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L’institutionnalisation des études cinématographiques et la

Chapitre 3. Avènement d’une périodisation 116


3.5 La nouvelle histoire du cinéma 158


3.5.2 L’institutionnalisation des études cinématographiques et la

l’histoire générale, la théorie et l’histoire du

cinéma

L’une des principales raisons qui expliquent le succès du Congrès de Brighton, selon les nouveaux historiens du cinéma, est qu’il s’agit de l’une des premières fois où des universitaires issus de la discipline des études cinématographiques échangent avec des archivistes (Elsaesser 1990 : 2 ; Uricchio 2003 : 37). Je rappelle que pour les nouveaux historiens du cinéma, les historiens traditionnels sont souvent des critiques, écrivains ou animateurs de ciné-clubs et qu’ils ont appris le travail d’historien directement en le pratiquant. Les nouveaux historiens du cinéma auraient, selon eux, reçu une formation universitaire d’un autre type (études cinématographiques, histoire de l’art, narratologie, histoire, sociologie, etc.). L’institutionnalisation des études cinématographiques à l’université durant les années 1960 et 1970 aurait ainsi favorisé selon les nouveaux historiens du cinéma le développement d’une nouvelle théorie du cinéma au contact de certains cadres de recherche

relativement bien établis comme la sémiologie et la narratologie par exemple. C’est bien ce que dit Thomas Elsaesser lorsqu’il écrit :

Academic legitimation has made the subject aspire towards scientific or empirical standards of exactitude and knowledge, while an equally strong desire to distinguish between interpretation as artistic appreciation (still practised in literature classes) and textual analysis proper has led scholars to look to formalists methods and linguistic models (Elsaesser 1986 : 247).

Tom Gunning écrit sensiblement la même chose concernant l’étude du cinéma des premiers temps :

Nous voulions utiliser les modèles construits par rapport à la narration filmique, à l’idée du spectateur ou au montage, plutôt que nous contenter de les révérer. Sans spéculations quant à la construction du spectateur de cinéma, sans considération attentive pour la construction systématique de modèles filmiques, sans les nouvelles théories structuralistes sur la narration cinématographique et le rôle de l’alternance, je pense que le cinéma des premiers temps se limiterait purement et simplement à une chronique du cinéma des origines, à son archéologie (Gunning 2004 : 329-330).

La collaboration systématique entre l’histoire du cinéma et une nouvelle théorie du cinéma à partir des années 1970 serait également l’une des différences fondamentales entre l’histoire traditionnelle et la nouvelle histoire du cinéma selon les tenants de ce dernier courant historiographique. Pour les nouveaux historiens du cinéma, la théorie du cinéma (qu’elle soit d’ordre sémiologique ou narratologique) permet notamment de reconstituer les

processus à partir desquels le cinéma peut prétendre être une forme d’expression et de communication (Allen et Gomery 1985 : 76-78 ; Gaudreault et Gunning 1989 : 56-60). Il importe ainsi, selon les nouveaux historiens du cinéma, de favoriser la mise à nu de procédés filmiques, plutôt que de procéder, comme l’ont fait avant eux les historiens traditionnels, à l’évaluation de films particuliers afin d’établir une liste regroupant des auteurs et des chefs-d’œuvre cinématographiques.

Pour plusieurs nouveaux historiens du cinéma, les approches historiques développées au contact de l’histoire générale ont également contribuent à renverser la position dominante de l’histoire traditionnelle du cinéma. Comme l’explique Dana Polan :

For example, even though we have long had film histories, only recently have we begun to see a film historiography that is aware of new developments in metahistory. The results of such awareness are appearing in new film history’s attention to history as clash and discontinuity rather than as teleology or progress, to nonauthorial history, to previously marginal history (for example, the history of women's cinema begins as a history of forces that dominant history has excluded) (Polan 1983 : 78).

Pour les historiens de la nouvelle histoire, la collaboration entre histoire générale et histoire du cinéma permet une transformation de l’objet historique « cinéma ». Selon les nouveaux historiens, l’idée que les historiens du cinéma ont de l’objet dont ils veulent traiter passe d’un objet concret, le film (avec

l’histoire traditionnelle), à un objet de connaissance à construire (avec la nouvelle histoire) : « On ne peut recevoir des mains des historiens traditionnels ce sur quoi on doit réfléchir. Il faut aller chercher soi-même, pour le définir et l’élaborer, un objet historique » (Leutrat 1984 : 57).

Pour les nouveaux historiens du cinéma, les historiens doivent de manière générale envisager leur objet d’étude comme, pour reprendre les mots d’Ortoleva, « la somme d’une série de phénomènes séparés, chacun d’entre eux étant analysé avec des instruments spécifiques reliés aux paradigmes des diverses sciences humaines » (Ortoleva 1989 : 155). Pour les tenants de la nouvelle histoire, le cinéma est ainsi un objet singulièrement hétérogène, dont la cohérence interne se disloque par diverses relations causales.

3.5.3

Allongement

du

questionnaire

et

élargissement de la notion de trace

Pour les nouveaux historiens du cinéma, l’objet historique « cinéma » doit être construit en fonction d’une série de questions auxquelles on veut répondre. Ces questions seraient délimitées par une période, un ensemble d’événements et des traces que les nouveaux historiens auront sélectionnées au préalable. Il est ainsi désormais essentiel, selon les nouveaux historiens du

cinéma, d’effectuer un minimum de conceptualisation avant d’entreprendre toute recherche historique, comme le souligne Douglas Gomery :

All research begins with a question. If I were asked to formulate one about the origins of the American film industry, and told to use the neo-classical theory of technological innovation [outillage conceptuel], I would proceed as follows […]. Cinema was a new technology for presenting mass entertainment. Therefore I might ask : How did the mass entertainment industry adopt this new technology? I would expect increases in profits to explain why business people substituted one entertainment for another (Gomery 1983 : 58).

Selon les tenants de la nouvelle histoire du cinéma, l’histoire du cinéma devrait donc être fondée sur l’élaboration de problématiques à résoudre (« How did the mass Entertainment industry adopt this new technology? »), d’hypothèses à vérifier (« I would expect increases in profits to explain why business people substituted one entertainment for another ») et d’un outillage conceptuel (« the neo-classical theory of technological innovation ») que les historiens appliquent aux documents pour construire les faits historiques. Pour les nouveaux historiens du cinéma, il faut laisser de côté l’« histoire-récit » des historiens traditionnels pour faire une « histoire-problème » du cinéma (Lagny 1992a : 59).

Selon les nouveaux historiens du cinéma, il est impératif d’étendre le territoire de l’histoire du cinéma et d’envisager le cinéma dans un champ plus élargi. Le cinéma devrait ainsi être considéré à leurs yeux non plus seulement

comme un art, mais également comme un divertissement populaire, un outil pédagogique, un instrument de promotion, etc. Selon les tenants de la nouvelle histoire du cinéma, l’objectif est d’examiner les liens, les influences et les échanges avec d’autres phénomènes sociaux complexes. Les nouveaux historiens du cinéma prônent l’utilisation des méthodes et des procédés développés par la nouvelle histoire « tout court » : organisation d’une multiplicité de documents et écrits de toutes sortes à partir desquels on élabore une problématique précise (Casetti 1999 [2005] : 318).

Pour les nouveaux historiens du cinéma, les questions et les hypothèses formulées par les historiens requièrent désormais non seulement des méthodes d’analyse spécifiques souvent préalablement élaborées dans d’autres sciences humaines et sociales (en sociologie, en économie, en géographie, etc.), mais également des sources nouvelles encore peu explorées par les historiens traditionnels. Il est important, selon les nouveaux historiens du cinéma, de reformuler l’idée de document dans la foulée d’une ouverture aux sciences humaines et sociales. En effet, pour ces derniers, la trace filmique – qui est au centre des histoires traditionnelles orientées essentiellement sur le caractère esthétique du phénomène cinéma – ne doit plus être la principale source pour l’historien du cinéma et peut être parfois même secondaire pour certaines recherches (sans être toutefois complètement mise de côté) (Elsaesser 1993 :

43)68. C’est bien ce que dit Jean-Louis Leutrat concernant ses recherches sur l’émergence des diverses dénominations appliquées aux films sur l’Ouest américain durant les années 1920 :

Les films ne sont pas nécessairement les documents privilégiés de la recherche à mener. La littérature sur le cinéma et les divers discours qui ont pu être tenus sur ce que nous appelons le « Western » sont d’autres documents tout aussi importants (Leutrat 1984 : 57).

Pour les nouveaux historiens, il est primordial de critiquer au préalable ces nouvelles sources avant de les transformer en traces. Inspirés par l’histoire générale, les nouveaux historiens du cinéma désirent intégrer davantage la méthode critique développée par l’histoire méthodique à leurs procédures d’analyse. Pierre Sorlin énumère ces nouveaux acquis de l’histoire du cinéma au début des années 1980 :

Recours aux sources directes, examen croisé des documents, méfiance à l’égard des intentions proclamées par les agents, prise en compte des déterminations extra- cinématographiques qui pèsent sur la réalisation puis la diffusion (Sorlin 1984 : 5).

Il est ainsi essentiel, selon les nouveaux historiens, de soumettre les documents utilisés à un examen critique en les recoupant entre eux et en les comparant à d’autres documents de la même époque. Pour les nouveaux

68 Même si c’est paradoxalement le visionnage intensif de films du cinéma des premiers temps

qui semblent avoir joué un rôle central dans l’émergence de la nouvelle histoire du cinéma pour certains historiens, comme je tente de le montrer à la section 3.5.1.

historiens du cinéma, les documents ne sont jamais des preuves qui s’imposent, mais plutôt des objets que l’historien se doit d’explorer avec des méthodes spécifiques et adaptées aux questions formulées.