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Le premier Espagnol : un barbare inachevé

Premier chapitre. Le guerrier, modèle toujours relatif

A. Le premier Espagnol : un barbare inachevé

Si les ancêtres préromains fondateurs de la nation sont à l’origine du courage, de la virilité guerrière et de l’héroïsme qui sont censés définir le vir hispanicus, ils ne constituent cependant qu’une figure masculine incomplète.

Ils ne possèdent encore qu’un nombre limité de qualités : courage, force physique, goût pour la liberté, etc. Les rédacteurs des manuels associant vocation guerrière et barbarie, ils sont souvent qualifiés aussi de « barbares », « arriérés », « incultes », « rétifs au progrès », « féroces » ou (quasi-systématiquement) considérés comme « plus attardés557 » que les peuples avec lesquels il entre en contact, comme les Phéniciens ou les Romains. Ces premiers Espagnols seraient en outre très indisciplinés, et « faciles à tromper ». Ce dernier topos est lié à l’évocation des relations commerciales inégalitaires qu’ils auraient entretenues avec les peuples venus de la Méditerranée orientale, notamment les Phéniciens. Les manuels construisent un schéma inspiré à la fois de la réalité de l’avancement des Phéniciens dans le travail du verre, et de la projection de ce que l’on croyait à l’époque savoir du troc colonial. Ils expliquent par exemple de façon répétée, jusqu’à la fin des années 1960, que « les ingénus Espagnols échangeaient contre un morceau de pourpre ou de verre » leurs richesses558.

557 F. Martí Alpera, Nueva enciclopedia escolar grado primero […] 1931

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Les mentions de cette barbarie deviennent certes moins fréquentes durant le franquisme, mais elles restent importantes : elles représentent 35% du total des qualités attribuées aux Ibères, Celtes et Celtibères avant 1939, et 19% entre 1939 et 1959. La description de ces premiers espagnols que J. Vicens Vives dresse dans Agora en 1955 est représentative du maintien de cette ambivalence :

« Les Hispaniques s’opposèrent [aux Romains] avec leurs qualités innées de courage, de résistance, de patriotisme et de noblesse. Leur désunion, leur ingénuité, le manque d’organisation et la férocité propre aux peuples primitifs, leur portèrent préjudice559. »

Le manuel Historia de España 1er grado560, publié en 1947, présente à ses jeunes lecteurs une série de portraits (qui est reprise en 1949 dans Geografía e Historia, publié par la même maison d’édition561). On y voit « un Phénicien », « un Grec », « un Carthaginois », et trois héros « espagnols » de la « résistance » à l’invasion carthaginoise: Istolacio, Indortes, et Orisón. Les « Espagnols » y sont hirsutes, vêtus de peaux de bêtes, arborent un armement rudimentaire, et portent les cheveux longs ; a contrario, les personnages du premier groupe sont mis en valeur par un important armement défensif en métal, et présentent une apparence beaucoup plus « civilisée ».

Figure XVIII. Série de portraits de représentants des peuples et héros de l'Antiquité "espagnole" extraite du manuel Historia de España 1er grado (1947)

559 J. Vicens Vives, S. Sobrequès, Agora […] p. 50

560 Anonyme, Historia de España 1er grado, Zaragoza, editorial Luis Vives, 1947, p. 17

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Il faut attendre le début des années 1970 pour que les peuples préromains, étudiés plus scientifiquement, cessent tout à la fois (à l’exception des peuples du Nord-Ouest péninsulaire) d’être considérés comme plus guerriers et comme plus barbares que les autres peuples de l’Europe antique. Les auteurs insistent alors parfois même sur leur « raffinement » (que démontreraient par exemple les découvertes archéologiques de bijoux).

L’analyse que les auteurs des manuels font des peuples du Nord-Ouest de la péninsule confirme que, pour eux, un homme réduit à la virilité guerrière est très incomplet. Nous avons pu constater que ces peuples sont présentés comme eux-mêmes plus guerriers que les autres peuples de la péninsule, notamment parce qu’ils auraient été les derniers résistants face à l’empire romain. Il est intéressant de remarquer qu’ils sont aussi beaucoup plus barbares. Ce registre négatif devient même premier dans leur définition à partir des années 1960.

Figure XIX. Qualités (adjectifs, adverbes et noms) attribuées par les manuels d’Histoire aux peuples du Nord-Ouest péninsulaire, en pourcentage du total

Ces héros de la défense de la péninsule constituent donc également, sur l’ensemble de la période étudiée, un contre-modèle du guerrier primitif et peu évolué. Ils sont en effet, même durant le premier franquisme, décrits comme « sauvages » ou « féroces ».

Il est une exception à cette arriération des peuples préromains, qui par contraste vient renforcer leur barbarie : la figure du Tartessien. Le Royaume de Tartessos s’étendit, du IXe siècle avant J.C au Ve siècle avant J.C, sur les plaines d’Andalousie. La nature des sources qui

0% 5% 10% 15% 20% 25% 30% 35% 40% 45% 50% Seconde République premier franquisme second franquisme Transition

Vertus guerrières ("courageux", "héroïques", "belliqueux", "braves", "durs au mal", "violents", "habiles" à la guerre)

Sauvagerie, barbarie ("sauvages", "cruels", "barbares", "incultes", "effrayants") Amour de l'indépendance ("indomptables", "épris de liberté", "épris d'indépendance") Qualités physiques ("robustes", "solides", "résistants")

Pillards

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le mentionnent a contribué à brouiller les limites entre l’Histoire et le mythe : il s’agit de

L’Ancien Testament et de textes d’Hérodote. Les Tartessiens sont dans les manuels la seule

figure d’un Ibère qui ne serait pas aussi un barbare :

« Les Tartessiens. Ainsi appelait-on les Ibères d’Andalousie. Ils furent les plus cultivés et les plus riches de tous les peuples qui habitèrent l’Espagne en ces temps lointains, et ceux qui établirent le plus de relations avec les peuples colonisateurs562. »

Tournés vers les activités économiques et le commerce, ouverts aux échanges, Ils sont ainsi le pendant des barbares peuples du Nord-Ouest, avec lesquels ils constituent deux polarités opposées :

« Toutes les régions ne se trouvaient pas dans le même état d’inculture. Les Galiciens, Asturiens et Cantabres étaient forts et courageux, mais à demi sauvages et d’instincts féroces. En revanche, ceux qui habitaient l’Andalousie étaient relativement avancés, car ils se dédiaient avec succès à l’agriculture et au commerce, et pratiquaient quelque industrie563. »

L’étude statistique des qualités qui leur sont attribuées montre qu’ils échappent largement au processus d’héroïsation guerrière des modèles masculins qui se produit après 1939 :

Figure XX. Qualités (adjectifs et adverbes) associées aux Tartessiens, en proportion du total564

562 Anonyme, Curso de historia de España, Barcelona, teide, 1950, p. 6

563 F. Martí Alpera, Nueva enciclopedia escolar 2° grado […] 1932, p. 403

564 Les statistiques débutent en 1939 : les Tartessiens sont jusqu’à cette date quasiment absents des manuels 0,00% 10,00% 20,00% 30,00% 40,00% 50,00% 60,00%

Premier franquisme Second franquisme Transition

Niveau de développement culturel supérieur ("raffinés", "cultivés", "en avance")

Prospérité ("riches", "prospères", "aisés", "habiles" au négoce)

Puissance

Caractère pacifique

Capacité au bonheur, simplicité "exploiteurs"

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Même durant le premier franquisme, ils sont d’abord définis comme des hommes d’une « culture supérieure » (33,3% du total des qualités), « riches » (20% du total des qualités) et parfois « pacifiques ». Seules de rares évocations de leur puissance renvoient à un système de valeurs plus militaire. Ce caractère pacifique se renforce après 1975, et les Tartessiens connaissent un apogée dans les années 1970 grâce à leur connaissance de la monnaie ou à la modernité de leurs formes de développement économique.

Même le très belliciste José María Pemán loue en eux en 1939 un peuple riche et raffiné, « une population pacifique, qui vivait heureuse parmi les fleurs », un « peuple richissime » dont les bateaux naviguaient avec des « ancres en argent », le « centre culturel le plus fleurissant de toute l’Europe de l’Ouest565 ».

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