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Le besoin d’expliquer les changements des sociétés contemporaines

Chapitre 2. Évolution de l’histoire en tant que discipline en France : du milieu

2.2 La consolidation du lien entre l’histoire et les sciences sociales :

2.2.1 Le besoin d’expliquer les changements des sociétés contemporaines

Au début du 20e siècle, le territoire de l’historien s’élargit, grâce notamment au renouveau créé par les questions posées par la sociologie, la géographie et l’économie. Ces sciences sociales, relativement nouvelles, inspirent une autre façon de penser l’histoire et ouvre d’autres champs de recherche à une discipline qui, pour certains, serait trop hermétiquement tournée vers la nation. Les approches historiques développées au contact des

sciences humaines et sociales à partir des années 1900 contribuent à renverser la position dominante de l’histoire historisante du moment méthodique, une histoire repliée sur elle-même et qui souhaite expliquer le passé de l’homme uniquement par ses propres méthodes. Ce sera d’ailleurs l’une des différences fondamentales entre le moment méthodique et cette nouvelle période durant laquelle le lien entre l’histoire et les sciences sociales se consolide (et à laquelle on réfère souvent par l’expression « l’école des Annales »35 de par le rôle important joué par la revue du même nom durant cette période) : la

collaboration systématique entre l’histoire et différentes sciences sociales.

Cette consolidation du lien entre l’histoire et les sciences sociales tire principalement sa source de l’industrialisation et de la démocratisation des sociétés européennes et nord-américaines au tournant du 20e siècle. L’histoire est alors de plus en plus requise pour expliquer les changements rapides des sociétés occidentales. L’histoire des grands hommes et des grands événements politiques est mise de côté au profit des questions sociales et économiques. Il importe désormais aux historiens d’ancrer leurs recherches sur des problèmes contemporains, comme ceux liés à l’urbanisation et à l’émigration.

35 La conception d’une « École des Annales » en tant que nouveau modèle historiographique

homogène est désormais abandonnée par la plupart des historiens (Delacroix, Dosse et Garcia 1999 [2007] : 241). Le courant de pensée de l’École des Annales serait apparu en France au tournant des années 1930. Il se serait constitué autour de la revue Annales d’histoire

économique et sociale. Ce courant, fort important selon plusieurs historiens français, aurait

largement contribué à agrandir le champ de l’histoire en sollicitant plusieurs sciences sociales (dont la sociologie, la géographie et l’économie notamment). Voir Bourdé et Martin 1983 : 171- 199.

Les historiens se tournent principalement vers la sociologie de l’école durkheimienne et l’école française de géographie de Paul Vidal de la Blache. De manière générale, l’histoire désire apporter des éléments de réponse aux problèmes des sociétés industrielles et démocratiques. Il en résulte un élargissement du champ de la recherche historique et une ouverture sur les sciences sociales dont les problématiques s’articulent essentiellement aux préoccupations du présent. L’objectif des historiens est de bâtir une « histoire totale » à partir des autres sciences humaines et sociales : « L’historien, écrit Fernand Braudel, s’est voulu et s’est fait économiste, sociologue, anthropologue, démographe, psychologue, linguiste… […] l’histoire s’est saisie, bien ou mal, mais de façon décidée, de toutes les sciences de l’humain » (Braudel 1969 : 103). Si l’histoire méthodique était un élément unificateur de la nation à travers l’histoire politique, l’histoire-sciences sociales réconcilie l’histoire avec les évolutions des autres sciences humaines et sociales.

Les sciences de la nature continuent également d’influencer les historiens. La révolution einsteinienne de la physique au début des années 1900 (notamment avec l’émergence de la théorie de la relativité restreinte et celle de la relativité générale) et l’indéterminisme de la théorie des quantas de la fin des années 1920 remettent en question l’idée de la causalité. C’est donc l’un des piliers de l’historiographie méthodique qui est remis en cause, soit la théorie du déterminisme universel selon laquelle chaque événement est déterminé par un

principe de causalité (Febvre 1936a : 9-10). Les historiens rejettent le déterminisme rigide associé à une conception dépassée de la science de la nature :

Et nous savons aussi qu’elle [l’histoire] participe – qu’elle doit participer à cette crise générale et profonde des idées et des conceptions scientifiques qu’a provoquée une poussée soudaine de certaines sciences : la physique, en particulier, ébranlant des notions qui, depuis plusieurs décades, semblaient acquises définitivement, et sur lesquelles l’Humanité se reposait en toute quiétude. Nous savons qu’en fonction de telles transformations, et parce que la Science est une et toutes les sciences solidaires – des Sciences de la Nature aux Sciences de l’Homme – nous savons que nos idées, à nous historiens, fondées sur une philosophie scientifique vieille de cinquante ans et totalement périmée aujourd’hui, nous savons que nos idées doivent être révisées, toutes, et nos méthodes en fonction de nos idées. (Febvre 1936b : 601).

La relation causale unique est mise de côté au profit des « trains d’ondes causales multiples » (Bloch 1941 [1974] : 188). La société, à l’image de l’atome, est faite de millier d’éléments en constante interaction.

Il en découle un certain relativisme au niveau des sources. Ces dernières ne garantissent plus la véracité du discours de l’historien, puisqu’elles ne permettent que de construire des faits « possibles » (les phénomènes sont irrémédiablement disparus et inaccessibles), des faits construits par l’historien. C’est bien ce que la révolution scientifique du début du 20e siècle apprend aux historiens :

[Q]ue tout fait scientifique est inventé – et non pas donné brut au savant. Que la veille distinction de l’observation, cette photographie du réel, et de l’expérimentation, cette intervention dans le réel, est toute entière à réviser. Qu’en aucun cas l’observation ne livre quelque chose de brut. Qu’elle est une construction (Febvre 1936a : 10).

Les faits ne sont plus maintenant qu’indirectement saisissables.

Une nouvelle tendance historiographique commence ainsi à se manifester dans La Revue de synthèse historique aux débuts des années 1900. En fondant cette revue en 1900, le philosophe Henri Berr crée un espace de débat particulièrement fécond entre l’histoire et les sciences sociales. Même si de plus en plus d’historiens y critiquent l’historiographique méthodique, la

Revue de synthèse historique rappelle indirectement à quel point le moment

méthodique fut fondateur pour la discipline de l’histoire, puisque « les débats, même les plus vifs, peuvent désormais être conduits au sein d’une communauté et selon les normes que celle-ci définit » (Delacroix, Dosse et Garcia 1999 [2007] : 199). La revue deviendra un véritable carrefour où se rencontrent, entre autres, des sociologues (Émile Durkheim et François Simiand), des économistes (Alexandru Dimitrie Xenopol) des géographes (Paul Vidal de la Blache), des historiens de l’art (Louis Réau), etc. Leur collaboration éventuelle devrait permettre la synthèse des connaissances dispersées dans des sciences qui d’habitude dialoguent peu. Au final, l’objectif de la revue est de rapprocher des chercheurs provenant de différentes disciplines.

Les difficultés de la reconstruction de l’Europe durant les années 1920 suite à la 1ère Guerre mondiale soulignent l’importance des liens entre le

politique et l’économique. On crée pour Henri Hauser la première chaire d’histoire économique à la Sorbonne en 1927 (Caire-Jabinet 2004 : 87). Le chantier de l’histoire économique s’ouvre plus intensément à partir des années 1930. La crise de 1929 et la grande dépression qui suivit aux États-Unis incitent les historiens à s’interroger sur l’alternance des temps de prospérité et de récession. C’est dans ce contexte que certains historiens se tournent vers l’histoire économique durant les années 1930.

La nouvelle tendance historiographique s’affirmera davantage au cours des années 1930 dans la revue Annales d’histoire économique et sociale (Bourdé et Martin 1983 : 171). Le premier numéro de la revue paraît le 15 janvier 1929. Ses directeurs sont Lucien Febvre et Marc Bloch. Le premier titre de la revue réaffirme la volonté d’ouverture de l’histoire proposée dans La

Revue de synthèse historique, soit principalement dans une perspective

économique et sociale. Il s’agit encore une fois d’un appel à une collaboration permanente et féconde entre histoire et sciences sociales. L’idée est de faire dialoguer les historiens – qui consacrent leurs recherches au passé – et les chercheurs issus des sciences sociales (sociologies, économistes, etc.) qui étudient le présent, soit plus précisément les sociétés et les économies

contemporaines. Les Annales proposent ainsi d’étendre la discipline de l’histoire sur le temps présent tout en évitant de déifier le présent à l’aide du passé comme le faisaient avant eux les historiens méthodiques avec leur histoire politique nationale.

Outre l’aspiration de rassembler les sciences sociales autour d’une histoire renouvelée, la démarche critique de la revue s’organise rapidement autour de deux propositions fédératrices principales : mettre de l’avant une histoire-problème dont les interrogations reposent sur un rapport constant entre le présent et le passé et rompre avec l’historiographie méthodiste qui est incapable à rendre compte des transformations des sociétés modernes.

2.2.2 Mettre de l’avant la subjectivité de