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Mettre de l’avant la subjectivité de l’historien 91


Chapitre 2. Évolution de l’histoire en tant que discipline en France : du milieu

2.2 La consolidation du lien entre l’histoire et les sciences sociales :

2.2.2 Mettre de l’avant la subjectivité de l’historien 91


Le sociologue François Simiand publie en 1903 un article incendiaire qui constituera l’une des plus grandes attaques que connaîtra l’historiographie méthodique. Simiand fait le procès de la méthodologie de ce qu’il nomme l’« histoire traditionnelle », faisant référence à ce que l’on nomme aujourd’hui l’histoire méthodique, dans un article intitulé « Méthode historique et science sociale » et publié dans la Revue de synthèse historique. Le sous-titre de l’article, « Étude critique d’après les ouvrages récents de M. Lacombe et de M.

Seignobos », annonce déjà les principales cibles de l’auteur. Trois principaux reproches aux historiens méthodiques y sont formulés. Ces reproches se traduisent par une demande d’abandon de ce que Simiand considère être les « idoles de la tribu des historiens » (Simiand 1903 : 154) : le politique, l’individuel et le chronologique. Simiand s’inscrit dans une nouvelle mouvance historiographique qui, à partir du tournant des années 1900, émergera notamment contre l’histoire événementielle, soit contre une histoire qui se concentre sur les événements politiques, surtout les plus voyants. Ces historiens ne considèrent plus l’histoire politique comme l’histoire principale, mais comme l’une des branches de l’histoire parmi d’autres :

L’« Idole politique », c’est-à-dire l’étude dominante, ou au moins la préoccupation perpétuelle de l’histoire politique, des faits politiques, des guerres, etc., qui arrive à donner à ces événements une importance exagérée […]. Il ne faut pas que les faits politiques soient ignorés, mais il faut qu’ils perdent la place éminente, tout à fait injustifiée, qu’ils conservent même dans les recherches des autres branches de l’histoire (Simiand 1903 : 154).

On dénonce une conception de l’histoire selon laquelle le politique flotterait, intouchable et inébranlable, au-dessus des autres réalités concrètes de la société. L’histoire doit par ailleurs concerner les faits, les phénomènes sociaux, les institutions (qu’elles soient politiques, économiques ou sociales) et les relations entre ces différents éléments et non plus tourner autour d’individus jugés

importants. En somme, Simiand reproche aux historiens d’ignorer l’abstraction sociologique qui permet d’effectuer des généralisations (Prost 1994 : 111) :

L’« Idole individuelle » ou l’habitude invétérée de concevoir l’histoire comme une histoire des individus et non comme une étude des faits ; habitude qui entraine encore communément à ordonner les recherches et les travaux autour d’un homme, et non pas autour d’une institution, d’un phénomène social, d’une relation à établir. Un Pontchartrain ayant eu la fortune d’être tour à tour conseiller au Parlement de Paris, président du Parlement de Bretagne, intendant, contrôleur général, secrétaire d’État de la marine, directeur des Académies, chancelier de France, on étudiera Pontchartrain et le Parlement de Paris, Pontchartrain et les parlements de province, Pontchartrain et l’administration locale, Pontchartrain et les finances, et la marine, et les lettres, et l’Église, et aucune de ces études entreprises de biais, par voie indirecte, sans cadre réel, sans séparation réglée sur la nature des choses, n’apportera une connaissance pleine et utile d'aucunes de ces institutions beaucoup plus importantes que toute la personnalité de Pontchartrain. Même pour un Colbert, il n’est pas sûr que le cadre biographique et individuel soit le meilleur et le plus scientifique. Mais pourquoi ne pas interdire, en principe, ces études d’institutions faites à l’occasion d’un homme secondaire et ne pas demander l’étude des institutions elles-mêmes ? Et enfin, pourquoi ne pas éliminer complètement, du moins de l’histoire scientifique, ces travaux consacrés à des biographies pures et simples du moindre petit cousin d’un grand homme, et ne pas envoyer se rejoindre, dans l’histoire anecdotique et le roman historique, les « Affaires du collier » avec toutes les « Familles de Napoléon », alors que nous n’avons pas encore de travaux suffisants sur l’état de l’industrie et de l’agriculture au temps de Turgot et que nous sommes presque totalement ignorants de la vie économique de la France sous la Révolution et l’Empire ? (Simiand 1903 : 154-155)36.

Finalement, pour Simiand, l’histoire doit remonter des conséquences jusqu’aux principes, aller des faits jusqu’aux causes et non pas, à l’image de la démarche méthodique, considérer les origines comme un commencement qui explique et qui suffit à expliquer. La recherche centrée sur les origines (Marc Bloch parlera de « la hantise des origines » ; Bloch 1941 [1974] : 37) confond un lien causal avec une explication et sert habituellement à justifier ou à condamner le présent :

L’« Idole chronologique », c’est-à-dire l’habitude de se perdre dans des études d’origines, dans des investigations de diversités particulières, au lieu d’étudier et de comprendre d’abord le type normal, en le cherchant et le déterminant dans la société et à l’époque où il se rencontre […]. L’idole chronologique entraîne par suite à considérer toutes les époques comme également importantes, à concevoir l’histoire comme un rouleau ininterrompu où toutes les parties seraient semblablement établies, à ne pas s’apercevoir que telle période est plus caractéristique, plus importante que telle autre, que tel phénomène « crucial » mérite une étude approfondie, alors qu’ailleurs des répétitions sans intérêt d’un type connu ne forment qu’une matière stérile et inutile à développer ; elle consiste, en un mot, à considérer tous les faits, tous les moments comme indifféremment dignes d’études et comme susceptibles d’une même étude (Simiand 1903 : 155-156)37.

Bloch résumera plus de 40 ans plus tard la pensée de Simiand à ce sujet : « Jamais, en un mot, un phénomène historique ne s’explique pleinement en dehors de l’étude de son moment » (Bloch 1941 [1974] : 41). Un certain

évolutionnisme biologique teinte le travail des historiens méthodiques qui tentent qu’expliquer le plus proche par le plus lointain. Pour Bloch (comme pour Febvre), l’historien doit user du présent pour renouveler son questionnaire (le présent suggère certaines questions à l’historien sur le passé). Il ne doit pas projeter sur les hommes du passé des catégories de pensée et des sensibilités qui lui sont contemporaines (Delacroix, Dosser et Garcia 1999 [2007] : 246).

Simiand propose ainsi une toute nouvelle façon d’envisager les études historiques. Le rejet des phénomènes singuliers au profit de phénomènes plus réguliers et généraux permettra aux historiens de dégager des lois et des systèmes de causalité. L’article de François Simiand sera très important pour ce que l’on nomme l’école des Annales (à partir des années 1930) dans la mesure ce mouvement historiographique reprendra terme à terme son programme pour promouvoir une histoire nouvelle (Dosse 1987 [2005] : 23). Les expressions « histoire politique » et « histoire événementielle » seront utilisées de manière péjorative par les historiens à partir de 1930 pour stigmatiser l’histoire selon les méthodiques (Delacroix, Dosser et Garcia 1999 [2007] : 288).

Ce rejet de l’histoire politique, de la biographie et de l’événementiel sera également accompagné quelques années plus tard d’un doute sur le concept même de fait historique. Le philosophe Émile-Auguste Chartier sera l’un des premiers à avancer, sous le pseudonyme d’Alain, que l’histoire ne serait au fond que la vision du passé de l’historien :

Il faut être déformé par le métier d’historien pour croire que l’histoire prouve quoi que ce soit. À vrai dire, l’histoire prouve ce qu’on veut, et la preuve ne vaut jamais rien. « Derrière chaque document, me disait un sage historien, il y a un autre document, qui ruine le premier » (Alain 1920 : 46).

Alain donne en exemple les résultats bien différents de recherches portant sur une même figure historique, le roi Louis XI, afin d’illustrer la part de subjectivité de l’historien dans la constitution des sources et dans la manière de les traiter :

J’ai entendu autrefois des leçons très savantes sur Louis XI. Je m’étais fait jusque-là une idée assez précise de ce roi bourgeois, qui portait des petites bonnes vierges sur son chapeau. Je le voyais s’alliant avec les villes contre les grands vassaux, et contribuant pour sa part à faire l’unité de la France. Cela me paraissait très acceptable ; puisque l’unité de la France est faite maintenant, c’est qu’on y a travaillé autrefois. L’Histoire a sur la politique cet avantage qu’elle prédit à coup sûr, et qu’elle annonce toujours l’événement après qu’il est arrivé ; ce qui fait que tout s’y suit assez bien, et ce n’est pas merveille. Mais le maître que j’entendais avait sa réputation à faire, et il l’établissait sur des ruines. Il nous dessinait un Louis XI tout à fait nouveau ; c’était, presque trait pour trait, le contraire de ce qu’on m’avait appris. Du reste il apportait des preuves vraisemblables. Ces leçons ne furent pas perdues pour moi ; j’attends maintenant, et d’ailleurs sans impatience, un troisième Louis XI qui remplacera les deux autres (Alain 1920 : 46).

L’historien doit d’abord choisir le document (soit une trace qu’il a fallu jugée importante pour qu’elle soit conservée) en fonction de ses besoins, et ensuite construire le fait historique à partir du document. Chaque historien a

une conception différente de ce qui est important à un moment donné et certains documents sont ainsi laissés de côté. Les propos d’Alain mettent à mal l’histoire méthodique qui fonde la vérité de son discours sur l’exhaustivité de la recherche en archives et la cohérence de son récit. Comme le remarque Michel de Certeau, les changements dans l’historiographie qui se sont opérés lors de la première moitié du 20e siècle ont permis de dévoiler le rapport subjectif qu’avaient les historiens méthodiques avec leur sujet de recherche (de Certeau 1975 : 65).

2.2.3 Faire témoigner une diversité de traces