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La virilité : un « savoir-tuer »

Les historiens ont bien établi que, dans cette « virilité XIXe siècle », il est nécessaire de savoir-mourir pour être réellement viril. La réalité de ce qui distingue les deux genres nous semble

473 Ibidem, p. 15

474 M. del Pozo Andrés, « Angel Llorca: un maestro entre la Institución Libre de Enseñanza y la nueva escuela (1866-1942) », Historia de la educación, n°6, 1987, pp. 229-248

475 A. Llorca, Historia educativa primer grado, Madrid, librería y casa editorial hernando, 3ème édition, 1932

476 M. Porcel y Riera, Curso completo de enseñanza primaria grado elemental, Mallorca, Tipografía Porcel, 1937, p. 43

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néanmoins se situer davantage dans la séparation entre les femmes qui doivent donner la vie et les hommes qui détiennent le pouvoir de donner la mort.

Les discours des théoriciens conservateurs de la distanciation hommes-femmes, comme Pemán, identifient certes virilité et savoir-mourir. Ces discours nous semblent relever en partie de la justification d’un rapport de pouvoir entre les deux genres. La différence dans la répartition des rôles entre les hommes et les femmes est expliquée par une nature qui, assignant aux premiers l’exclusivité du devoir de mourir, protège les secondes de la mort, et donc justifie par cette asymétrie les inégalités du temps de paix. La réalité des rôles que portent les manuels est différente : les femmes peuvent accéder au « savoir mourir » ; mais elles ne peuvent pas tuer. Nous aurons l’occasion de voir plus avant qu’il n’y a là rien d’étonnant, si l’on considère que l’un des éléments caractéristiques évoqués pour définir la féminité consiste dans la capacité au renoncement et à l’oubli de soi au profit des autres. De même que dans Raza certaines femmes mettent leur existence en danger en espionnant pour le compte du camp national, on trouve dans les manuels de nombreuses femmes martyres. Elles représentent, entre 1939 et 1959, 54% des saints mentionnés pour avoir été martyrisés par les Romains. Si l’on ajoute qu’un certain nombre d’entre eux sont des enfants, les hommes en âge viril se trouvent minoritaires. Lorsqu’elle étudie les « Quarante-huit martyrs de Cordoue » (exécutés par les Musulmans au IXe siècle), l’Encyclopédie Alvarez précise que Sainte Leocrice sut souffrir « avec autant de courage et de résignation478 » que Saint Euloge.

Se laisser mener à la mort sans résister ne relève donc pas d’un courage spécifiquement viril. De la même façon, les habitants de Sagunto et de Numance qui se sacrifient sont autant des femmes que des hommes : tant le texte des manuels que les images reproduites mettent en scène des femmes qui se suicident (les auteurs expliquent fréquemment qu’elles fichent une épée en terre avant de se jeter dessus, voire qu’elles se jettent dans les flammes), pendant que les hommes se jettent à corps perdu dans un dernier combat.

Le tabou qui disqualifie les femmes pour le combat porte sur leur capacité à tuer, et non pas sur le fait qu’elles pourraient elles-mêmes être tuées. Un exemple très net nous en est donné par A. Serrano de Haro lorsqu’il met en scène Béatrice de Bobadilla, dame de la cour, prenant

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la défense de l’honneur d’Isabelle de Castille, menacée par le très entreprenant et agressif Maître de l’ordre de Calatrava :

« Béatrice de Bobadilla était sur le point d’assassiner le Maître de l’ordre de Calatrava (...) le Seigneur ne permit pas que son noble cœur se tachât d’un crime, et il enleva lui-même la vie au Maître alors qu’avec ses troupes il s’apprêtait à prendre Doña Isabelle par la force479. »

Même la vertu d’Isabel de Castille, ne peut pas être défendue au prix d’un crime : il faut l’intervention de Dieu pour que la jeune femme ne soit pas irrémédiablement entachée par le sang qu’elle s’apprêtait à verser. Les seules femmes à être parfois qualifiées de « viriles » dans les manuels sont d’ailleurs celles qui, par un hasard de l’Histoire, sont conduites à donner (ou faire donner) la mort, comme Augustine d’Aragon (qui mania le canon) ou Isabelle de Castille (qui commanda aux troupes).

Le vrai tabou ne porte donc pas sur la mise à mort de la femme, mais sur la femme assassine. Le discours sur le « savoir-mourir » auquel sont astreints les hommes nous semble donc être en partie aussi un discours écran, destiné à dissimuler un privilège (le pouvoir-tuer) sous les traits d’un devoir (le savoir-mourir). Les hommes qui tuent accomplissent leur nature, alors que les femmes qui donnent la mort en enfreignent les lois et excèdent de leur condition de femmes. Un exemple très clair nous en est donné par le manuel Historia Universal480, publié par les éditions Luis Vives : les auteurs, comme il est logique dans ce manuel très traditionaliste, insistent sur la description des crimes anticléricaux commis par les révolutionnaires français durant la période de la Terreur, et en particulier sur les exécutions commises par les Jacobins : « on vit rouler les têtes d’une foule de religieux, de prêtres, et de gens pacifiques ». Ils n’en décrivent pas moins Charlotte Corday, quelques lignes plus avant, en être monstrueux. Elle est « une femme fanatique », car elle « a voulu se venger sur les jacobins, et a assassiné leur chef, l’inoffensif Marat (1793) ». Cette étonnante défense par un clerc traditionaliste d’un Jacobin « septembriseur » (qui aurait en toute logique dû être présenté en sanguinaire exalté) met en évidence l’importance de la transgression que constitue l’immixtion d’une femme dans la sphère masculine du « pouvoir-tuer ».

479 A. Serrano de Haro, Guirnaldas de la historia [...] p. 91

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Quatrième chapitre. 1975, décès annoncé du

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