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La construction d’un texte 67


Chapitre 1. L’opération historiographique de Michel de Certeau 55


1.3 La construction d’un texte 67


L’histoire est finalement la construction d’un texte, soit un travail d’organisation et de rédaction. Le discours impose de nombreuses contraintes à la recherche. L’opération qui fait le pont entre la recherche et l’écriture est ainsi toujours en conflit avec les procédures d’analyse.

Les limitations physiques du discours obligent la pratique historienne à se conformer à certaines exigences. Le texte circonscrit l’histoire puisqu’il se doit d’avoir une fin (même si la recherche est quant à elle interminable). Le discours gomme par ailleurs les lacunes qui sont le principe même de la recherche et se présente comme un tout cohérent dont la structure est constituée de concepts et de règles historiques. Autrement dit, « par un ensemble de figures, de récits et de noms propres, [la représentation scripturaire] représente

ce que la pratique saisit comme sa limite » (de Certeau 1975 : 102).

Alors que la recherche débute dans le présent d’un lieu social déterminé (à partir notamment d’un appareillage conceptuel contemporain à l’historien) pour ensuite cheminer vers le passé – avec comme point de fuite le plus ancien –, l’historien présente majoritairement les résultats de sa recherche selon un ordre chronologique (même si, comme le remarque de Certeau, la présentation de moments synchroniques est possible). Le plus ancien devient alors le point de départ de son discours. L’écriture historienne inverse donc l’ordre des pratiques dont elle résulte : « [la chronologie] rabat sur le texte l’image inversée du temps qui, dans la recherche, va du présent au passé. Elle en suit la trace à rebours » (de Certeau 1975 : 106).

L’historien postule le point d’origine de son discours et l’oriente sur le moment présent, générant ainsi un axe linéaire (d’une origine à une fin). L’objectif de ce discours est de présenter une recherche, « de faire place à un

travail », et non de fonder le mythe d’une origine, de traduire la consécution de

faits en relation causale (c.-à-d. transformer en cause un fait qui s’est déroulé

avant et en conséquence un fait qui s’est déroulé après) ou de rechercher une

fin qui permettrait de donner un sens à tout ce qui s’est passé avant le point culminant d’une évolution quelconque (de Certeau 1975 : 109).

Malgré les pièges qu’elle peut tendre à l’historien (bien malgré elle), la chronologie est malgré tout l’une des plus importantes constructions opératoires

de ce dernier. C’est l’ordre chronologique qui lui permet de bien expliquer les changements (ou la pérennité) de phénomènes dans le temps. Les dates, les faits, les événements et autres concepts historiques (tels que « la période, le

siècle, etc., mais aussi la mentalité, la classe sociale, la conjoncture

économique, ou la famille, la ville, la région, le peuple, la nation, la civilisation, ou encore la guerre, l’hérésie, la fête, la maladie, le livre, etc., sans parler de notions telles que l’Antiquité, l’Ancien Régime, les Lumières, etc. » (de Certeau 1975 : 115) n’ont pas de sens lorsqu’ils sont pris isolément.

Ces éléments n’ont pas, par ailleurs, de réalité concrète, puisqu’ils sont constructions de l’historien (il faut garder en mémoire que le lieu social et les obligations théoriques et pratiques des cadres intellectuels dominants imposent des contraintes dans la détermination de ces unités conceptuelles qui sont essentielles à la pratique scripturaire de l’historien) :

Les faits n’existent pas isolément […]. Les événements ne sont pas des choses, des objets consistants, des substances ; ils sont un découpage que nous opérons librement dans la réalité, un agrégat de processus où agissent et pâtissent des substances en interaction, hommes et choses […]. Les événements n’existent pas avec la consistance d’une guitare ou d’une soupière (Veyne 1971 [1978] : 51-58).

Plus concrètement, l’historien construit les faits historiques à partir des documents qu’il choisit. L’événement est par la suite pensé en fonction d’un ensemble de faits pour lequel l’historien veut attribuer un sens particulier. Cela

permet au final une possible organisation des documents :

[Q]u’est un événement, sinon ce qu’il faut supposer pour qu’une organisation des documents soit possible ? Il est le moyen grâce auquel on passe du désordre à un ordre. Il n’explique pas, il permet une intelligibilité (de Certeau 1975 : 114).

L’événement est constitué comme une organisation de faits qui fait sens. L’historien lie tous les événements ainsi construits par un itinéraire narratif :

l’événement est ce qui découpe, pour qu’il y ait de l’intelligible ; le fait historique est ce qui remplit pour qu’il y ait énoncés de sens. Le premier conditionne l’organisation du discours ; le second fournit les signifiants destinés à former, sur mode narratif, une série d’éléments significatifs. En somme, le premier articule, et le second épelle (de Certeau 1975 : 114).

L’historien établit un système de relations entre ces différents éléments à partir d’un point de vue particulier. Une même série d’éléments mis en relation à partir d’un point de vue différent donnera une histoire autre. Ce qui ne signifie aucunement que l’une de ces différentes histoires serait meilleure pour rendre compte d’une période en particulier.

La mise en place des faits et des événements dans le texte permet l’organisation générale du discours historique qui prétend présenter un contenu vrai qui peut être vérifié. Pour ce faire, l’historien s’appuie sur des citations qui témoignent de la réalité décrite (sources primaires) et des références qui

garantissent la validité du système interprétatif proposé par l’historien (sources secondaires). Ce système de renvois aux sources, c’est-à-dire à un discours autre, a pour rôle d’accréditer le discours de l’historien qui vacille ainsi toujours entre la vraisemblance (son propre discours) et la vérifiabilité (le discours des autres) : « la structure dédoublée du discours fonctionne à la manière d’une machinerie qui tire de la citation une vraisemblance du récit et une validation du savoir. Elle produit de la fiabilité » (de Certeau 1975 : 111). La citation permet par ailleurs de situer le discours de l’historien dans un ensemble de connaissances plus vaste. Autrement dit, elle permet « d’articuler le texte sur son extériorité sémantique, de lui permettre d’avoir l’air d’assumer une part de la culture et de lui assurer ainsi une crédibilité référentielle » (de Certeau 1975 : 112).

Au final, les réflexions de Michel de Certeau sur les mécanismes de l’écriture de l’histoire tirent leur importance du fait que l’histoire ne saurait être scientifique que lorsqu’elle réfléchit sur ce qu’elle construit et lorsqu’elle conjugue une démarche claire et précise à la volonté d’une reconstitution du passé. Autrement dit, un discours n’est « historique » que s’il explicite sa relation à un lieu social et à un complexe de procédures d’analyse (de Certeau 1975 : 101). L’historien ne peut appréhender ce qui s’est réellement passé, puisqu’il doit construire conceptuellement ce qu’il étudie à partir de traces laissées par le passé. Il ne peut que supposer l’existence d’un réel lors de

l’écriture de son discours. C’est ce qui justifie la démarche historique et ce qui la distingue du discours fictionnel.

Chapitre 2. Évolution de l’histoire en tant que