• Aucun résultat trouvé

La résistance d’une modernité libérale et peu belliqueuse chez les auteurs de manuels

Premier chapitre. Le guerrier, modèle toujours relatif

B. Quitter l’âge guerrier pour devenir pleinement homme

II. La résistance d’une modernité libérale et peu belliqueuse chez les auteurs de manuels

A aucun moment (même dans les années 1940) le guerrier ne peut prétendre être dans les manuels un modèle absolu. Les remarques qui prouvent cette distance entre les valeurs des auteurs et celles des dirigeants du franquisme émaillent les manuels. On peut prendre en exemple l’Enciclopedia Alvarez primer grado, dont nous avons vu qu’il fut sans doute le manuel de primaire le plus utilisé et le plus lu durant les années 1950 et 1960 en Espagne, au point de marquer les mémoires collectives. L’instituteur Antonio Alvarez Pérez y écrit très étonnamment en 1956 :

« Phéniciens et Grecs. Les Phéniciens et Grecs étaient des commerçants et s’établirent dans le Sud-Est de l’Espagne.

574 Bermejo de la Rica, Nociones de Historia universal y especial de España ciclo B […] p. 50

575 Idem

576 Serrano de Haro, España es así […], p. 50

577 R. Ballester, Nociones de historia universal […], p. 35

154

Ils fondèrent de nombreuses villes et nous apprirent à écrire, à cultiver la vigne et l’olivier, etc.

Les Carthaginois. Les Carthaginois étaient des guerriers et ne nous apportèrent rien579. »

Comme A. Alvarez Pérez, de nombreux auteurs rejettent les valeurs militaires, au nom de valeurs plus pacifiques, qui sont souvent celles du commerce et qui relèvent d’un idéal plus bourgeois et libéral. Ils ne considèrent pas que la guerre revitalise les nations, mais au contraire qu’elle épuise les économies. C. Pellegero Soteras écrit ainsi en 1939 que « la lutte contre l’hérésie protestante consomma les énergies espagnoles580. » Il est donc clair que les conceptions profondes des rédacteurs de manuels n’ont pas toujours muté sous le coup du traumatisme de la Guerre Civile. De nombreux ouvrages continuent à porter des conceptions libérales de l’Histoire, et de ce qui fait un homme. En cela, ils s’inscrivent dans le phénomène (que les travaux des historiens J. gracia581, M.A. Ruiz Carnicer582 et F. Sevillano Calero583 ont mis en évidence) de survie des idées libérales au sein même du régime franquiste, dès les années 1940.

Certains auteurs, notamment J. R. Castro et A. Bermejo de la Rica, étaient déjà des auteurs prolifiques avant 1939. Se trouvant dans le camp des vainqueurs en 1939, ils continuent à publier leurs manuels sans vraiment modifier les conceptions libérales qui les sous-tendent. Lorsqu’ils cessent de publier, à la fin des années 1940, le relai du libéralisme est pris par d’autres auteurs, qui peuvent être qualifiés d’auteurs « crypto libéraux ». Un nombre certain d’entre eux sont catalans et se situe dans l’entourage de J. Vicens Vives, historien modernisateur qui avait été sanctionné dans le cadre du processus d’épuration après la Guerre Civile, et qui dirige (et possède en partie) une maison d’édition. Leurs manuels doivent être analysés dans le cadre de la permanence d’une résistance intellectuelle au franquisme.

579 Antonio Alvarez Pérez, Enciclopedia Alvarez primer grado, Valladolid, Miñon SA, 1953, p175. C’est l’auteur qui souligne

580 C. Pellegero Soteras, Geografía e historia (segundo curso), Zaragoza, imprenta Heraldo de Aragón, 1939, p. 121

581 J. Gracia, Estado y cultura. El despertar de una conciencia critica bajo el franquismo (1940-62), Barcelona, Anagrama, 2006

582 J. Gracia, M.A. Ruiz Carnicer, La España de Franco (1939-1975) Cultura y vida cotidiana, Madrid, Editorial Síntesis, 2004

583 F. Sevillano Calero, Ecos de papel. La opinión de los espanoles en la época de Franco, Madrid, Biblioteca nueva, 2000

155

Il faut en outre compter avec les logiques économiques des maisons d’édition, qui rejoignent l’absence de profondeur idéologique du régime franquiste, et de son incapacité à construire et imposer un discours nouveau et qui viendrait donner une nouvelle cohérence au récit historique. Certaines maisons d’édition corrigent ainsi les éditions précédentes de leurs « Enciclopedias » a minima. Il s’agit de changements que l’on pourrait qualifier de « cosmétiques », et qui sont en tout cas très superficiels. Alors que son auteur, F. Martí Alpera, a été radié de la fonction publique, la Nueva enciclopedia escolar continue à être publiée, sans nom d’auteur, et après que les phrases les plus susceptibles de heurter les nouvelles autorités aient été coupées, jusqu’aux années 1960. On continue par exemple à y trouver, inchangés, des éléments de cette « histoire des objets » aux accents universalistes que promouvaient les maîtres d’école républicains afin de contrarier la construction par l’Histoire du sentiment nationaliste – et que les nouvelles autorités scolaires condamnent584. La critique des héros guerriers de l’Espagne s’accentue au fur et à mesure que le souvenir de la Guerre Civile s’éloigne et que le régime franquiste se libéralise, sinon politiquement du moins économiquement et du point de vue sociétal. Les manuels des éditions Vicens Vives sont ici novateurs, et leur ligne libérale, présente dès la fin des années 1940585, s’impose progressivement dans un nombre croissant de manuels, certains se référant parfois explicitement à l’historien catalan. En 1972, A. Fernández et R. Ortega attribuent la décadence de l’Espagne aux richesses d’Amérique, qui permirent de financer la folle politique belliciste de l’Espagne. Les auteurs louent la « politique intelligente d’apaisement586 » des Espagnols Jean d’Autriche et Alexandre Farnèse dans les Flandres, et jugent au contraire très sévèrement la politique militaire et catholique de Philippe II :

« La figure de Don Quichotte, luttant contre l’impossible, sa folie chevaleresque, correspondent au portrait de l’Espagne de la fin du règne de Philippe II, après la défaite de notre escadre contre l’Angleterre587. »

La sagesse de l’âge aidant, Charles Quint lui-même en serait venu à prendre conscience de la cruauté de la guerre :

« Abdication de Charles Premier. Fatigué de tant de guerres, vieux et en mauvaise santé, Charles Premier d’Espagne et Quint d’Allemagne renonça au

584 A. Serrano de Haro, Yo soy español, Madrid, Editorial escuela española, 1943, p. 5

585 Il s’agit alors des éditions Teide, dirigées par le même J. Vicens Vives

586 A Fernández, R. Ortega, Demos II […] p. 66

156

trône d’Espagne en faveur de son fils Philippe (...) pour finir sa vie tranquillement et paisiblement, il se retira au monastère de Yuste (Estrémadure)588. »

Les auteurs de manuels ne se contentent pas de condamner les figures indubitablement guerrières. Ils leur opposent également un certain nombre de figures masculines porteuses de valeurs pacifiques. C’est par exemple le cas de Ferdinand VI, qui continue à porter après 1939, dans un grand nombre de manuels, un idéal de développement économique, de bien-être et de paix. La Nueva enciclopedia escolar 2° grado le définit ainsi, en 1932 et en 1940, comme « un homme bon et amoureux de la paix589. » Pour C. Pellegero Soteras, en 1939, il s’agit d’un « homme discret, bon et amoureux de la paix590 ». L’Enciclopedia

cíclico-pedagógica explique en 1943 que, bien que de « caractère mélancolique » et très affecté par

la perte de son épouse, il fut « un des monarques les meilleurs, les plus nobles et pacifiques, qui aient été donnés à notre patrie591. »

Avec la fin du franquisme, des notions taboues, comme le « pacifisme », ont de nouveau droit de cité. Par un retournement complet de valeurs, le règne de Ferdinand VI devient en 1976 le moment où l’Espagne se différencie du reste de l’Europe non plus par sa vocation militaire, mais par son pacifisme et ses idéaux productifs. L’exemplarité de Ferdinand VI se renforce :

« Ferdinand VI : les années de paix

a) Pendant que l’Europe lutte, l’Espagne travaille

Une fois résolu le problème de la situation de ses frères, le nouveau monarque Ferdinand VI (années 1746-1759), homme pacifique et sans ambitions put poursuivre la tâche de réorganiser le pays, dégagé de ses coûteuses dépenses militaires592. »

L’idéal du guerrier, et les références historiques qui justifient sa supériorité, que le film Raza met en avant, ne parvient pas totalement à prendre la place des modèles masculins plus pacifiques, plus modernes et libéraux, tournés vers d’autres buts que la grandeur militaire, qui s’étaient fait une place dans les manuels avant 1939. Le modèle de l’homme guerrier est

588 F. Martí Alpera, Nueva enciclopedia escolar grado segundo [...] p. 441 ; et Anonyme, Nueva enciclopedia

escolar grado segundo, Burgos, Hijos de santiago Rodríguez, 1940, p. 477

589 F. Martí Alpera, Nueva enciclopedia escolar grado segundo [...] p. 446 ; et Anonyme, Nueva enciclopedia

escolar grado segundo, Burgos, Hijos de santiago Rodríguez, 1940, p. 482

590 C. Pellegero Soteras, Geografía e historia (segundo curso) [...] p. 191

591 Anonyme, Enciclopedia cíclico-pedagógica, Madrid-Gerona, Dalmáu Carles, Pla S.A., 1943, p. 377

157

pris en étau entre ces conceptions modernes et libérales, sur sa gauche, et des conceptions traditionalistes et catholiques (que l’on pourrait pour partie situer « sur sa droite ») qui ne se résolvent pas à l’accepter totalement comme un modèle d’homme chrétien.

III. Des valeurs traditionalistes et catholiques difficilement

Documents relatifs