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Des procédures d’analyse 61


Chapitre 1. L’opération historiographique de Michel de Certeau 55


1.2 Des procédures d’analyse 61


L’histoire est également le produit d’un complexe de procédures qui comprend principalement des méthodes d’enquête et d’analyse. De manière générale, l’historien transforme par ses méthodes des matières premières (source ou « éléments de la nature » pour reprendre les mots de De Certeau) en histoire (discours ou « éléments de culture ») :

De déchets, de papiers, de légumes, voire des glaciers et des neiges éternelles, l’historien fait autre chose : il en fait de l’histoire. Il artificialise la nature. Il participe au travail qui change la nature en environnement et modifie ainsi la nature de l’homme. Ses techniques le situent précisément à cette articulation (de Certeau 1975 : 82).

L’opération historique/riographique consiste à découper le donné (les sources) selon un appareillage conceptuel issu du présent (et qui se distingue

nécessairement du passé à « reconstruire »)29. Le rapport de l’histoire, en tant que discipline, au réel se développe ainsi à la fois au niveau du passé (sur le mode du « fait historique ») et au niveau du présent (sur le mode de l’usage de « modèles reçus » d’autres disciplines) (de Certeau 1975 : 93). L’articulation de champs scientifiques contemporains sur la démarche historique permet de mesurer les écarts (et les continuités) que l’historien trouve dans les sources qu’ils exploitent – non seulement des écarts quantitatifs (courbes d’espérance de vie, de prix du blé ou de température), mais également qualitatifs (différences structurales) – par rapport à des constructions formelles présentes, telles que des modèles économiques, démographiques ou sociologiques. Ainsi utilisés par l’historien, ces modèles permettent de mettre en lumière des différences (faits historiques) et des césures (événements). L’un des principaux objectifs de la recherche historique est d’effectuer une critique des modèles contemporains à l’historien (de Certeau 1975 : 119).

Ces méthodes varient selon la société et l’époque dans lesquelles l’historien officie : « S’il est vrai que l’organisation de l’histoire est relative à un lieu et à un temps, c’est d’abord par ses techniques de production. Généralement parlant, chaque société se pense “historiquement” avec les instruments qui lui sont propres » (de Certeau 1975 : 80). C’est donc à partir de ses méthodes – qui lui permettent de construire et d’analyser son objet – que

29 L’appareillage conceptuel issu du présent de l’historien se distingue nécessairement du passé

à « reconstruire », non pas seulement à cause de l’opposition passé/présent, mais également en raison de l’opposition empirique/conceptuel.

l’histoire s’ancre dans le présent singulier d’une société donnée.

L’importance d’un sujet pour d’autres sciences contemporaines à l’historien est l’une des principales influences dans la construction de son objet d’étude :

Un intérêt scientifique « extérieur » à l’histoire définit les objets qu’elle se donne et les régions où elle se porte successivement, selon les champs tour à tour les plus décisifs (sociologique, économique, démographique, culturel, psychanalytique, etc.) et conformément aux problématiques qui les organisent (de Certeau 1975 : 96).

La manière de conceptualiser cet objet reste d’ailleurs dépendante de l’état de la discipline (et de l’état de la science en général), à un moment donné dans la communauté scientifique historienne30. L’histoire n’a pas, pour ainsi dire, d’objet d’étude spécifique. C’est bien ce que dit François Furet lorsqu’il écrit : « [l’histoire] n’est pas définie par un objet d’étude, mais par un type de discours. Dire qu’elle étudie le temps n’a pas d’autre sens que de dire qu’elle dispose tous les objets qu’elle étudie dans le temps » (Furet 1982 : 73).

L’historien renouvelle ainsi constamment ses méthodes d’analyse au fil du temps, que ce soit pour élaborer de nouveaux modèles explicatifs, pour

30 Georges Duby dit à peu près la même chose lorsqu’il écrit : « Je ne sais pas pourquoi, à un

certain moment, je me suis décidé à m’occuper davantage des structures familiales, de relations entre les “vieux” et les “jeunes”… Pourquoi ? Ce n’est certainement pas par hasard. Certes, ce choix reste en très grande partie dicté par l’état général de la matière scientifique, par les dispositions d’ensemble du chantier, et les questions que je me suis un moment posées furent suscitées par des recherches parallèles aux miennes. Il existe dans la communauté des historiens une véritable “formation problématique”, une sorte de système où les interrogations formulées ici ou là se trouvent en état de cohérence. Mais il se peut, et il est même sûr, qu’intervenaient d’autres inclinations » (Duby et Lardeau 1980 : 47).

traiter d’anciennes traces différemment ou tout simplement pour en traiter de nouvelles. Paul Veyne dira d’ailleurs que l’histoire n’a pas de méthode (Veyne 1971 [1978] : 9). Cela permet d’ouvrir de nouveaux champs et de multiplier les points de vue sur ceux qui sont déjà existants.

L’historien se trouve majoritairement confronté à une masse documentaire dans laquelle il doit opérer des choix. Tout commence en histoire par le geste de sélectionner, de regrouper et ultimement de transformer en documents des objets qui n’avaient, à première vue, aucun lien direct entre eux (Certeau 1975 : 84). L’objectif de l’historien est de poser aux archives des questions auxquelles elles n’étaient pas destinées à répondre. D’où l’importance, encore une fois, de la conceptualisation initiale :

On s’aperçoit que chaque génération d’historiens opère un choix, néglige certaines traces, au contraire en exhume d’autres, auxquelles personne depuis un certain temps, ou depuis toujours, ne prêtait attention. Par conséquent, déjà, le regard qu’on porte sur ces détritus est subjectif ; il dépend d’une certaine interrogation, d’une certaine problématique (Duby et Lardreau 1980 : 40).

Le document (soit la trace transformée en source) n’existe pas plus a

priori que le fait historique. L’historien fabrique ses documents en transformant

les traces sur lesquelles il a choisi de travailler : « L’établissement des sources [se fait] par une action instituante et des techniques transformatrices » (de Certeau 1975 : 87).

L’historien est autant tributaire de la conservation et du classement des archives de son époque que des moyens techniques mis en œuvre pour les prospecter (les principes de classement, la construction des catalogues – index par thèse ou par matière). La façon dont ces documents sont classés et celle par laquelle il est possible de naviguer à travers eux varient non seulement d’une archive à l’autre, mais varient également dans le temps. Il en va de même avec l’accessibilité des documents conservés par une archive : des documents secrets peuvent devenir disponibles uniquement après un certain nombre d’années, d’autres sont trop fragiles avec le temps et sortent ainsi de la circulation publique avant que l’on puisse les transférer sur un support plus solide, d’autres, enfin, gardés de manière privée par une famille sont donnés à une archive gouvernementale qui les classe et les met à la disponibilité du public. Ce changement constant dans le monde des archives est d’une importance capitale pour l’historien dans la mesure où il permet le renouvellement de son discours :

[…] on ne peut envisager de changer l’utilisation des Archives sans que leur forme change. À des questions différentes, la même institution technique interdit de fournir des réponses neuves […]. La transformation de l’« archivistique » est le départ et la condition d’une nouvelle histoire (de Certeau 1975 : 87).

Les archivistes cherchent à penser la conservation et l’organisation de leurs documents en fonction des possibles demandes de futurs usagers

(principalement des historiens, mais également des journalistes ou des documentaristes par exemple). L’objectif premier est de faciliter le travail d’un corps professionnel externe. Par manque de ressources (monétaires, humaines, espace, etc.), les archivistes posent des choix. Quelles traces doit-on garder ? Quelles traces doit-on répertorier en premier et selon quel ordre doit-on le faire ? Les réponses à ces questions témoignent d’une certaine conception de l’histoire « à faire ». L’archiviste devient historien en quelque sorte :

Tout le mécanisme moderne des archives a été conditionné par la solution à donner au problème clef : celui de l’élimination des documents inutiles. Par formation ou par vocation, l’archiviste est nécessairement un historien ; c’est parce qu’il sait par expérience personnelle comment s’écrit l’histoire et avec quels matériaux, qu’il n’a pu se résigner à être seulement un « conservateur d’archives » et qu’il est devenu en quelque sorte le spécialiste de l’élimination : il est l’homme qui sait détruire (Marichal 1961 : 1138).

L’archiviste ne peut collectionner, conserver et classer sans postulat ni a

priori, et ce, malgré la rigueur de son travail dans le traitement des archives. Il

y a nécessairement une réflexion derrière chacun de ses choix. Cette réflexion est non seulement nourrie par la subjectivité personnelle de l’archiviste, mais également, et peut-être plus encore, par les cadres intellectuels et les idéologies dominantes. L’impact des choix de l’archiviste est énorme pour l’historien, puisque ce qui n’est pas conservé, ce qui ne laisse pas de trace, peut difficilement resurgir dans le discours historique.

Même si l’objet de recherche est une construction de l’historien et non pas une réalité endormie et oubliée dans les archives qui ne demanderait qu’à être découverte, l’objet de recherche ne peut être cerné que dans la mesure où des traces le permettent. L’objet de la recherche historique dépend ainsi à la fois de la problématique initiale (qui dépend elle des concepts qui ont permis de la formuler) et des séries documentaires constituées (qui sont, elles, constituées à partir d’un croisement de séries de mises en relation).