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Une figure de la virilité canalisée du début du XXe siècle : l'explorateur

Premier chapitre. Les manuels de la Seconde République : des modèles masculins pacifiés

B. Une figure de la virilité canalisée du début du XXe siècle : l'explorateur

Le processus de civilisation des mœurs et de pacification des modèles masculins qui se produit dans une partie de l’Europe après la Première Guerre Mondiale laisse de l’espace pour d’autres modèles virils. Le premier auquel on doit penser, à propos de la première moitié du XXe siècle, est sans doute celui du sportif242. On n’en trouve pourtant pas la trace dans les manuels d’Histoire. L’explorateur est un autre de ces modèles masculins qui offrent du modèle du guerrier, dont ils dérivent, une version plus civilisée (à défaut d’être toujours pacifiée) et plus acceptable. Il s’affirme à partir du début du XXe siècle (que l’on pense aux romans de Rudyard Kipling par exemple243). Sa virilité n’est pas toujours éloignée de celle de l’homme en dissidence - comme on le voit à travers la popularité posthume du voyage final de Rimbaud244. Ce modèle de l’explorateur est logiquement peu présent dans un pays comme l’Espagne qui souffre justement de ne pas disposer d’empire colonial. On en trouve cependant deux mentions, chez J. Vicens Vives (en 1936) et G. Giner de los Ríos (en 1935). J. Vicens Vives et E. Bagué produisent en 1936 un long récit (qui constitue un chapitre de quatre pages) de l’expédition de Stanley vers l’intérieur du continent africain. La volonté d’enrôler les jeunes lecteurs est forte comme le montre le titre du chapitre : « Aimeriez-vous être explorateurs245 ? ». Stanley est constitué en figure très virile. Il prend des risques durant ce voyage qui est largement une expédition militaire, mais qui présente l’avantage, à la différence des combats collectifs récents de la Première Guerre Mondiale et de leurs morts anonymes, de laisser une place à l’aventure individuelle. Il porte les marques physiques de la transformation qu’une telle aventure entraine chez ceux qui la vivent : « Nous avons maigri, et nos visages se sont tannés246 ». Il est amené à faire feu contre les indigènes, ce qui donne lieu, dans ce récit rédigé à la première personne, au commentaire suivant : « nos fusils

242 G. Vigarello, « Virilités sportives », in J.J. Courtine (dir.), Histoire de la virilité, tome 3 La virilité en crise ?

XXe-XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011. E. González Calleja, « El Real Madrid, ¿ ‘equipo de España’? Fútbol e

identidades durante el franquismo », Política y sociedad, n°51 (2), 2014, pp. 275-296

243 S. Venayre, « La virilité ambigüe de l’aventurier », in J.J. Courtine (dir.) Histoire de la virilité, Tome III [...] p. 329

244 S. Venayre, « La virilité ambigüe de l’aventurier », in J.J. Courtine (dir.) Histoire de la virilité, Tome III [...] p. 324

245 E. Bagué, J. Vicens, Historia, primeres lectures […] p. 185

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nous ont rendu de nombreux services247. » Ce chapitre explicite la valeur supérieure de « l’homme blanc248 », qui lutte au nom de la civilisation : « Les hommes noirs aussi constituent un obstacle pour l’homme blanc, étant donné qu’ils le considèrent comme un ennemi qu’il convient de détruire249. »

G. Giner de los Ríos s’intéresse quant à elle à une expédition beaucoup moins belliqueuse : la « croisière jaune » organisée par la marque Citroën. Il ne peut pas être question chez elle d’expéditions guerrières et de combats contre des « sauvages ». Ici aussi cependant, le risque est décrit comme omniprésent, et la virilité relève d’une attitude de défi face à la mort. Un des deux extraits de La croisière jaune qui sont reproduits met en scène les héros de cette expédition au moment où, au milieu des éboulements qui emportent la piste qu’ils avaient empruntée pour traverser l’Himalaya, leur survie dépend de leur « sang-froid250 ». La narration de cet épisode insiste sur l’un des membres de l’expédition qui, au moment où le chemin est emporté et risque d’emporter dans un précipice de 200 mètres les véhicules et leurs passagers, se préoccupe crânement pour sa pipe, qui est tombée dans le vide. Les membres de l’expédition croisent d’ailleurs, dans un autre épisode, un autre aventurier dont le parcours est l’incarnation de cette virilité civilisée de l’explorateur : il a renoncé à la guerre, mais ni à l’aventure ni au risque qui l’accompagne. Il s’agit du Père Poidebard, « ce père jésuite, archéologue-aviateur, ancien capitaine dans l’armée et qui reconstitue patiemment depuis quelques années la carte économique et militaire de l’ancienne Syrie romaine251. »

C. L’homme républicain : un soldat de la liberté... et de la

nation ?

Le républicanisme a lui aussi intensément participé, depuis le XIXe siècle, au processus d’affirmation du sentiment d’appartenance nationale252 en construisant et célébrant un récit national dont M.P. Salomón Chéliz montre qu’il fusionnait lutte pour les libertés et progrès

247 Ibidem, p. 186

248 Idem

249 Idem

250 G. Giner de los Ríos, Cien lecturas históricas [...] p. 210

251 Ibidem, p. 207

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de la patrie253. L’homme républicain n’est par conséquent ni un homme totalement nouveau ni un homme toujours pacifique : il se définit lui aussi dans les manuels par des valeurs et référents virils qui reposent sur la force de la volonté, la capacité à s’affirmer, et parfois même sur un courage physique et militaire mis au service des idéaux du camp de la liberté. Même les manuels les plus engagés dans la défense de l’idéal républicain ne dessinent ainsi pas toujours des modèles masculins totalement éloignés des combats. Le vir republicanus demeure souvent un soldat de la liberté, qui défend son idéal par les armes.

L’existence de modèles masculins guerriers dans les manuels républicains et libéraux ne doit pas forcément surprendre : au fond, l’idée de la nature guerrière de la virilité, ou en tout cas de l’éthos guerrier comme marqueur masculin, est une idée communément partagée. On la retrouve dans différents secteurs de la société, quand bien même il s’agit de la regretter. Le docteur Marañón (qui, alors engagé en politique dans le camp républicain libéral, joua en 1931 un rôle personnel essentiel dans la proclamation de la Seconde République) affirme ainsi la nature belliqueuse des hommes : dans sa tendance à naturaliser systématiquement les faits sociaux, que nous aurons l’occasion de constater à de nombreuses reprises, il explique que « la femme », parce qu’elle a davantage le sens de son ménage et de sa maison que de la patrie, « ne veut jamais autant la guerre, ce cancer qui se développe sur le sentiment patriotique, que les hommes, même si c’est eux qui peuvent y perdre la vie254. » S’appuyant sur des arguments inspirés de Darwin, il fait de la lutte (y compris armée) le marqueur de la virilité. Il regrette simplement que cette lutte continue parfois à être celle des armes, qui relève pour lui d’une virilité dépassée et imparfaite : nous verrons qu’il lui préfère la lutte sur le terrain économique.

Les auteurs les plus républicains érigent ainsi en héros de la liberté les citoyens qui participent à la défense de l’idéal démocratique les armes à la main. J. Seró Sabaté, par exemple, en sympathisant de cette « république des instituteurs » que fut largement la Seconde République, tourne le regard vers les héros républicains de l’histoire de l’Espagne, mais aussi vers la Révolution française. Il consacre un chapitre au bonnet phrygien, ou encore

253 M.P. Salomón Chéliz, « Republicanismo e identidad nacional española : la república como ideal integrador y salvífico de la nación », in C. Forcadell, p. Salomón Chéliz, Ismael Saz (dir.), Discursos de España en el siglo

XX, Valencia, Universitat de València, 2009, pp. 35-64

254 G. Marañón, La evolución de la sexualidad y los estados intersexuales, Madrid, Morata, 2nde édition, 1930 pp. 59-60

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trois chapitres à la Marseillaise, chanson qui exalte « la dignité de l’homme libre255 ». Malgré les professions de foi contre les désastres de la guerre (l’auteur rappelle par exemple à propos des paroles de la Marseillaise qu’elles furent écrites dans un autre temps, qui a heureusement pris fin), il est conduit à construire des modèles d’hommes qui donnent la mort. Il en va ainsi des défenseurs de la République romaine : menacée, cette dernière n’aurait été sauvée que parce qu’elle « disposait [...] de géants d’héroïsme comme Muscio Scévola » qui avait tenté de poignarder le roi Porsenna, qui menaçait Rome avec ses troupes. Ce dernier l’avait d’ailleurs libéré, « admiratif de tant de courage et de tant d’héroïsme256. » Les exemples de soldats de la liberté sont innombrables dans ce manuel. Leurs qualités sont les qualités héroïques et guerrières héritées du XIXe siècle. Les militaires sont d’ailleurs nombreux parmi eux. Tous, comme le Sergent Higinio García, qui avait fait reculer Isabelle II au nom « de l’esprit libéral contre l’esprit réactionnaire257 », ou Rafael del Riego, jeune Général de 35 ans déjà doté d’un « long et brillant passé militaire », soulevé pour la défense du libéralisme politique et « âme de la liberté du peuple258 », sont loués pour leur « courage » ou encore leur caractère « intrépide ». Les récits qui sont faits de leurs combats reprennent des clichés qui semblent éternels. Le Capitaine Galán a été célébré par les autorités républicaines, qui ont fait de lui un de leurs « martyrs259 » : il avait dirigé, pour la ville de Jaca, le soulèvement de décembre 1930 contre la Monarchie (qui est vu implicitement comme annonçant la victoire de la République) et, mis en échec, avait décidé de se rendre aux autorités (qui le firent fusiller) plutôt que de fuir en France. Il entraine l’admiration de l’auteur : « Geste noble et digne d’un militaire soucieux de son point d’honneur, chevaleresque et de sentiments élevés260 ! »

Ces héros guerriers républicains peuvent aussi être des héros collectifs. La volonté d’héroïsation républicaine conduit J. Seró Sabaté à inscrire les luttes républicaines dans l’héritage historique espagnol en consacrant un chapitre à la résistance des habitants de la ville de Saragosse au coup d’Etat militaire du 3 janvier 1874 qui mit fin, dans les faits, à la Première République : « Saragosse, ville très libérale et héroïque, ne pouvait pas laisser

255 J. Seró Sabaté, El niño republicano [...] p. 145

256 Ibidem, p. 133

257 Ibidem, p. 119

258 Ibidem, p. 115

259 J. Moreno Luzón, « Mitos de la España inmortal », in C. Forcadell, I. Saz, P. Salomón (dir.), Discursos de

España en el siglo XX, Valencia, Universitat de València, 2009, pp. 123-146, p. 137

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passer cette occasion sans manifester courageusement sa protestation261. » On peut y lire que « comme dans les temps glorieux de 1808 et 1809, la lutte fut terrible ». Cela permet de réintégrer la résistance de Saragosse contre les troupes napoléoniennes, moment central du récit national traditionnel et conservateur (et qui sera quelques années plus tard un grand pourvoyeur en héroïsme des manuels franquistes) dans ce récit historique républicain. D’autres formes de virilité musclée trouvent aussi une incarnation républicaine : on trouve par exemple chez Seró Sabaté une figure de l’aventurier en la personne de Juan Van Halen, le « libérateur de Bruxelles » (personnage à la vérité marqué surtout par son engagement libéral262). Cet officier gaditan dont « la vie est un véritable roman263 » était « toujours disposé à lutter pour la liberté264». Le manuel nous offre le récit épique de ses aventures en Espagne (où il est condamné à plusieurs reprises à des peines de prison) puis en Russie et en Belgique et de nouveau en Espagne...

Il n’y a pas loin du héros des libertés au héros national, et les deux luttes sont souvent confondues chez les auteurs républicains. J. Seró Sabaté lui-même, à propos des héros de la République romaine, écrit que « il n’y a rien qui renforce autant le sentiment de l’amour de la patrie que l’idéal républicain, véritable torrent au lit large et profond qui charrie toutes les abnégations, tous les héroïsmes, toutes les vertus265 ». Dans une lecture positiviste de l’Histoire, les manuels libéraux justifient la violence à la fois par le cours de l’Histoire, qui mène au progrès et qu’il faut accélérer, et parfois par le sentiment patriotique.

Le manuel Estampas de España, lui aussi très républicain, condamne sans ambiguïté, dans un chapitre consacré au mouvement des « Comuneros » du début du XVIe siècle, la recherche de la gloire par la guerre et la volonté de conquête de l’Empereur Charles Quint :

« Plus ultra ! La devise, le slogan, de ce souverain, était l’expression la plus claire de son âme ambitieuse.

Plus loin ! Au-delà des frontières et des mers (...) appauvrissant le peuple, se nourrissant de l’argent et du sang du peuple afin de pouvoir porter le titre de plus grand monarque de la chrétienté266. »

261 Ibidem, p. 62

262 J.C. Galende Díaz, Juan Van Halen : el español errante, Clío : revista de historia n°67, 2007, pp. 68-75

263 Ibidem, p. 200

264 Idem

265 Ibidem, p. 133

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Mais cette condamnation ne vaut que pour les combats des tyrans, et non pour ceux qui sont commis au nom de la « démocratie267 ». Les comuneros qui se soulevèrent contre Charles Quint en 1520-1522 sont ainsi, selon une logique téléologique déjà présente dans l’historiographie libérale du XIXe siècle268, décrits en héros guerriers de la liberté et de l’égalité dont les jeunes lecteurs doivent pouvoir s’inspirer :

« Jeunes hommes, gravez leurs noms dans votre cœur, parce qu’ils sont le premier élément d’une longue somme arithmétique dont le résultat final est indubitable : la libération des opprimés, l’égalité sociale (...) et si un jour ressurgit le tyran (...) souvenez-vous du sang des comuneros269. »

Des combattants qui peuvent moins aisément prétendre œuvrer pour la liberté sont eux aussi considérés comme exemplaires. C’est ainsi le cas, dans le même manuel, du Général (et homme politique libéral, ce qui est un facteur explicatif) Juan Prim, vainqueur à plusieurs reprises des troupes marocaines en 1860. L’auteur républicain, se situant dans l’héritage d’un régénérationnisme qui put être « profondément africaniste270 », dresse les éloges des héros de cette guerre coloniale. L’héroïsme de Prim n’a pas d’autre justification ici que la défense de son honneur et la recherche de la grandeur nationale :

« Prim, livide et les yeux brillants, l’épée sortie de son fourreau, sur son cheval cabré, ressent en lui non plus le courage serein du Général, mais la témérité héroïque du soldat sans nom. Il faut vaincre, mais si on ne peut pas vaincre, il faut mourir271 ! »

Les manuels républicains peuvent enfin porter aussi des héros guerriers de la civilisation occidentale. Le cas le plus net est celui des soldats de la bataille de Lépante. De l’histoire espagnole, ils sont les héros les plus difficilement contournables. Ils font l’unanimité chez les auteurs anticléricaux - ou du moins, détachés de la religion - de la République comme chez ceux du franquisme ou de la Transition. Pour les seconds, ils sont d’abord des combattants du Christ (ce qui aurait été démontré par le fait que le Pape avait été averti de la victoire par

267 Ibidem, p. 115

268 La référence aux Comuneros est notamment forte durant le Trienio liberal. Voir : F. Peyroux, « Nation et liberté », in J.P. Luis (dir.), La guerre d’indépendance et le libéralisme au XIXe siècle, Madrid, Casa de Velázquez OpenEdition, 2011, §7

269 Idem

270F. Archilés, « Piel moruna, piel imperial. Imperialismo, nación y género en la España de la Restauración (1880-1909) », Mélanges de la Casa de Velázquez, n°42 (2), 2012, §5

271 F. Peyroux, « Nation et liberté », in J.P. Luis (dir.), La guerre d’indépendance et le libéralisme au XIXe siècle p. 202

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des signes célestes272). Mais ils sont pour tous les auteurs, au-delà des orientations idéologiques, les défenseurs de l’Occident et de la civilisation contre le péril turc qui avait fait trembler toute l’Europe occidentale au début de l’époque moderne. Il ne s’agissait pas uniquement de lutter pour le Christ mais aussi de défendre la civilisation contre la barbarie, contre « la disparition [...] de la culture européenne devant la possibilité de l’invasion de l’Europe par les Turcs273 ». Le manuel Estampas de España exalte en 1933 le courage des soldats de Lépante. Cervantès, devenu à la fin du XIXe siècle une figure mythique de la difficile affirmation nationaliste274 incarnant « la quintessence du génie espagnol275 », est le premier des héros de cette bataille. Il symbolise la rudesse virile de l’Espagne : « C’est la guerre. Il se remémore (…) ses voyages en Italie, le pays-femme, caressant et sensuel, si mou et confortable pour son esprit blessé par les duretés de l’Espagne, sa patrie, le pays mâle par excellence (...) C’est toujours lui qui, de tous, a eu la poigne la plus forte et le cœur le plus valeureux276. » Juan d’Autriche est le deuxième des héros de Lépante. Génial artisan de la victoire, « capitaine que tous adorent277 », ce fils illégitime de Charles Quint est également décrit comme « un bâtard de plus grande valeur que les enfants légitimes278 », ce qui (au moment où les autorités républicaines œuvrent à faire reconnaitre des droits aux enfants nés hors mariage) le rapproche du peuple.

272 Anonyme, Historia de España 9ème édition, Zaragoza, Gambón, 1933, p. 83

273 C. Quirós, A. Quijano, E. Llorente, Geografía e historia, Zaragoza, Edelvives, 1979, p. 290.

274 E. Storm, « El tercer centenario del Don Quijote en 1905 y el nacionalismo español », Hispania : Revista

española de historia, vol.58, n°199, 1998, pp. 625-654

275 J. Moreno Luzón, « Mitos de la España inmortal », in C. Forcadell, I. Saz, P. Salomón (dir.), Discursos de

España en el siglo XX [...] pp. 123-146, p. 134

276 F. José de Larra, Estampas de España [...] p. 124

277 Ibidem, p. 123

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Deuxième chapitre. Le franquisme : la

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