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L’école franquiste : éduquer à la virilité

1. Une idée qui n’est pas neuve

Le contexte de crise de la virilité nationale lié à la perte des derniers lambeaux de l’Empire américain en 1898 est favorable, depuis le début du XXe siècle, à l’idée selon laquelle l’école doit être mise au service de la formation d’une jeunesse masculine virile. Un sentiment général y concourt, qui a précédé la politique des nouvelles autorités après 1939.

S’appuyant sur l’idée émise par Darwin d’une tendance de la sélection naturelle à favoriser la différenciation entre les sexes, le progressiste, libéral et républicain endocrinologue Marañón estime que, à l’échelle des sociétés humaines, « le progrès sexuel se trouve dans la différenciation des sexes287 ». Il en veut pour preuve que l’hermaphrodisme est un caractère des espèces les moins évoluées, ou des plantes. Il construit à cette idée biologique un prolongement social et moral : les hommes porteraient tous en eux, dans leur plus jeune

284 J. Vigón, Hay un estilo de vida militar [...] p. 3

285 J. Vigón, Hay un estilo de vida militar [...] p. 2

286 Ibidem, p. 42

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âge, une part de féminité, que les plus parfaits d’entre eux élimineraient en devenant adultes. Cette analogie entre l’échelle des espèces et celle de l’individu est lisible par exemple dans son analyse de l’évolution de l’homosexualité : la fréquence de cette « manifestation aberrante » diminuerait parmi les espèces au fur et à mesure de leur évolution288. Il estime, dès les années 1930, que l’école doit jouer un rôle essentiel dans l'affirmation de la différence entre les deux sexes. S’il faut, globalement, « rendre les hommes très hommes et les femmes très femmes289», c’est au système éducatif qu’il revient de mener une « pédagogie de la différenciation des instincts290 » et donc de favoriser « une éducation très masculine » pour les garçons. Une telle éducation aura sur les futurs hommes des effets non seulement psychologiques, mais aussi physiques : elle entrainera « le développement non seulement de leurs habitudes viriles (...) mais aussi le développement de leurs tissus spécifiques, de leurs organes virils291 ». Le chapitre XXI de L’évolution de la

sexualité a pour titre « Peut-on favoriser le développement de la différenciation

sexuelle292 ? ». Après avoir nommé toutes les actions purement médicales (dont des « greffes testiculaires ») propres à résoudre ce type de problème, il en arrive au paragraphe « L’action pédagogique ». Une telle action pédagogique pourrait, si elle avait lieu suffisamment tôt, modifier « la base organique » des individus. « Toute l’influence pédagogique doit avoir comme finalité de développer, très tôt, la tendance virile du garçon293. »

Notons, pour le sujet qui nous intéresse ici, que cette volonté de construire de « vrais hommes » correspond à une conception du rôle de l’homme qui fait de lui, d’abord, un bâtisseur de l’Histoire. Ce positionnement de Marañón (qui fut également membre de l’Académie Royale d’Histoire) nous parait important : il reflète et nourrit à la fois les mentalités des membres des classes intellectuelles qui rédigent les manuels. Il coïncide avec l’importance et la nature des rôles que les hommes occupent dans les manuels :

« Tant que la terre sera peuplée d’êtres humains, le sexe de chacun d’entre eux supposera une division fondamentale du travail, pas moins profonde pour la

288 Ibidem, p. 166

289 Ibidem, p. 85

290 Ibidem, p. 186

291 Ibidem, p. 176

292 G. Marañón, L’évolution de la sexualité [...] p. 259

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femelle que pour le mâle. C’est toujours ce dernier qui fera l’Histoire. La femme a un rôle encore plus transcendant : faire l’Homme, qui est le père de l’Histoire294. »

Les théories du célèbre endocrinologue se sont visiblement diffusées également dans les milieux enseignants. Elles inspirent par exemple le pédagogue républicain J. Bugallo Sánchez. En 1930 déjà, il appelait dans La higiene sexual en las escuelas (en Français : L’hygiène

sexuelle dans les écoles) à une éducation qui favorise la différenciation sexuelle. Son ouvrage

le distinguait fortement des opinions conservatrices, puisqu’il entendait avant tout convaincre de la nécessité de mettre en place une scolarité mixte et une éducation sexuelle dans les écoles : c’est de l’ignorance de la réalité des rapports sexuels que naîtrait selon lui le caractère efféminé de certains garçons. Son objectif final n’en participait pas moins également de la volonté de mettre l’école au service de la virilité ainsi que de la lutte contre l’effémination des jeunes hommes et contre l’homosexualité, maladie et cause de dégénérescence295.

2. Faire des femmes qui soient des femmes, et des hommes qui

soient des guerriers

Les théoriciens de l’école franquiste ne peuvent rester à l’écart de ce discours qui préexistait à leur accession aux responsabilités sans pour autant nous sembler trouver un écho de la même ampleur.

On peut certes continuer à trouver après 1939, y compris parmi ceux qui affichent leur soutien au régime franquiste, des partisans du maintien d’une éducation égalitaire entre les filles et les garçons. Le prêtre (et futur évêque) Enciso Viana défend ainsi en 1940 dans

¡Muchacha ! l’idée selon laquelle les jeunes femmes doivent pouvoir suivre des études

universitaires : ces études leur permettent ensuite d’exercer une profession, et donc de se marier par choix et non par contrainte. L’essentiel est pour lui que leurs études ne les empêchent pas aussi d’apprendre à mener leur maison, et d’être mères. Il s’en prend aux détracteurs de cette idée avec force, et explique qu’ils sont influencés par « les réminiscences de l’influence qu’exercèrent les cultures arabes296. »

294 G. Marañón, L’évolution de la sexualité [...] p. 144

295 J. Bugallo Sánchez, La higiene sexual en las escuelas [...] p. 58

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Ce type de discours est néanmoins très rare. Le passage au franquisme signifie la construction d’une école des sexes. Dans son ouvrage de théorisation pédagogique

Éducation et Révolution, publié en 1943, Adolfo Maíllo (Inspecteur de l’Enseignement

Primaire, il devint ensuite une figure centrale du système éducatif espagnol durant le franquisme297) qualifie la mixité dans les classes d’« immondice moral et pédagogique298 ». Il se plaint que sa fille étudie en Lycée les mêmes disciplines que son fils, et n’ait pas accès à « cet ensemble si important fait de tendresse, de délicatesse, de sens du sacrifice, de goût pour la poésie, le dessin et la musique » qui devrait former une éducation réellement féminine. Il complète plus loin sa liste, en lui ajoutant « la religiosité, l’esprit de sacrifice, l’amour de l’ordre et de l’économie, caractéristiques de nos femmes299 ». Dans La nueva

escuela hispánica, publié en 1939 par l’Inspecteur Onieva, la construction d’hommes virils

n’est pas dissociable de l’éducation des filles dans leur rôle traditionnel :

« Le maître et la maîtresse doivent faire que le garçon se définisse en tant que garçon, et la fille, en tant que fille ; comme il s’agit de questions de tempérament, il faut combattre chez lui la timidité, qui est d’orientation féminine, en le mettant au défi de franchir des obstacles ou des difficultés (...) le Docteur Marañón nous met en garde aussi avec raison contre la grave erreur dans laquelle tombent certaines mères quand, sous le charme de la beauté de leurs petits garçons (‘on dirait des filles !’) elles les ornent de petits rubans ou leur confient des jouets propres à l’autre sexe300. »

Cette volonté des autorités éducatives franquistes de viriliser - et même de militariser - l’enseignement en direction des jeunes garçons apparait très clairement lors du congrès de formation des maîtres d’école (d’une durée d’un mois) que le Service National de l’Enseignement Secondaire et Supérieur organise à Pampelune en juin 1938301. On compte parmi les intervenants de nombreux officiers. Si certains interviennent pour expliquer les vertus et les modalités de l’enseignement physique, la conférence du Commandant Julio

297 J. Mainer Baqué, J. Mateos Montero, Saber, poder y servicio : une pedagogo orgánico del Estado : Adolfo

Maíllo, Valencia, Tirant lo Blanch, 2011

298 A. Maíllo, Éducación y revolución [...] p. 92

299 Ibidem, p. 97

300 A.J. Onieva, La nueva escuela española […] p. 156

301 Le programme, ainsi que le discours du Chef du Service National de l’Enseignement Secondaire et Supérieur en ont été publiés : J. Pemartín Sanjuán, Los orígenes del movimiento, Publicaciones del Ministerio de Educación Nacional, Hijos de santiago Rodríguez, Burgos, 1938

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Osle a pour titre : « Qu’attend l’armée des maîtres espagnols ? ». La réponse consiste en une demande d’un enseignement militarisé : la République était naturellement antimilitariste, car « l’armée représente les principes et les vertus de la virilité » et constitue « le résumé des vertus citoyennes302 ». Il revient aux maîtres d’école de contrebalancer cette influence néfaste en construisant, par l’exercice physique et l’endurcissement des corps, une jeunesse militaire et virile.

Cette volonté des autorités éducatives franquistes de créer par l’éducation de vrais hommes bien distincts des femmes, c’est-à-dire dans leur esprit des guerriers, trouve sa transposition légale dans un corpus législatif qui doit guider l’organisation des cours, mais aussi la rédaction des manuels. En ce qui concerne l’enseignement primaire, le décret du 8 mars 1938 établit clairement les fonctions de l’école dans la réaffirmation des rôles de genre. Il explique en effet que « dans les écoles de filles brillera la féminité la plus nette », grâce notamment à un enseignement tourné vers les tâches domestiques. Les garçons devront quant à eux comprendre « que la vie est naturellement militaire, c’est-à-dire sacrifice, discipline, lutte et austérité303. »

L’enseignement secondaire est quant à lui régi par la loi-cadre de septembre 1938. Cette dernière est fondatrice pour l’enseignement secondaire franquiste, car elle réoriente durablement les contenus d’enseignement afin de les mettre en conformité avec ces orientations nouvelles304. Elle aussi participe de la transmission, de la tête de l’Etat vers les enseignants et leurs manuels, de l’exigence d’enseignement d’une masculinité héroïque et guerrière :

« Lorsque, dans un temps qui n’est pas très lointain, on aura formé les jeunes intelligences en accord avec ces normes, alors on aura réalisé une totale transformation dans les mentalités de la Nouvelle Espagne, et on aura réussi à éloigner de nos milieux intellectuels des symptômes patents de décadence : le manque d’instruction fondamentale et de formation doctrinale et morale, le mimétisme envers ce qui vient de l’étranger, la russophilie et l’effémination, la déshumanisation de la littérature et de l’art, le fétichisme de la métaphore et le verbiage creux, qui caractérisaient ces derniers temps la désorientation et le

302 J. Pemartín Sanjuán, Los orígenes del movimiento, Publicaciones del Ministerio de Educación Nacional, Hijos de santiago Rodríguez, Burgos, 1938, p. 18

303 BOE du 08/03/1938

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manque de vigueur intellectuelle de nombreux secteurs sociaux, tout cela en douloureuse contradiction avec le viril héroïsme de la jeunesse en action, qui répand si généreusement son sang sur le front pour sauver définitivement l’authentique culture espagnole305. »

On le voit, les conceptions genrées des hommes qui accèdent au pouvoir en 1939 se transmettent, par le biais des instructions officielles, jusqu’aux écoles et aux rédacteurs de manuels. Elles ordonnent une réorientation historiographique, un changement dans la finalité même de l’enseignement de l’Histoire. C’est par la remilitarisation des esprits, en s’inspirant des héros guerriers d’un passé idéalisé, qu’il s’agit de reconstruire des hommes.

II. Le franquisme : de nouvelles finalités pour l'histoire

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