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Le fond de l’âme espagnole : une virilité stoïque

Cet héroïsme des ancêtres fondateurs du peuple espagnol est d’abord un héroïsme de la souffrance, qui consiste à savoir endurer les épreuves et les privations.

Les grands moments de cet héroïsme sont, nous l’avons vu, essentiellement des batailles défensives, des sièges de villes. Les Espagnols seraient, de façon innée, pourvus de cet « héroïsme du siège », que l’on constate dans les grands moments de l’histoire comme peuvent l’être la résistance des villes de Numance ou de Saragosse (en 1808-1809 pour cette dernière) et dont les travaux en cours de H. Siou montrent qu’au XIXe siècle il a été érigé en symbole national356. Il serait attaché à leur race et ferait partie de ce leg éternel des Celtibères. C’est ce que montre cette reprise (au mot près) par un manuel d’orientation très conservatrice publié aux éditions Edelvives en 1949, d’un développement originellement

353 J. Tormo Cervino, Hispania, nociones de historia de España, Alcoy, editorial Marfil S.A., 1951, p. 19

354 A. Serrano de Haro, España es así […] p. 27

355 A. Fernández, Enciclopedia práctica Antonio Fernández […] p. 62

356 H. Siou, « La fase inicial de mitificación de los sitios de Zaragoza : un enfoque a partir de los primeros relatos (1808-1860), in C. Forcadell, C. Frías (dir.), X Congreso de Historia local de Aragón, Zaragoza, Institución Fernando el Católico, 2017, pp. 335-343

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publié (au milieu du XIXe siècle) par le libéral Lafuente357 dans son Histoire générale de

l’Espagne358 :

« Qui ne voit se révéler ce même génie, de Sagunto à Saragosse, d’Hannibal à Napoléon ? Peuple singulier ! Quelque époque que l’historien étudie, il trouve en lui le caractère primitif, créé en ces temps qui échappent à sa chronologie historique359. »

Les Espagnols auraient hérité de vertus de résistance. Ils seraient ainsi exceptionnellement « durs au froid et à la faim360 ». Ils sont souvent qualifiés de « sufridos », terme difficilement traduisible en Français mais que le Dictionnaire de la Royale Académie définit comme « qui souffre avec résignation361 ». La géologie elle-même participe de la construction d’un discours sur la virilité stoïque de l’Espagne. Lisons les toutes premières lignes du Manual de

la Historia de España :

« L’Espagne est la terre la plus à l’Ouest de l’Europe, entre l’Océan Atlantique et la Mer Méditerranée. Il est très possible que ces deux mers, aux premiers temps du monde, furent occupées par des continents de terre qui, ensuite, s’enfoncèrent dans une grande catastrophe ou tremblement de terre, et furent recouvertes par les eaux. Dans ce cas, l’Espagne est comme le nœud central qui unissait ces deux morceaux de terre et qui, lorsque ces derniers s’enfoncèrent, demeura, seule et courageuse, dressant la tête par-dessus les mers362. »

Cette mise en récit du passé national associe virilité et verticalité, selon la logique binaire mise en évidence par l’anthropologue F. Héritier363. En cela elle s’intègre dans l’analyse que fait Z. Box de la construction, par le discours phalangiste, de la « ligne droite » (opposée à la courbe, molle et dévirilisante) comme métaphore du masculin et de la force de volonté364. Elle voue l’homme espagnol à la guerre et à la souffrance. Elle est notamment impulsée par

357 Cette intégration de l’historiographie libérale au roman national scolaire espagnol a été bien mise en évidence par R. Valls Montés : R. Valls, Historiografía escolar española, siglos XIX – XXI, Madrid, UNED ediciones, 2007, p. 55

358 M. Lafuente y Zamaolla, Historia general de España desde los tiempos más remotos hasta nuestros días, discurso preliminar, edición Juan-Sisinio Pérez Garzón, Urgoiti editores, Pamplona, 2002, p. 11

359 Anonyme, Geografía e historia primer curso, Zaragoza, editorial Luis Vives, 1949, p. 143

360 A. Serrano de Haro, España es así […] p. 28

361 Diccionario de la Real academia española, consultation en ligne le 02/04/2018

362 Anonyme, Manual de la Historia de España segundo grado […] p. 7

363 F. Héritier, « Modèle dominant et usage du corps des femmes », in F. Héritier, J.L. Nancy, Le Corps, le Sens, Paris, Seuil, 2007, pp. 15-18

364 Z. Box, « Masculinidad en línea recta », N. Aresti Esteban, K. Peters, J. Brühne (dir.), ¿La España

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le Vice-secrétariat à l’Éducation Populaire qui est jusqu’en 1945 aux mains du secteur phalangiste et constitue une forme de ministère de la propagande. Il a publié en 1942 un ouvrage, Carácter y labor de España,365 (en Français : Caractère et œuvre de l’Espagne), qui porte en sous-titre « pour une interprétation de l’histoire espagnole ». On en retrouve ensuite des éléments dans les manuels d’Histoire. L’ouvrage Geografía e Historia de España, par exemple, en reprend un extrait, qui est proposé aux élèves comme document :

« Dans tous les phénomènes de portée universelle où se décide un changement transcendant pour l’Europe et, en définitive, pour le monde, nous trouvons l’Espagne en première ligne. Mais il n’y a pas de création sans souffrance. Et c’est comme si l’Espagne assistait à l’évolution permanente de l’histoire occidentale en laissant à chacune de ses étapes des traces de sang. C’est à cela que la condamne le caractère universaliste qui marque toute son histoire.

(…)

Il y a un dessein qui nous pousse à être l’avant-garde de quasiment tous les conflits européens, dont les parties en conflit viennent chercher le triomphe ou la déroute, en premier lieu, en Espagne366. »

On lit ensuite une longue liste des conflits de dimension mondiale qui, selon cette conception providentialiste de l’Histoire, se seraient réglés en Espagne : les guerres puniques, la rivalité entre César et Pompée, entre Marius et Sylla, la lutte pour la survie de l’Europe chrétienne contre les Mahométans puis contre les Turcs, la découverte de l’Amérique, la Guerre de Cent ans (sic), la lutte contre le Protestantisme, puis contre le libéralisme, « et ensuite entre les fascistes et les marxistes. En résumé : l’Espagne ouvre généralement de son sang le chemin de l’Europe (…) Grandeur et douleur de notre destin universel367 ».

La nature « héroïque-stoïque » de l’homme espagnol l’aurait prédisposé à la guerre et au Christianisme, parce que tous deux exigent de se sacrifier. Son affirmation repose sur la virilisation guerrière du stoïcisme de Sénèque. Ce dernier est très présent dans les manuels publiés durant le premier franquisme : on le trouve dans un manuel sur deux parmi ceux qui traitent la période antique.

365 Anonyme, Carácter y labor de España (para una interpretación de la historia española), Madrid, ediciones de la vicesecretaría de educación popular, 1942

366 Anonyme, Geografía e historia segundo curso, Zaragoza, editorial Luis Vives, 1946, p. 141

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Sénèque est d’abord nationalisé, puisqu’il est présenté comme « espagnol », alors qu’il ne vécut que peu de temps dans la ville de Cordoue avant de rejoindre l’Italie, dont il est d’ailleurs probablement natif. Le sens historique de son action nous est indiqué dans le manuel publié par les Pères maristes Geografía e Historia de España 2° grado : il a « condensé l’esprit espagnol » avant de le répandre « dans tout l’Empire Romain368 ». Le stoïcisme est dénaturé afin de lui donner un contenu martial, comme le montre le choix, dans le même manuel, de cette courte citation attribuée à Sénèque :

« Reste ferme et droit, qu’au moins on puisse toujours dire de toi que tu es un homme369. »

La consultation de ce qu’écrivaient les auteurs de manuels quelques années auparavant montre que c’est volontairement que cette pensée est déformée et virilisée, car la réalité des idées stoïciennes était bien connue des auteurs de manuels. Arranz Velarde, par exemple, écrivait en 1934 que « l’idéal de Sénèque est la tranquillité ou le repos de l’âme (sophrosyne), à travers la pratique de la vertu370. »

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