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Déconstruire la virilité guerrière

Premier chapitre. Les manuels de la Seconde République : des modèles masculins pacifiés

D. Déconstruire la virilité guerrière

Certains manuels s’avancent plus avant dans leur volonté de lutter contre l’idéal guerrier. Le manuel Mi segundo libro de historia, de Daniel G. Linacero (professeur d’Ecole Normale, socialiste, il fut exécuté par les Nationalistes à l’été 1936223) affiche en 1934 ses ambitions pacifistes : « Nous poursuivons à travers ce livre trois idéaux : la justice, le travail, et la paix. Ce sont eux qui inspirent ce livre et président à mon travail. Ce sont eux qui doivent inscrire dans le cœur des enfants l’espoir en un monde meilleur224. » Il entend prendre le contrepied de la majorité des manuels d’Histoire publiés jusqu’alors :

« Nous sommes tous victimes de l’erreur évidente qui a si longtemps fait de l’Histoire un enseignement inutile et parfois pernicieux. En éveillant chez l’enfant (...) l’instinct de lutte, et en élevant à la catégorie de héros ces pantins tragiques qui sont morts sans même connaitre la raison de leur sacrifice, l’enfant acquérait une conception erronée du courage moral, individuel et collectif225. »

Les thèmes et les personnages étudiés correspondent à ces objectifs. Les thèmes se veulent a-nationaux, et porteurs d’unité entre les peuples : la maison ; les vêtements ; la chasse et la guerre ; les moyens de communication ; l’éclairage ; l’écriture et le livre ; le travail, etc. Chaque chapitre est incarné par un personnage masculin, sauf (ce qui est significatif) le chapitre sur la guerre. Tous sont des figures pacifiques d’hommes « qui orientent la vie des peuples dans la voie d’un indubitable progrès226 » : Michel-Ange, Jacquard, Stephenson, Edison, Gutenberg, Pablo Iglesias.

Le manuel que publie en 1935 Gloria Giner de los Ríos est le seul manuel républicain de notre corpus à avoir été rédigé par une femme. Il s’engage beaucoup plus loin encore dans cette

222 G. Giner de los Ríos, Cien lecturas históricas [...] pp. 197-201

223 C. García Colmenares, « Daniel G. Linacero : la historia para la paz », Tabanque : Revista pedagógica, n°2, 1986, pp. 29-49

224 D.G. Linacero, Historia mi segundo libro, Palencia, artes gráficas afrodisio aguado, 1934, p9

225 Ibidem, p. 5

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lutte pacifiste. La forme de l’ouvrage se prête d’ailleurs à des positions plus tranchées : il s’agit d’un ouvrage de « Lectures historiques », qui doivent accompagner le cours. Il est donc composé de lectures choisies qui, dégagées de la contrainte du continuum historique, laissent beaucoup de place aux choix de l‘auteur. Il est étonnant non seulement par la vigueur de son antimilitarisme, mais aussi par la modernité d’une démarche qui vise, très intentionnellement, à déconstruire les identités de genre – et, singulièrement, l’éthos guerrier masculin. Pour ce faire, G. Giner de los Ríos a par exemple recours à des extraits de

Bas les armes !, œuvre de Bertha Sophie Felicitas von Suttner, pacifiste autrichienne qui

reçut en 1905 le prix Nobel de la paix.

Les procédés mis en œuvre dans les extraits qui constituent le manuel sont multiples. Le premier consiste, très classiquement, à souligner le caractère inhumain et immoral de guerres qui sont crûment décrites. Les descriptions de paysages ravagés et des champs de bataille rougis du sang des soldats se succèdent. Les détails ne sont pas épargnés au lecteur, qui font apparaitre les « villages fumants, récoltes détruites, armes et sacs à dos abandonnés sur les chemins, mers de sang, chevaux morts, fosses immenses au fond desquelles des cadavres gisent en tas désordonnés227 ». Une discussion imaginaire suit cette description, qui fait de la guerre un moment de négation des lois naturelles, humaines, et divines ; un moment monstrueux d’anomie, au cours duquel toute morale s’efface :

« Lorsqu’une guerre éclate, une espèce de convention tacite mais inflexible s’établit. On décide que les sentiments naturels sont provisoirement abolis. En temps de guerre, donner la mort n’est pas tuer ; le vol n’est pas le vol mais une ‘réquisition ‘ ; la destruction par le feu des villes et des villages n’est ni destruction ni incendie, mais ‘prise de possession’228 ».

La guerre est aussi deshéroïsée. Les extraits choisis insistent sur la fragilité des hommes, sur leurs peurs. Ils décrivent une guerre moderne dans laquelle les conditions du combat ne laissent aucune place aux attitudes chevaleresques. Un extrait de l’ouvrage La flamme

immortelle, de H. G. Wells, décrit ainsi la vie des sous-mariniers. Il fait d’eux des êtres

condamnés à la mort, avant de décrire, sur un ton propre à entrainer l’empathie et l’identification, la lutte angoissante des équipages contre la montée de l’eau dans un bâtiment atteint par un tir ennemi :

227 G. Giner de los Ríos, Cien lecturas históricas [...] p. 170

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« La fin inévitable d’un sous-marinier, à moins qu’il n’ait la chance d’être fait prisonnier, est une mort lente et effrayante. Tôt ou tard, elle les surprend infailliblement. (...) Il y en a qui ont fait jusqu’à une vingtaine de voyages, mais un jour, ils ne reviennent pas. La durée moyenne de la carrière d’un sous-marinier est inférieure à cinq voyages, allez et retour compris. (...) L’eau pénètre lentement, progressivement, au fur et à mesure que le sous-marin s’enfonce. C’est une submersion lente et inexorable, qui s’allonge cruellement, comme un conte d’Edgar Poe ; cela peut durer deux heures. Il arrive un moment où les lumières s’éteignent et où l’eau qui monte, qui monte toujours, arrête l’appareil qui produit l’oxygène et absorbe l’acide carbonique. L’asphyxie commence. Imaginez ce qui doit passer par l’esprit de ces hommes livrés à la mort, entassés parmi les machines229 !... »

L’éthos guerrier est renvoyé au passé. Il a succombé face à la modernité technique. Le militaire est associé à un ordre ancien, il est une survivance de l’ancien régime – que symbolise, dans l’extrait suivant, le port des éperons. Il n’en bénéficie pas pour autant de l’aura qui pourrait rejaillir du caractère aristocratique des guerres du passé, car il serait porté essentiellement par le vulgum pecus et exhale des relents de médiocrité, ou au moins d’aveuglement :

« Le facteur décisif de cette guerre que nous menons en ce moment réside dans la production et l’emploi approprié du matériel mécanique ; la victoire dépend de trois choses : l’aéroplane, le mécanicien et le développement des tanks. (...) Le militaire, moi je l’observe, il parcourt le monde avec des éperons, il voyage avec des éperons en train, il marche avec des éperons, il ne pense que par ses éperons.

Pour moi, cette guerre, ce massacre de huit ou neuf millions d’hommes, est due presque complètement à un manque de clarté d’esprit quasi-universel. (...) Ces légendes que sont l’appartenance nationale et la gloire s’effondreraient d’elles-mêmes sous les yeux moqueurs du monde entier si elles n’étaient pas substantiellement alimentées par la folie inconsidérée de l’homme du commun230. »

229 Ibidem, p. 187

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On peut même trouver, dans cette pensée d’un anti-essentialisme étonnant pour son époque, une énonciation de la dimension genrée de l’éthos guerrier des hommes et de son caractère aliénant : « Nous les hommes, n’avons pas le droit de ressentir la peur ; on nous oblige, en tant qu’hommes, à réduire au silence la voix de l’instinct de survie231. »

On voit clairement à travers ces extraits ce qui caractérise une position authentiquement pacifiste. Elle ne se contente pas de condamner la guerre d’un point de vue théorique. Au contraire, elle la rend émotionnellement indésirable aux lecteurs. Les manuels républicains s’inscrivent donc dans le processus de pacification des modèles masculins qui touche de nombreux pays d’Europe après la Première Guerre Mondiale. Cela se traduit également par le fait de proposer d’autres modèles en remplacement des modèles guerriers.

III. Quelle consistance virile pour l’homme républicain ?

A. L'homme républicain: un combattant des mots avant

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