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Franco : entre banalité et virilité du sang-froid

L’étude des manuels d’Histoire prolonge, à sa mesure, les réflexions de L. Zenobi, qui concluent sur les difficultés rencontrées par l’historien à l’heure de « mesurer la portée sociale du mythe ‘Franco’421 ». Non seulement les manuels d’histoire offrent assez peu de développements sur le Généralissime, mais ils en dressent en outre des descriptions très convenues et très peu personnalisées. Elles reprennent l’ensemble des clichés utilisés pour décrire les chefs militaires, et ne sont globalement pas de nature à faire émerger le Généralissime du discours historique. Ses qualités sont par exemple fort semblables à celles que l’on fait de Miguel Primo de Rivera. Les deux Généraux devenus dictateurs sont définis par leur courage, leurs qualités de « bon soldat », leur dévouement à la patrie, leur honnêteté, leur sens de l’honneur, etc. Les termes utilisés sont très semblables d’un Général-dictateur à l’autre :

Figure XIV. Qualités (qualificatifs, noms, adverbes) attribuées aux Généraux Primo de Rivera et Franco

Ce sont globalement les mêmes qualités, classées dans le même ordre : viennent d’abord les qualités militaires (exprimées dans les mêmes termes : « courage », « fermeté »), puis l’intelligence, le patriotisme, l’honnêteté, et la foi religieuse. Les manuels soulignent aussi parfois la rapidité avec laquelle s’est effectuée leur ascension brillante au sein de la hiérarchie militaire, reflétant ainsi la valeur militaire de "l'avancement".

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Franco se distingue cependant par une qualité qui lui est propre, et qui le distingue de l’image convenue : une sérénité, un sang-froid, et un caractère impassible face au danger. Cette sérénité, qui représente 11% du total des qualités qui lui sont attribuées se serait notamment révélée lors de la Guerre au Maroc. Les manuels reflètent ici, semble-t-il, une réalité établie, qui est à l’origine de la légende qui auréolait dès les années 1920 le jeune officier422, et que la propagande officielle avait largement participé à mythifier423.

Les éventuelles qualités physiques de Franco sont rarement évoquées (elles représentent 2% du total des qualités qui lui sont attribuées). De faible prestance, parlant d’une voix assez haut perchée, il fut longtemps d’une constitution assez chétive. Il semble avoir eu des difficultés à affronter les épreuves physiques lorsqu’il était élève à l’Académie Militaire424. Il en sortit d’ailleurs mal classé, avec le rang 251, ce qui lui valut d’essuyer un refus lors de sa première demande de mutation dans les exigeantes troupes d’Afrique. La virilité physique et sexuelle du Général Franco a d’ailleurs souvent fait l’objet d’interrogations et de plaisanteries425 en Espagne (par exemple à travers des chansonnettes), y compris de la part des autres officiers généraux426.

Le manuel Lecturas Históricas n’élude pas cette difficulté. Ce faisant, il explicite l’importance des rudes campagnes du Maroc dans la biographie de Franco : elles constituent le moment où, par la force de sa volonté et s’inscrivant totalement dans l’héritage des Espagnols de toujours (de Viriatus aux Espagnols soulevés de la Guerre d’Indépendance Nationale), il devient un « guérillero » et accède à un degré supérieur de la virilité427.

« Lorsqu’il était élève-officier, Franco était fin et mince (...) La lutte de chaque jour, sourde et solitaire, les campements dans les rochers, la lutte contre un froid et une chaleur excessifs, endurcirent l’âme et forgèrent un caractère de guérillero à cet officier, au corps chétif mais toujours prêt à toutes les souffrances

422 P. Preston, Franco Caudillo de España, édition révisée, Madrid, Delbolsillo, 2016, p. 48

423 L. Zenobi, La construcción del mito de Franco [...] p. 297

424 P. Preston, Franco Caudillo de España […] p. 39

425 Ibidem, p. 42

426 Ibidem, p. 165. Aujourd’hui encore, de nombreux articles de presse et sites internet, dont la démarche ne relève pas toujours de la rigueur historienne, continuent à s’interroger sur la réalité de ses liens de paternité avec Carmen Franco. Voir par exemple: J.M. Zavala, « El más íntimo secreto de Franco », El Mundo,

17/05/2009.

427 Ce topos de la virilité supérieure du guérillero n’est pas propre aux manuels d’Histoire mais est présent également dans l’histoire savante de l’époque franquiste, par exemple chez l’historien F. Solano Costa : I. Peiró Martín, « La guerra de la independencia en el franquismo » [...] pp. 213-214

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et à tous les dangers. En 1916, il fut gravement blessé : mais il sauva sa vie par miracle, et il devint Commandant428. »

L’étude statistique fait enfin apparaitre une nuance par rapport au portrait que les manuels dressent de Miguel Primo de Rivera : Franco se voit attribuer, dès les années 1940, un certain nombre de qualités que l’on pourrait qualifier de « bourgeoises-conservatrices », notamment celles de père de famille. On pourrait être tenté de les attribuer à l’impact, dans les manuels, d’un culte de la personnalité. Cependant, si elle est réelle, cette différence doit être nuancée : elle est très largement liée aux portraits admiratifs que dresse de lui un seul auteur, A. Serrano de Haro, dont l’insistance est telle qu’elle est reflétée dans les statistiques. Son catholicisme de l’émotion (et qui détonne par son pacifisme) le conduit à tenter de ramener le chef de l’Etat vers des modèles davantage porteurs d’une vertu chrétienne domestique.

Soulignons pour conclure qu’il est possible que cet intérêt très relatif des auteurs pour la personne du Général Franco rencontre celui de certains élèves de l’enseignement secondaire : le Généralissime est, avec Ferdinand le Catholique, le seul personnage, sur l’ensemble des manuels de notre corpus, à avoir été caricaturé par un élève. Dans un manuel publié en 1941 (et en toute logique retiré des écoles au plus tard avec les changements de programme de 1953) « Son excellence, Don Francisco Franco y Bahamonde Caudillo d’Espagne » a été transformé en mandarin chinois429.

428 Anonyme, Lecturas históricas, SM, 1962, p. 227

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Troisième chapitre. Le héros franquiste : une

virilité guerrière exclusive et totalitaire ?

I. L’échec des tentatives d’intrusion de modèles virils

fascisants dans les manuels d’Histoire

Les travaux des historiens ont mis en évidence l’existence d’une « tentation fasciste430 » durant ce que l’on appelle parfois « la période bleue » du franquisme (de la couleur des chemises des phalangistes). Elle s’acheva en 1945 (dans les manuels scolaires comme ailleurs431) avec la défaite dans toute l’Europe du camp totalitaire. C’est dans ces années 1940 que culmine l’affirmation, portée par la Phalange du modèle du « moine-soldat », version catholicisée de l’athlétique432 homme fasciste433 : elle avait trouvé durant la guerre, dans la camaraderie des tranchées et le passage à « l’action », un écho et une légitimité nouveaux. Notre corpus documentaire permet effectivement de constater la présence de conceptions de la masculinité proches du modèle de « l’homme fasciste434 » au sein des instances politiques et éducatives susceptibles d’orienter le contenu des manuels, durant cette courte étape originelle. Mais ces conceptions n’ont pas réellement suivi une trajectoire descendante, qui les aurait amenées à s’imposer dans les manuels d’Histoire. Leur influence peut être qualifiée de marginale.

A. Une tentation de « l’homme fasciste » au sein du système

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