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Faire témoigner une diversité de traces malgré elles 97


Chapitre 2. Évolution de l’histoire en tant que discipline en France : du milieu

2.2 La consolidation du lien entre l’histoire et les sciences sociales :

2.2.3 Faire témoigner une diversité de traces malgré elles 97


Les critiques contre l’historiographie méthodique sont de plus en plus nombreuses au tournant des années 1930, notamment dans la Revue de synthèse et les premiers numéros des Annales. L’un des principaux textes de référence pour la critique de l’histoire méthodique est le compte rendu de Lucien Febvre du livre Histoire de la Russie publié en 3 volumes en 1932 par Pavel Milioukov et Louis Eisenmann (Delacroix, Dosse et Garcia 1999 [2007] : 289). Selon Febvre, Charles Seignobos aurait conçu l’idée et dirigé l’exécution avec Eisenmann (Febvre 1934 : 29). Le texte de Febvre résume bien les principales critiques formulées à l’historiographie méthodique par les historiens dont on

dira plus tard qu’ils s’inscrivent dans l’École des Annales : réduction de l’histoire aux événements les plus marquants et les plus spectaculaires (« l’histoire-bataille »), exposition de manière systématique de certains aspects de la société (histoire-tableau et « système de la commode » ; politique d’abord, population ensuite, et finalement agriculture et industrie), manque d’ouvertures sur les préoccupations actuelles du présent de l’historien, accumulation d’anachronismes (fausses continuités) et passivité devant les documents d’archives.

Febvre reproche aux auteurs de l’Histoire de la Russie de fonder leur discours sur l’événementiel, ce que certains nomment l’« histoire bataille », c’est-à-dire de ne tenir en compte que les événements spectaculaires. En effet, Milioukov, Eisenmann et Seignobos ont choisi de ne consacrer que 200 pages à dix siècles (VIIe – XVIIe) – alors qu’ils ont noirci 1140 pages pour une période de deux cent cinquante ans (1682-1932) –, faute d’événements à raconter :

On ne vous dit rien, explique-t-il [Seignobos] catégoriquement, parce qu’il n’y a rien à dire « faute de documents » en premier lieu, et « faute d’événements » en second lieu… Ah ! voilà qui ne fait plus l’affaire ; et si c’est un système, souffrez que nous disions : il est détestable. « Pas d’événements ». Alors, vous nous conviez à identifier, tout bonnement, « histoire » et « événement » ? Avouons qu’en l’an de grâce 1934, c’est une idée pour le moins singulière ? (Febvre 1934 : 32).

Le contenu de l’histoire-événementielle est jugé insuffisant, car elle se borne à raconter les faits reconstitués en les classant en fonction de découpages

temporels (« périodes ») souvent arbitrairement délimitées à partir d’événements frappants.

Pour Febvre, l’absence de documents ne peut justifier la maigre attention accordée par Milioukov, Eisenmann et Seignobos à l’histoire de la Russie entre le VIIe et le XVIIe siècle. Febvre réprouve la conception de l’histoire des auteurs de l’Histoire de la Russie comme une suite d’événements déterminés à partir des seuls documents écrits. Il importe aux historiens d’utiliser une diversité de documents et non pas de s’en tenir exclusivement aux textes :

Et, assis majestueusement sur l’immense fatras de papiers en sciure de bois, bleuis (et au bout de dix ans blanchis) à l’aniline que vous nommez vos « documents », vous proclamez : « L’histoire de dix siècles est inconnaissable ? » Pardon ! Elle est tout ce qu’il y a de plus connaissable. Tous ceux qui s’en occupent le savent, tous ceux qui s’ingénient non pas à transcrire du document, comme tant de soi-disant historiens contemporains, mais à reconstituer du passé avec tout un jeu de disciplines convergentes s’appuyant, s’étayant, se suppléant l’une l’autre (Febvre 1934 : 32).

À la fin de ce passage, Lucien Febvre renvoie le lecteur à son étude sur

L’Histoire sincère de la nation française de Seignobos parue dans la Revue de synthèse (1933a) et dans laquelle il prône l’utilisation par les historiens de

documents non écrits, comme les vestiges archéologiques. Il incite par ailleurs ses collègues à faire appel à des sciences voisines, comme la linguistique ou l’ethnologie :

Après quoi, l’histoire se fait avec un matériel dont nul n’a le droit de donner préventivement un inventaire limitatif, parce que, précisément, l’une des formes de choix de l’activité historique consiste à multiplier ces éléments, à ouvrir des champs nouveaux à la recherche, à s’apercevoir que, quand on n’a pas de textes, on peut tirer beaucoup de l’étude sagace des noms de lieux ; ou de l’examen comparé, mené par des linguistes, de certains groupes de mots ; ou encore, de la répartition des types de sépulture, de l’expansion d’un mode de construction, de la répartition des noms de saints portés par des églises, de rites religieux, de formules juridiques, de cérémonies ou d’usages, que sais-je encore ? S’ingénier. Être actif devant l’inconnu. Suppléer et substituer et compléter : travail propre de l’historien (Febvre 1933a : 215).

Marc Bloch, collègue et ami de Lucien Febvre, suggère également, quelques années plus tard, de ne pas recourir exclusivement aux documents écrits et d’utiliser d’autres matériaux, comme les monnaies, les blasons et les œuvres artistiques :

L’illusion serait grande d’imaginer qu’à chaque problème historique répond un type unique de documents, spécialisés dans cet emploi. Plus la recherche, au contraire, s’efforce d’atteindre les faits profonds, moins il lui est permis d’espérer la lumière autrement que des rayons convergents de témoignages très divers dans leur nature. Quel historien des religions voudrait se contenter de compulser des traités de théologie ou des recueils d’hymnes ? Il le sait bien : sur les croyances et les sensibilités mortes, les images peintes ou sculptées aux murs des sanctuaires, la disposition et le mobilier des tombes ont au moins aussi long à lui dire que beaucoup d’écrits (Bloch 1941 [1974] : 64).

On questionne ainsi la rigidité de la méthode de l’historiographie méthodique qui désire s’en tenir aux seuls faits dûment appuyés sur des textes et fonder exclusivement l’histoire sur de tels documents. L’histoire ne serait pas uniquement, comme l’envisagent les historiens méthodiques, une connaissance indirectement accessible par le témoignage d’autres observateurs. L’histoire est une connaissance indirecte en ce qui concerne les événements, les actes, les propos, ou les attitudes de personnes historiques par exemple (via des rapports officiels par exemple). Or il n’y a pas l’interposition d’un autre observateur lorsqu’il s’agit de vestiges matériels (monnaie, images, lettres personnelles, etc.) dont l’objectif fut tout autre que de renseigner un quelconque lecteur. Ces « témoignages involontaires » sont malgré tout de véritables indices qui permettent un certain accès au passé (Bloch 1936 : 51). L’idée est de faire témoigner ces traces non écrites malgré elles. Cela permet à la fois de libérer l’historien des préjugés des contemporains de la période qu’il observe et d’agrandir son champ de vision trop souvent restreint :

L’histoire se fait avec des documents écrits, sans doute. Quand il y en a. Mais elle peut se faire, elle doit essayer de se faire, à tout prix, sans documents écrits s’il n’en existe point […] D’un mot, avec tout ce qui, étant à l’homme, dépend de l’homme, sert à l’homme, exprime l’homme, signifie la présence, l’activité, les goûts et les façons d’être de l’homme. Toute une part, et la plus passionnante sans doute de notre travail d’historien, ne consiste-t-elle pas dans un effort constant pour faire parler les choses muettes, leur faire dire ce qu’elles ne disent pas d’elles- mêmes sur les hommes, sur les sociétés qui les ont produites, utilisées, transformées, façonnées à leur guise –

et constituer finalement entre elles ce vaste réseau de solidarités et d’entr’aide qui supplée à l’absence du document écrit ? (Febvre 1949 : 235-236).

La capacité de l’historien à faire témoigner malgré elles ces sources dépend de la formulation préalable de questions et d’hypothèses. La méthode critique développée par les historiens méthodiques s’avère toujours autant efficace pour analyser les témoignages involontaires (moyennant une certaine mise au point développée dans Bloch 1941 [1974] : 75-116) qu’elle ne le fut pour les témoignages volontaires38.