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Premier chapitre. Le guerrier, modèle toujours relatif

A. Des héros guerriers catalans

Un certain nombre d’auteurs de manuels catalans entendent mettre leur plume au service de l’affirmation collective de l’identité catalane. Leur histoire est « une histoire de l’échec » (de la construction d’un Etat-nation) qui cherche dans le passé les conditions de légitimation de la nation catalane619. Ils se font porteurs, dans le court laps de temps durant lequel ils en ont la liberté (c’est-à-dire durant la Seconde République uniquement) d’un roman national particulier620, très différent de celui que l’on trouve dans les autres manuels. Après 1939, seuls en survivent des éléments épars, partiellement travestis, dans des ouvrages que l’on pourrait qualifier de « crypto-catalanistes » comme ceux de María Comas de Montáñez. Les manuels catalanistes sont construits à l’échelle de la seule Catalogne. Ils sont centrés sur le Moyen-âge, qui peut parfois représenter les deux tiers des manuels. Cette période est en effet constituée en âge d’or d’une Catalogne indépendante (l’Espagne n’existant pas encore en tant qu’Etat) et même impériale (des cartes montrent la présence du drapeau catalan dans toute la Méditerranée)621. Elle est présentée comme « le moment le plus brillant de

618 Ibidem, p. 76

619 M. Barceló, B. de Riquer et E. Ucelay-Da Cal, « Sobre la història i la historiografia catalana », L’Avenç, n°50, 1982, pp. 68-73. Cet article a joué un rôle fondateur dans l’analyse de l’historiographie catalane : C. Guiu, S. Péquignot, « Historiographie catalane, histoire vive », Mélanges de la Casa de Velázquez, 36-1, 2006, pp. 285-306

620 Sur la naissance de cette historiographie catalane à la fin du XIXe siècle, voir : P. Anguera, « Nacionalismo e historia en Cataluña : tres propuestas de debate », in C. Forcadell Alvarez (dir.), Nacionalismo e historia, Zaragoza, Institución ‘Fernando el Católico’, 1998, pp. 73-88

621 Un article plus détaillé sur la question de cet âge d’or a fait l’objet d’une publication : B. Noblet, « Le temps des Almogavares, âge d’or de la virilité franquiste ? La concurrence des âges d’or dans l’Espagne franquiste »,

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notre Histoire », car « la confédération catalano-aragonaise devint une puissance de premier ordre, péninsulaire et méditerranéenne ». Cette époque d’indépendance et de prospérité, aurait duré jusqu’au XVe siècle et aurait été suivie d’une longue décadence, liée à l’intégration au sein de l’Espagne. Dans le manuel au titre significatif La nostra terra i la

nostra historia, (en Français : Notre terre et notre Histoire) publié en 1934, la fin (en 1410)

de l’époque durant laquelle la Catalogne était dirigée par une dynastie catalane donne lieu au commentaire suivant :

« Ainsi s’achève une dynastie si purement catalane, qui connaissait si bien et se préoccupait tant de nos affaires, et était si respectueuse de nos libertés. Une fois cette dynastie éteinte, la Catalogne prend nettement la voie de la décadence. Coïncidence ? Hasard622 ? »

Cette décadence, dont tous soulignent la coïncidence « avec l’intronisation de dynasties étrangères623 » n’aurait pris fin qu’avec le mouvement dit de la Renaixença qui survint dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Ce roman national catalan n’est pas dépourvu de héros guerriers. Ferran Soldevila, historien catalaniste et républicain, peut être considéré comme une figure clé de l’historiographie catalane624, représentative de « l’engagement de nombreux historiens catalans au service de la construction d’une identité nationale et politique625 ». Lorsque, dans le manuel Historia

de Catalunya primeres lectures (rédigé en 1933 en langue catalane), il condamne les abus

des troupes « espagnoles » envoyées en Catalogne dans la première moitié du XVIIe siècle, il s’attarde également sur la nature indomptable des Catalans. Les termes employés ne sont pas sans rappeler « l’amour de la liberté » qu’évoquent fréquemment les manuels « castillans » les plus traditionnels. L’historien, qui affichait comme objectif central de ses travaux « Faire de la Catalogne un peuple normal626 » (ce qui impliquait, entre autres choses, de le doter d’une identité historique reconnue) écrit en effet :

in P. Ernst (éditeur scientifique), Âge d’or et décadence : une perception des sociétés du passé, Bibliothèque numérique Paris 8, http://octaviana.fr/document/VUN25_1, pp. 77-87

622 R. Torroja y Valls, La nostra terra i la nostra historia, segona edició, Barcelona, Impremta elzeverina i llibreria camí, S.A, 1934, p. 140

623 D. Ricart Lafont, História de Catalunya, Barcelona, Pedagogia Catalana Miquel A. Salvatella, 1935, p145

624 E. Pujol, Historia y reconstrucció nacional, la historiografia catalana a l’època de Ferran Soldevila (1894-1971), Barcelona Afers, 2003

625 C. Guiu, S. Péquignot, « Historiographie catalane, histoire vive » [...] §11

626 E. Pujol, « Ferran Soldevila, exili i represió », Butlletí de la Societat Catalana d’Estudis Històrics, n°xxiv 2013, pp. 537-548, p. 538

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« La terre catalane dut pâtir des incendies, assassinats, vols, sacrilèges, violences et outrages en tous genres. Mais les Catalans n’étaient pas alors, et n’ont jamais été, des gens disposés à supporter longuement de tels affronts. Ils se levèrent en armes pour repousser la soldatesque627. »

De même, la longue résistance de Barcelone aux troupes du français (et donc traditionnellement présenté comme centraliste) Philippe V, en 1713 et 1714, est décrite comme une « résistance terrible » durant laquelle ses habitants combattent « courageusement ». « Barcelone supporte héroïquement les attaques de l’ennemi628. » Pour D. Ricart Lafont, à cette occasion, « le Conseiller en chef Rafael de Casanova organise la résistance. Il prononce un discours patriotique et fougueux, et l’on décide de sacrifier sa vie plutôt que de capituler devant l’ennemi. [...] Les ennemis eux-mêmes, face à la fermeté et au courage des Barcelonais, affirmèrent qu’on ne trouvait pas d’exemple comparable dans l’histoire. Vénérons la mémoire de nos ancêtres, qui ont hissé si haut le nom de la patrie629. » C’est notamment sur mer que les Catalans auraient fait la preuve de leur courage : ils auraient été « de grands marins parmi les meilleurs et les plus courageux au monde630. » L’auteur revient sur ce sujet plus avant, citant cinq noms d’amiraux catalans, et précisant que « Si je voulais vous citer les noms célèbres de tous les grands marins catalans, il me faudrait remplir de nombreuses pages de ce livre631 ». Il appelle par conséquent les Catalans « à faire revivre notre puissance maritime, à reconstruire nos vertus de marins. La formation d’hommes de mer, la construction de vaisseaux (…) les exploits admirables lors de traversées et d’explorations, tout cela nous fera retrouver la place qui nous correspond, une place digne de notre gloire passée632 ».

Ces manuels catalanistes construisent, essentiellement à propos du Moyen-âge, des figures masculines catalanes viriles. Ils mettent notamment en scène les figures de Jaime I et de son fils Pere II. Ce dernier est décrit « aussi courageux et aussi fort que son père. » Il fait face aux provocations du Français Charles d’Anjou, se lançant volontairement dans les pièges que celui-ci lui tend : « Il se lance à l’aventure avec virilité, afin de tenir sa parole (...) au mépris

627 F. Soldevila, História de Catalunya primeres lectures, Barcelona, Seix i barral Germans S.A., 1932, p.156

628 Ibidem, p. 180

629 D. Ricart Lafont, História de Catalunya [...] p. 152

630 F. Soldevila, História de Catalunya primeres lectures [...] p. 108

631 Ibidem, p. 109

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de tous les périls. » Figure d’une virilité guerrière et sereine à la fois, il est un « homme terrible avec ses ennemis » qui « parle lentement, avec majesté633 ».

C’est enfin, dans les manuels catalans, la figure de l’Almogavre qui incarne les vertus guerrières et même impériales de l’homme catalan. Troupes mercenaires aragonaises-catalanes du XIVe siècle, les Almogavres sont restés dans l’histoire pour leur épopée au sein de l’Empire byzantin. Appelés par l’Empereur de Byzance ils ont constitué en 1302 une expédition forte sans doute de près de 15 000 hommes. Après avoir remporté de nombreuses victoires sur les Turcs, leur chef Roger de Flor avait reçu de l’Empereur le titre de « César » par l’Empereur. Ayant été trahis (c’est du moins ainsi que le récit est organisé dans ces manuels) ils se lancèrent à la conquête et au pillage d’une partie de l’Empire byzantin. Ils constituèrent alors un duché catalan « d’Athènes et de Néopatrie ».

L’Almogavre est, dans l’Histoire mythifiée de la Catalogne, le personnage historique qui se rapproche le plus de la figure de l’aventurier héroïque et sans peur. Franco lui-même, dans son film Raza, en fait une figure centrale, que le père Churruca évoque afin que ses fils s’inspirent d’eux face au danger634. Les auteurs de manuels catalans mettent cette image à profit pour construire la virilité guerrière de l’homme catalan :

Figure XXI. Présence des Almogavres dans les manuels d'Histoire, pour cent manuels

633 Ibidem, p. 102

634 J. M. Sáenz de Heredia, Raza [...] minute 12’’00

00 10 20 30 40 50 60 70 80 90 100

2nde République 1er franquisme 1959-1975 Transition

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