• Aucun résultat trouvé

L’histoire traditionnelle et la nouvelle histoire selon Paul Kusters

Au début des années 1990, soit en 1993, Paul Kusters dépose un mémoire de maîtrise intitulé Der Revisionismus als wissenschaftliches

Paradigma. Eine Untersuchung der revidierten Auffassungen zur und der Grenzen von Film- und Kinogeschichtsschreibung (titre que l’on pourrait

traduire librement par « Le révisionnisme comme paradigme scientifique. Une étude sur les notions révisées et les limites de film et d’histoire du cinéma ») à l’Université Radboud de Nimègue (anciennement l’Université catholique de Nimègue) aux Pays-Bas17. L’objectif principal de ce mémoire est

d’appréhender la rupture entre l’histoire traditionnelle et la nouvelle histoire du cinéma à partir de la position épistémologique développée par Thomas Kuhn dans The Structure of Scientific Revolutions (1962), ouvrage dans lequel l’auteur se penche, de manière générale, sur la structure des transformations que

Méthode historique et histoire du cinéma (1992) et certains de ses articles dans lesquels elle

offre des éléments de réponse aux questions pourquoi et comment fait-on l’histoire du cinéma.

17 Kusters a publié un résumé de ses recherches de second cycle dans un article intitulé « New

Film History. Grundzüge einer neuen Filmgeschichtswissenschaft » (1996) et paru en allemand

subit toute discipline scientifique18.

Bien que Kuhn lui-même fût incertain quant à l’applicabilité de son concept de changement de paradigmes pour l’historiographie en général (Kuhn [1962] 1983 : 26), les historiens ont eu tendance à réagir avec enthousiasme à ses idées. Il a semblé évident, pour plusieurs d’entre eux, d’envisager le développement de leur discipline à travers des changements de perspectives où un nouveau paradigme remplace un ancien. Pour ne donner qu’un exemple récent, Sheila Fitzpatrick (2007) utilise le cadre théorique développé par Kuhn pour tenter d’expliquer les périodes « révisionnistes » qu’a connues l’historiographie en général19.

Ce cadre théorique s’avère ainsi pertinent pour déployer l’analyse de Kusters dans la mesure où son projet de thèse repose sur le postulat selon lequel l’histoire traditionnelle et la nouvelle histoire seraient, pour faire vite, deux manières très différentes de faire l’histoire du cinéma. Elles ne seraient pas seulement incompatibles, mais aussi, et surtout, incommensurables. C’est pourquoi il serait possible, selon Kusters, de considérer l’histoire traditionnelle

18 Le cadre théorique développé par Kuhn dans cet ouvrage a été repris notamment en politique

et dans le monde des affaires pour en expliquer les différents bouleversements. Certains chercheurs en études cinématographiques ont déjà mentionné l’idée d’un projet similaire (Buscombe 1977, Simard 1999, Tomasulo 2004) sans toutefois l’approfondir dans une étude d’envergure comme celle de Kusters.

19 Plus précisément, l’auteur a tenté d’expliquer à partir du cadre théorique développé par Kuhn

l’émergence du mouvement « révisionniste » de l’historiographie soviétique durant les années 1970 et 1980 : « I am going to treat revisionism as a paradigm for understanding Soviet history, a paradigm that in the 1970s and 1980s successfully challenged the then regnant totalitarian- model paradigm, and that was then itself challenged in the 1990s by “post-revisionists” » (Fitzpatrick 2007 : 77-78).

et la nouvelle histoire du cinéma comme deux paradigmes bien distincts.

Kusters identifie principalement deux générations d’historiens à l’intérieur du paradigme de l’histoire traditionnelle – il privilégie toutefois l’expression « klassische Tradition » que l’on pourrait traduire par « tradition classique » (1996 : 47-48). Le discours historique de la première génération enchaîne, selon Kusters, une série de souvenirs difficilement vérifiables. Ces histoires concernent essentiellement l’industrie du spectacle et célèbrent les « grands hommes » du cinéma. Puisqu’elles s’adressent principalement au grand public (et non pas aux universitaires), ces histoires prennent la forme de textes narratifs.

Pour Kusters, les historiens traditionnels de deuxième génération regroupent les chercheurs ayant une formation universitaire – il donne l’exemple d’Arthur Knight sans préciser sa formation (Kusters 1996 : 48)20. Leur méthodologie et leur cadre théorique sont toutefois simples. Ils se réfèrent souvent aux généralisations et aux jugements esthétiques des historiens de la génération précédente, sans les questionner, et perpétuent ainsi certaines idées fausses. La principale différence entre la première et la deuxième génération d’historiens traditionnels est, selon Kusters, la distance temporelle qui les sépare de leur objet d’étude. Contrairement aux historiens traditionnels de

20 Mes recherches m’ont permis de déterminer qu’Arthur Knight fut bachelier en 1940 du City

College of New York. Je n’ai pu malheureusement déterminer avec précision la nature de sa formation universitaire.

première génération, les historiens comme Arthur Knight ne sont pas les témoins directs du phénomène qu’ils étudient.

Les recherches de Kusters, c’est-à-dire plus précisément la version condensée de sa thèse parue en 1996 sous la forme d’un article dans la revue

montage AV, posent problème dans la mesure où non seulement il mélange les

travaux de Georges Sadoul, Jacques Deslandes et Jean Mitry de manière indifférenciée sous une même appellation – « klassische Tradition » (Kusters 1996 : 44) –, mais il réduit leur discours à quelques caractéristiques générales qu’il énumère ainsi : discours non scientifique ; macro-historique ; linéaire ; narratif ; « source » ; la théorie du grand homme21. Concernant les « sources », Kusters affirme que l’histoire traditionnelle « se résume en une série d’anecdotes et d’allégations, dont la plupart ne peuvent pas être vérifiées » (Kusters 1996 : 47-48)22.

Les travaux de Kusters ne permettent pas non plus de rendre compte de discours historiques comme celui d’Henri Mercillon. En effet, je m’efforce de montrer au chapitre 7 que l’ouvrage Cinéma et monopoles (1953) de Mercillon ne correspond aucunement aux caractéristiques de l’histoire traditionnelle. Le cas de Mercillon n’est d’ailleurs pas unique dans l’historiographie française du cinéma. Mentionnons l’ouvrage Le cinéma et son public de Jacques Durand,

21 Ma traduction. L’original en langue allemande se lit comme suit : « nicht-wissenschaftlich ;

Makro-Geschichte ; linear ; narrativ ; “Quellen” ; “great man theory” » (Kusters 1996 : 46).

22 Ma traduction. L’original en langue allemande se lit comme suit : « [L’histoire traditionnelle]

ist eine Aneinanderreihung von Anekdoten und Behauptungen, von denen die meisten nicht mehr überprüft werden können » (Kusters 1996 : 47-48).

docteur en droit, paru en 1958 avec le concours du CNRS dans lequel l’auteur analyse l’évolution et les transformations de la demande de films. Trois questions se trouvent au cœur de son étude historique : pourquoi allait-on au cinéma ? ; quels facteurs ont incité à y aller plus ou moins ? ; et quels facteurs incitent à aller voir plutôt tel ou tel film ? (Durand 1958 : 4). Mentionnons également Le cinéma et la presse 1895-1960 de René Jeanne et Charles Ford publié en 1961 par Armand Colin. Les deux auteurs traitent des relations entre la presse et le cinéma sous trois principaux aspects : la place prise par le cinéma dans la presse traditionnelle ; la naissance et le développement d’une presse spécialisée à l’intention des professionnels et du grand public ; et finalement la concurrence faite à la presse traditionnelle par le cinéma en tant que moyen d’information (Jeanne et Ford 1961 : 11).

0.5.2 La « version standard » et le « programme