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Grands moments de l’héroïsme des premiers espagnols

Reprenant ici aussi des éléments de récit hérités de l’historiographie du XIXe siècle347, les manuels soulignent l’importance de trois grands moments qui sont censés démontrer la nature héroïque des premiers Espagnols : le sacrifice de la ville de Sagunto face aux Carthaginois, la résistance de Viriatus et le sacrifice de Numance face aux Romains.

L’insistance sur ces trois moments fondateurs de l’héroïsme national se renforce après 1939. Les hommes qui y ont pris part participent désormais à l’édification de cet homme re-virilisé qui, pour reprendre les termes de la loi-cadre de septembre 1938, tourne le dos à « l’effémination » qui le menace. Les manuels insistent d’abord sur leur « héroïsme » (catégorie statistique qui ne comprend que le seul adjectif « héroïque »), puis sur leur courage (catégorie un peu différente, qui inclut tous les autres termes comme « bravoure », « courage ») et enfin sur leur attachement à « l’indépendance » nationale :

Figure VII. Qualités attribuées aux populations ibériques lors des sièges de Sagunto et de Numance (nombre d'adjectifs pour cent manuels)

A partir de 1939, les informations qui permettent de souligner la grandeur du sacrifice consenti par les Saguntais se multiplient, conférant une valeur bien supérieure à cet épisode. Dans le Manual de la Historia de España (1939) on peut ainsi lire en 1939 que :

« Hannibal n’avait pas compté avec le fait que Sagunto, bien que colonie grecque et alliée de Rome, était peuplée d’Espagnols, qui aimaient courageusement leur patrie et considéraient indigne une reddition. Les attaques directes échouèrent

347 J. Álvarez Junco, L’idée d’Espagne, la difficile construction d’une identité collective au XIXe siècle [...] pp. 152-153 0 20 40 60 80 100 120

Seconde RépubliquePremier franquisme Second franquisme Transition

"héroïsme"

Courage, ténacité ("courageux", "obstinés", "acharnés")

Noblesse d'âme et fidélité ("nobles", "fidèles"), dignité ("dignes, "fiers")

Amour de l'indépendance ("épris de liberté", "indépendants", "indomptables")

Agilité

Indiscipline, divisions internes Férocité

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face à la courageuse résistance de Sagunto, et alors Hannibal se décida à l’encercler et à en faire le siège.

(…)

Jusqu’à ce que, à la fin, se voyant perdus, ils décidèrent de mourir plutôt que de se rendre. Ils érigèrent au centre de la ville un immense bûcher, sur lequel ils jetèrent toutes les richesses des maisons, se jetant ensuite dans bien des cas eux-mêmes au feu.348. »

C’est le siège de Numance qui occupe la place la plus importante dans ce processus d’héroïsation des ancêtres fondateurs de l’Espagne. Durant le premier franquisme, son étude devient systématique : le pourcentage des manuels (qui abordent l’Histoire antique) dont il est absent passe de 27,8% à 5,6%.

Figure VIII. Proportion des manuels faisant mention d’un suicide collectif à Numance et à Sagunto Les deux épisodes sont davantage présentés comme se terminant par un héroïque suicide collectif après 1939 : alors que, avant cette date, seuls 40% et 70% respectivement des manuels expliquaient que les Saguntais et Numanciens avaient préféré le suicide collectif à la reddition, la proportion s’élève à 70% et 94,4% entre 1939 et 1959.

Cet unanimisme à propos du suicide des Numanciens mérite d’autant plus d’être souligné qu’il ne concerne pas les historiens latins sur lesquels les auteurs de manuels se fondent : Appien (deuxième siècle après J.C), notamment, explique qu’une partie de la population s’est rendue. Ce suicide collectif est, après 1939, décrit en des termes très souvent

348 Anonyme, Manual de la historia de España, segundo grado […], pp. 19-20 0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100% Seconde République 1938-1959 1959-1975 Transition

Suicide collectif de l'intégralité des défenseurs de Sagunto

Suicide collectif de l'intégralité des défenseurs de Numance

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grandiloquents et convenus, qui se répètent d’un manuel à l’autre, expliquant notamment que « après une résistance héroïque, ils préférèrent mourir que se rendre349. » Le Curso de

Historia de España, pourtant publié aux modernes éditions Teide, fait lui aussi de cette

résistance qui aurait duré (nous dit-il) huit ans, un moment porteur d’une forte portée morale, d’une forte injonction au sacrifice guerrier :

« Méditez un peu sur l’héroïsme et les valeurs des Numanciens ; votre maître vous dira que ces cas ne furent pas uniques dans l’histoire de l’Espagne350. » Un grand soin est mis aussi à faire de la geste de Viriatus (que, pour simplifier, on pourrait définir comme une forme de Vercingétorix espagnol) un épisode édifiant. S’inscrivant dans la mise en place en Espagne d’une « doctrine du caudillisme » légitimatrice du régime franquiste351, les manuels font de lui le premier personnage de l’Histoire à porter le titre de « Caudillo ». Ils définissent avec emphase les qualités qu’il incarne.

Figure IX. Qualités attribuées à Viriatus dans les manuels d’histoire (moyenne, pour cent manuels) Il apparait clairement que l’on peut parler, à propos des chapitres qui portent sur l’Antiquité, de la construction par les manuels du franquisme d’un « âge de l’héroïsme ». Ils se peuplent de personnages qui contribuent à faire s’effacer l’histoire derrière la geste guerrière et l’anecdote exemplaire. Ils sont tous plus héroïques les uns que les autres. On peut lire par exemple, dans l’Enciclopedia cíclico pedagógica, en 1943, que « l’héroïsme de Numance rivalise avec l’héroïsme de Sagunto352 ». On assiste ainsi, après la Guerre Civile, à un

349 Anonyme, Curso de historia de España […], 1950, p. 9

350 Anonyme, Curso de historia de España, Barcelona, Teide, 1950, p. 12

351 E. Moradiellos García, « La doctrina del caudillaje en España: legitimidad política y poder carismático durante el franquismo », Hispania, vol LXXVI, n°254, 2016, pp. 789-817

352 J. Dalmáu Carles, Enciclopedia cíclico pedagógica […], 1943, p. 333

0 10 20 30 40 50 60

Seconde République 1938-1959 1959-1975 Transition

Héroïsme / courage Talents militaire Noblesse d'âme Amour de la liberté Popularité Intelligence

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phénomène d’inflation de « l’héroïsme », au point que le terme en vient lui-même à nécessiter d’être renforcé par un qualificatif. J. Tormo Cervino explique ainsi que Numance constitue « un exemple d’un héroïsme extrême353 ».

Ce poids de l’héroïsme et du courage guerrier n’est pas dénué de préoccupations idéologiques immédiates. Lorsqu’Agustín Serrano de Haro explique que les Saguntais firent preuve d’un « courage indomptable », et qu’ils n’avaient « peur ni de la faim ni de la mort », c’est aussi pour montrer que « l’écho de Sagunto résonne encore dans les ruines glorieuses de Tolède et dans les broussailles sauvages de la Sierra Morena354 ». L’Enciclopedia práctica

Antonio Fernández explique en 1953 que Viriatus fut, par « sa force et sa robustesse

physiques » et sa « grande âme aux sentiments élevés », « un précurseur de nos splendides caudillos355 ».

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