• Aucun résultat trouvé

Quatrième chapitre. 1975, décès annoncé du héros guerrier

C. La deshéroïsation des Espagnols

L’étude des manuels met en évidence la rapidité de l’abandon du discours sur la nature guerrière de la virilité des Espagnols.

538 J. Gutiérrez, G. Fatás, A. Borderías, Geografía [...] p. 220

539 J. Gutiérrez, G. Fatás, A. Borderías, Geografía [...] p. 260

540 J. Vilá Valenti, J. Pons Granja, C. Carreras Verdaguer, A. Domínguez Ortiz, A. L. Cortés Peña, J. U. Martínez Carreras, Geografía e historia de España y de los países hispánicos [...] p. 339

541 L. Lobo Manzano, J.M. Rodríguez Gordillo, A.M. Calero Ruiz, Geografía e historia de España y de los países

hispánicos [...] p. 299

140

L’Histoire scolaire continue à porter, jusqu’à la toute fin du franquisme, des modèles masculins qui disparaissent totalement et brutalement en 1975. En 1972, les auteurs de

Ciencia y Vida 4° fixent encore comme objectifs du chapitre intitulé « Les hommes qui ont

vécu en Espagne : les Espagnols unis se grandissent » d’aider les élèves « à comprendre de quoi est capable un bon chef dans un travail collectif », et de « mesurer le courage des hommes qui réalisent de grands exploits. » Le manuel Consultor, ciencias sociales, 8° EGB a été publié en 1974 et ne cache guère ses sympathies socialistes (il produit notamment un récit admiratif de la vie de Pablo Iglesias). Il n’en perpétue pas moins, à cette date tardive, l’essentiel de la présence des modèles masculins héroïques qui ont pris d’assaut les manuels en 1939 et qui disparaissent quasiment en l’espace d’un an en 1975. On y retrouve notamment les grands héros de la lutte contre les troupes françaises lors de la Guerre d’indépendance nationale. On y trouve aussi la mention appuyée de « l’héroïsme » des défenseurs de la ville de Saragosse face aux troupes napoléoniennes en 1808 et 1809 : ils furent « un des exemples les plus grands de l’héroïsme collectif de notre guerre d’indépendance (...) Chaque maison est un fortin et chaque citoyen est un combattant543. » Ces mentions disparaissent pourtant quasi-totalement des manuels dès l’année suivante. Alors que l’on comptait encore 44 occurrences de mots formés sur le radical « héros » pour décrire les défenseurs de Saragosse entre 1959 et 1975 (sur cent manuels), cette proportion chute à 5% après 1975.

Figure XVII. Nombre d'occurrences de mots composés sur le radical "héros", à propos des défenseurs de Saragosse. Pour cent manuels.

Les chiffres sont comparables lorsque l’on étudie la présence dans les manuels des sacrifices collectifs de Numance ou de Sagunto, reflet de l’abandon du total du récit de l’enfance du

vir hispanicus. La résistance de Numance déchoit à partir de 1975 de son rang de monument

543 E. Sánchez Lázaro, S. Sánchez (dir.),Consultor, ciencias sociales, 8° EGB, Madrid, Santillana, 1974, p. 350

0 10 20 30 40 50 60 70 80

141

à l’héroïsme national. On peut certes encore trouver dans de rares manuels des mentions de « l’héroïsme » de ses défenseurs, mais la mention de leur suicide collectif, que l’on trouvait dans 94% des manuels entre 1938 et 1959 n’apparait plus que dans 18% des manuels publiés entre 1975 et 1982. En 1981, par exemple, le manuel Geografía e historia

de España de los países hispánicos ne mentionne plus Numance que dans un chapitre intitulé

« Le mode de production esclavagiste ». Numance y est un oppidum parmi d’autres, à propos desquels l’auteur explique que « on ne peut pas parler de villes (…) les manifestations artistiques sont très pauvres544 ». Ce phénomène est très comparable à celui que l’on constate pour un certain nombre de figures masculines, dont celle du Cid : il est désormais deshéorïsé, et l’on précise qu’il se mit aussi au service de souverains musulmans ; il devient avant tout le héros d’une chanson de geste admirable, passant du statut de héros de l’Histoire nationale à celui de héros littéraire.

L’extinction du mythe de Numance est représentative du processus qui entraine la deshéroïsation des manuels scolaires : cette dernière reflète certes en partie la modification des représentations des auteurs ; elle est aussi largement la conséquence de modifications historiographiques qui leur échappent et auxquelles ils se plient de plus ou moins bon gré. La modernisation historiographique est parfois en avance sur les représentations des auteurs. On peut ainsi lire en 1977 les réticences de l’un d’entre eux. Il a assimilé les nouvelles connaissances historiques, mais en les interprétant à l’aune des valeurs héroïques héritées:

« Le Professeur García y Bellido pense que la geste de Numance (…) a été mythifiée. Pour lui, ce qui est arrivé fut encore plus tragique : il y eut reddition, et il y eut des survivants. Numance est tombée comme un fruit trop mûr545. »

Les manuels abandonnent le récit de l’enfance du vir hispanicus qui s’était imposé en 1939. Les lointains ancêtres des Espagnols cessent d’être étudiés sous l’angle des vertus qu’ils auraient laissées en héritage aux Espagnols du XXe siècle et ne sont plus les fondateurs d’une race forte et stoïque. Il est très significatif que de nombreux manuels cessent de parler des « premiers Espagnols » (sous une formulation ou une autre), pour parler, comme le font en

544 M. Balanzá, P. Benejam, M. Llorens, R. Ortega, J. Roig, Geografía e Historia de espana y de los países

hispánicos, editorial Vicens Vives, 1981 (1ère édition : 1977), p. 49

545 L. Lobo Manzano, J.M. Rodríguez Gordillo, A.M. Calero Ruiz, Geografía e historia de España y de los países

142

1976 les auteurs de Geografía e Historia de España, de « peuples préromains546 ». Tout un pan de l’héroïsme du vir hispanicus s’effondre ainsi.

L’interprétation des combats que mènent les Espagnols change elle aussi. Les causes de la résistance aux romains, par exemple, sont désormais moins héroïques. Le mythe d’une

devotio ibérica, qui démontrerait la fidélité et le savoir-mourir innés des Espagnols, disparait

derrière l’analyse scientifique qui la replace dans le cadre théorique du clientélisme antique547. La résistance des « Espagnols » de Sagunto, replacée dans le contexte européen, devient un épisode parmi d’autres de la Guerre Punique, et les auteurs de España, Geografía

e historia 3° BUP peuvent écrire en 1978 que « la prise de Sagunto déclencha la Seconde

Guerre Punique ; ce qui se jouait n’était pas l’indépendance des peuples ibériques, mais la compétition militaire dans la Méditerranée occidentale548 ». Elle est reléguée en 1980, au rang de simple « incident549 ». Les peuples du Nord-Ouest, qui étaient durant le franquisme les plus encensés pour leurs qualités guerrières, deviennent au contraire les plus barbares de tous : leurs actions militaires deviennent du « banditisme » et du « pillage550 ». En 1980, le manuel Geografía e historia de España 3° BUP reproduit un extrait de Diodore de Sicile, qui est ainsi analysé :

« Ce paragraphe de l’historien de l’époque romaine Diodore de Sicile nous montre à quel point les inégalités étaient fortes entre les primitifs qui peuplaient la péninsule à la fin du premier millénaire avant Jésus Christ, et comment les plus pauvres d’entre eux abandonnaient leur communauté et de leur famille, pour trouver de quoi vivre dans le banditisme551. »

Les manuels les plus influencés par une histoire matérialiste et dialectique font reposer sur les inégalités sociales au sein de la société ibère les causes de la grande conflictualité qui existait entre eux, et envers les autres peuples. Il n’est donc plus question de courage atavique, mais des « grandes différences de richesse552.» En 1977, on peut lire dans

546 J. Valdeón, I. González, M. mañero, D. J. Sánchez Zurro, Geografía e historia de España y de los países

hispánicos, Salamanca, Anaya, 1976, p. 66

547 J.A Garmendia, P. García, Geografía e historia de España y de los países hispánicos, Madrid, SM, 1976, p. 54

548 E.G. Urruela, J. M. de Juana, J. Ortega Valcárcel, España, Geografía e historia, Burgos, Hermanos Santiago Rodríguez, 1978, p. 66

549 Ibidem, p. 57

550 Ibidem, p. 70

551 J. Gutiérrez, G. Fatás, A. Borderías, Geografía e historia de España 3° BUP, Zaragoza, Edelvives, 1980, p57

552 M. Balanzá, P. Benejam, M. Llorens, R. Ortega, J. Roig, Geografía e Historia de espana y de los países

143

Geografía e Historia de España y de los países hispánicos cette analyse de ce qui était

jusque-là un épisode de la résistance face aux Romains :

« Les Lusitaniens (Viriatus, 147-139 av J.C) des plateaux du Sud, étaient obligés par leur pauvreté à réaliser de fréquentes incursions à la recherche de butin dans les terres de la Bétique déjà conquises [par les Romains]553. »

Il peut sembler étonnant que les guerriers de la nation deviennent en quelques mois, à l’image de Viriatus, de pauvres brigands. Mais la rapidité de ce changement s’explique aussi par le fait que, même dissimulées et retranchées dans certains espaces périphériques, les analyses divergentes des positions officielles n’ont jamais disparu totalement des manuels. La domination de la masculinité guerrière sur les autres masculinités n’a jamais été totale. Elle n’a notamment jamais réussi à étouffer l’attachement des auteurs de manuels à un modèle d’homme équilibré qui ne soit pas uniquement un guerrier : un homme complet, chez qui la vigueur physique ne l’emporte pas sur les plus importantes des qualités : celles qui relèvent de l’intellect.

L’étude des manuels d’Histoire confirme donc le très fort renforcement, après 1939, des valeurs militaires dans la définition de la virilité nationale. Les auteurs républicains, dans un contexte post-Première Guerre Mondiale, entendent construire une Histoire pacifiste, une Histoire dont les héros sont des hommes de bien - qu’ils soient scientifiques, hommes politiques, ou pédagogues. Ils formulent des valeurs masculines qui récusent les modèles guerriers. L’homme républicain est d’abord un combattant des mots, même s’il doit pour certains auteurs être également un soldat armé de la liberté, voire de la nation. Les ouvrages publiés durant l’époque franquiste répondent quant à eux effectivement à la volonté officiellement proclamée de construire une jeunesse guerrière. L’Etat Nouveau se donne les moyens institutionnels de contrôler et modifier le discours historique. Les auteurs construisent un vir hispanicus dont la première qualité virile, héritée de leurs glorieux ancêtres, est de savoir mourir stoïquement - en regardant la mort - et, davantage encore, de savoir tuer. Le franquisme constitue donc bien, de ce point de vue, une interruption et un retour en arrière dans le processus (en cours depuis le XIXe siècle) de civilisation et

553 Ibidem, p. 52

144

d’embourgeoisement des modèles masculins. Le passage - en 1975-1976 précisément - à une Histoire économique et sociale vient en appui des changements de paradigmes sociétaux et genrés pour entrainer le décès (qui était annoncé) du héros guerrier, mettant ainsi fin à cette longue parenthèse.

145

DEUXIÈME PARTIE.

Documents relatifs