent les

suivants : « histoire traditionnelle du cinéma », « histoires traditionnelles du cinéma », « historien traditionnel du cinéma », « historiens traditionnels du cinéma », « historiographie traditionnelle du cinéma », « traditional film histories », « traditional film history », « traditional film historians », « traditional film historian », « traditional film historiography ».

avancent, mais plutôt pour contredire certaines affirmations avancées par les historiens traditionnels ou critiquer leur méthodologie47.

3.2 De l’histoire révisionniste à la nouvelle